Sept idées (blasphématoires) à prendre en compte pour la Journée de la Santé Mentale
Kalina Jones (10/10/17)
Comment se fait-il, alors que je passe beaucoup de temps à parler de bien-être émotionnel, que les approches comme celle de la «Semaine de Sensibilisation aux Maladies Mentales» et de la «Journée Mondiale de la Santé Mentale» me font autant grincer des dents? Cela est dû au fait que je doive me préparer mentalement à l'assaut des messages approuvés par la société concernant la souffrance humaine, des messages allant de la méconnaissance à la dangerosité pure et simple. J'ai trop l'habitude de voir quiconque remettant en question les idées dominantes en santé mentale se faire accuser de culpabiliser et de stigmatiser les gens avec des idées farfelues; peu importe si celles et ceux qui font cette remise en question appartiennent aux groupes censés se sentir culpabilisés et stigmatisés, ou si les preuves sont de leur côté.
Voici une liste de sept points importants concernant la souffrance émotionnelle que j'aimerais que tout le monde comprenne en cette Journée Mondiale de la Santé Mentale.
1. Aucun diagnostic psychiatrique n'est concrètement une maladie ou un trouble1
Je sais, c'est probablement la déclaration la plus controversée avec laquelle je pouvais commencer cette liste. Mais c'est important parce que, voilà : il n'y a littéralement aucun trouble du Manuel Diagnostique et Statistique utilisé en psychiatrie pour lequel une cause biologique évidente ait été découverte. Si l'on prend des problèmes tels que l'anxiété et la dépression, nous trouverons plusieurs troubles et une quantité incroyable de chevauchements possibles. De nombreuses personnes correspondent aux critères de plusieurs d'entre eux, pas parce qu'iels ont le cerveau complètement dérangé, mais parce qu'il s'agit de catégories que des gens ont inventées par l'observation et la discussion, et pas des maladies qui auraient une existence naturelle et indépendante. Ceci était initialement perçu comme une énorme faiblesse du DSM, un signe d'échec. Mais puisque le problème n'a jamais pu être surmonté, il a simplement fini par être considéré comme normal.
Beaucoup de gens, tout en admettant que cela puisse être vrai pour l'anxiété ou la dépression, diront : «Oui, mais les trucs comme la bipolarité et la schizophrénie, ça ce sont des maladies mentales du cerveau». Sauf que là aussi il n'existe aucune preuve que les expériences correspondant à ces pathologies soient entièrement de nature biologique. La schizophrénie est utilisée comme l'exemple flagrant le plus grave, mais certain·es expert·es s'inquiètent qu'il s'agisse un peu d'un diagnostic fourre-tout [tous les liens sont en anglais], en ce sens qu'il fait référence à une variété d'expériences plutôt qu'à une condition distincte. La prochaine version de l'ICD, le manuel de diagnostic de l'Organisation mondiale de la santé va remplacer le diagnostic actuel de schizophrénie par un «trouble du spectre» pour tenter de rendre compte de cette réalité aux contours bien plus flous.
2. Remettre en cause le paradigme dominant en santé