Le consentement fabriqué par la psychiatrie : la théorie du déséquilibre chimique et l'explosion des antidépresseurs
Bruce Levine (14/05/14).
Le titre du livre d'Edward Herman et de Noam Chomsky La fabrication du consentement est tiré de l'expression du conseiller présidentiel et journaliste Walter Lippmann « la fabrication du consentement » – une nécessité pour Lippmann, qui croyait que le grand public était incapable de discerner ce qui est vraiment le mieux pour ellui, et donc que leur opinion devait être forgée par une élite bienveillante qui saurait ce qui est le mieux pour ellui.
À partir des années 90 – malgré des résultats de recherche montrant que les niveaux du neurotransmetteur appelé sérotonine n'étaient pas liés à la dépression – Les étasunien·nes ont commencé à être exposé·es à des publicités hautement efficaces pour les antidépresseurs, décrivant la dépression comme étant causée par un «déséquilibre chimique» caractérisé par de bas niveaux en sérotonine, et qui pouvait être traité avec des antidépresseurs «chimiquement rééquilibrant» comme le Prozac, le Zoloft, la Paroxétine, et d'autres inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (les ISRS).
Pourquoi le grand public n'a-t-iel pas entendu des psychiatres ayant une position influente dans les médias dominants discréditer la théorie du déséquilibre chimique ? La corruption de la psychiatrie par Big Pharma [surnom péjoratif donné à l'industrie pharmaceutique] n'est qu'une part de l'explication. Beaucoup de psychiatres, agissant à la manière d'une élite bienveillante, n'ont pas alerté le public général parce qu'iels estimaient que la théorie du déséquilibre chimique était une fiction utile pour faire en sorte que leurs patient·es acceptent leur maladie mentale et prennent leurs médicaments. En d'autres termes, la théorie du déséquilibre chimique était une excellente manière de fabriquer le consentement.
En Janvier 2012, la correspondante de la National Public Radio Alix Spiegel a commencé son émission par l'histoire personnelle suivante, évoquant le fait qu'on lui ait prescrit du Prozac pendant son adolescence :
«Quand j'avais 17 ans, j'étais tellement déprimée que ce qui semblait être un énorme trou noir est apparu dans ma poitrine. Partout où j'allais le trou noir me suivait. Et pour aborder le problème du trou noir, mes parents m'ont emmenée voir une psychiatre au Johns Hopkins Hospital. Elle a fait une évaluation et m'a ensuite raconté cette histoire : «Ton problème, expliqua-t-elle, c'est que tu as un déséquilibre chimique. C'est biologique, tout comme le diabète, mais cela se situe dans ton cerveau. Dans ton cerveau, le niveau de cette substance chimique appelée sérotonine est beaucoup trop bas. Il n'y en a pas assez, et c'est ce qui cause le déséquilibre chimique. Nous devons te donner un médicament pour corriger ça.» Et puis elle a tendu une prescription de Prozac à ma mère.
Cette histoire du déséquilibre chimique, répétée à l'infini dans les publicités pour les antidépresseurs et par des psychiatres appartenant à des institutions prestigieuses, a été si efficace que c'est une surprise pour beaucoup d'étasunien·nes – y compris Alix Spiegel – de découvrir que l'institution psychiatrique affirme maintenant qu'elle a toujours su que cette théorie n'était pas vraie - une légende urbaine - fut le terme employé par Ronald Pies, rédacteur en chef émérite du Psychiatric Times. Comme l'a déclaré Pies en 2011 : «En réalité, la notion de «déséquilibre chimique» a toujours été une sorte de légende urbaine – jamais une théorie sérieusement soutenue par des psychiatres bien informé·es.»
Les psychiatres véritablement bien informé·es savaient depuis longtemps qu'un niveau bas de sérotonine (ou d'autres neurotransmetteurs) n'était pas la cause de la dépression. The American Medical Association Essential Guide to Depression affirme en 1998 : «le lien entre de bas niveaux de sérotonine et la dépression n'est pas clair, puisque certaines personnes déprimées ont trop de sérotonine.» Mais la vaste majorité des étasunien·nes – qui n'ont pas lu ce manuel – n'ont jamais entendu dire ça.
Dans les années 90, Pedro Delgado (l'actuel président du département de psychiatrie de l'université du Texas) a publié une recherche qui montrait que si l'on réduit le taux de sérotonine de personnes non-déprimées, elles ne vont pas devenir déprimées. Elliot Valenstein, professeur émérite de psychologie et de neuroscience à l'université du Michigan, dans Blaming the Brain (1998) [«accuser le cerveau»] passe en revue les recherches qui montrent que des personnes avec des taux de sérotonine normaux sont tout aussi susceptibles de se sentir déprimées que des personnes avec des taux de sérotonine anormaux, et que les personnes qui ont des taux anormalement hauts de sérotonine sont tout aussi susceptibles de se sentir déprimées que des personnes qui ont des taux anormalement bas de sérotonine. Valenstein conclu, «En outre, il n'existe aucune preuve convaincante que les personnes déprimées ont une déficience en sérotonine ou en noradrénaline.» Mais combien d'étasunien·nes ont entendu ça?
Le rédacteur en chef émérite du Psychiatric Times, Ronald Pies, un ardent défenseur de la psychiatrie et de l'Association américaine de psychiatrie, considère que l'AAP a rempli son obligation à informer le grand public de la vérité avec une déclaration de 2005 dirigée vers le grand public qui commence par : «Les causes exactes des maladies mentales sont inconnues, mais un développement explosif de la recherche nous a rapproché des réponses.» Mais combien d'étasunien·nes lisent les déclarations de l'APA? Et même s'iels avaient lu cette déclaration, iels n'en n'auraient pas nécessairement conclu que la théorie du déséquilibre chimique était une fiction et que les publicités pour les médicaments étaient mensongères. Même Pies admet le 15 avril 2014 : «Cependant, est-ce les psychiatres en position influente n'auraient pas dû faire de plus grands efforts pour mettre un terme à l'hypothèse du déséquilibre chimique, et pour présenter une compréhension plus sophistiquée de la maladie mentale au grand public? Probablement que oui.»
Thomas Insel, le directeur de l'Institut National de la santé mentale (NIMH), au cours des dernières années a été de plus en plus critique vis à vis de certaines théories et pratiques de la psychiatrie. Dans une interview du 25 février 2007 à Newsweek, Insel a plus explicitement dit la vérité aux gens concernant le fait que la dépression n'était pas causée par des niveaux bas en neurotransmetteurs appelés sérotonine ou noradrénaline. Cependant, il n'a pas proclamé que la représentation des causes de la dépression par les publicités était clairement fausse.
Compte tenu des assauts de la propagande commerciale pour les médicaments, pour que les étasunien·nes prennent conscience de la vérité, les psychiatres influent·es auraient eu à faire savoir au public avec zèle que la recherche avait rejeté la théorie du déséquilibre chimique, et iels auraient du proclamer que les publicités pour les médicaments étaient fausses. Cela n'est jamais arrivé. Pourquoi? La correspondante de la NPR, Alix Spiegel, dans le cadre de son reportage du janvier 2012, a aussi interviewé plusieurs psychiatres bien informé·es et influent·es, et cela nous livre un indice sur la raison.
Alan Frazer, professeur de pharmacologie et de psychiatrie et directeur du département de pharmacologie de l'université Texas Health Sciences Center, a déclaré à NPR qu'en conceptualisant la dépression comme une déficience – quelque chose qui doit retourner à la normale – les patient·es se sentaient plus à l'aise pour prendre des antidépresseurs. Frazer a déclaré a NPR : «Si cette raison biologique pour qu'iels soient déprimé·es existait, une sorte de déficience que le médicament viendrait corriger, alors prendre le médicament devenait acceptable.» Pour Frazer, l'histoire du déséquilibre chimique chez les personnes déprimées et celle des antidépresseurs qui viendraient corriger cela est une histoire qui a permit a beaucoup de personnes de sortir du placard en révélant qu'iels étaient déprimé·es.
Et même Pedro Delgado, dont les recherches ont aidé à démystifier la théorie de la déficience en sérotonine, a été d'accord avec Frazer pour dire que la fiction de la théorie du déséquilibre chimique avait des bénéfices. Delgado a souligné des recherches montrant que l'incertitude en elle-même peut être nocive pour les gens ; et donc des explications simples et claires, quel que soit leur degré d'inexactitude, peuvent pour Delgado être plus utiles que des explications complexes et vraies.
Avant la campagne de promotion du déséquilibre chimique, beaucoup d'étasunien·nes étaient réticent·es à prendre des antidépresseurs – ou à les donner à leurs enfants. Mais l'idée que la dépression serait causée par un déséquilibre chimique pouvant être corrigé par des antidépresseurs ISRS donnait l'impression que c'était comme prendre de l'insuline pour le diabète. Corriger un déséquilibre chimique semblait une chose raisonnable à faire, et donc l'utilisation des antidépresseurs ISRS a explosée.
Les Centres étasuniens pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) ont rapporté en 2011 que l'utilisation des antidépresseurs aux États-Unis a augmenté de près de 400% entre 1998 et 2008, faisant des antidépresseurs la classe de médicaments la plus fréquemment utilisée par les étasunien·nes agé·es entre 18 et 44 ans. En 2008, parmi les étasunien·nes de plus de 12 ans, 11% prenaient des antidépresseurs, et 23% des femmes âgées entre 40 et 59 ans en prenaient.
L'utilisation des ISRS a explosé malgré des recherches montrant que les ISRS tels que le Prozac, la Paroxétine et le Zoloft n'étaient pas plus efficaces pour réduire la dépression que les anciens antidépresseurs tricycliques comme l'Elavil. Alors que pour certain·es utilisateurices, les ISRS avaient moins d'effets indésirables que les tricycliques, pour beaucoup d'autres, les effets indésirables étaient justes différents et même parfois pires (par exemple, l'Agence étasunienne des produits alimentaires et médicamenteux a obligé les fabricants de ISRS à étiqueter les ISRS avec des avertissements indiquant qu'il avait été démontré que les ISRS augmentaient le risque de suicide chez les patient·es de moins de 25 ans). Alors que les ISRS ne sont ni plus ni moins efficaces et sûrs que les anciens tricycliques, la différence c'est que les tricycliques n'ont jamais été vendus comme des correcteurs d'un déséquilibre chimique du cerveau.
La théorie de la maladie mentale en tant que déséquilibre chimique a engendré des milliards de dollars pour Big Pharma en rendant plus simple la vente des ISRS et autres médicaments psychiatriques, et Big Pharma a offert une partie de cet argent à leurs psychiatres favori·es. Et certain·es psychiatres bien informé·es et influent·es, alors qu'iels n'étaient pas les perroquets de Big Pharma, ont maintenu la théorie de la maladie mentale en tant que déséquilibre chimique pour fabriquer du consentement, parce que ces psychiatres ont estimé que c'était dans l’intérêt de leurs patient·es – rendant plus simple pour elleux l'acceptation de la dépression et la prise de leurs médicaments.
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Source : madinamerica.com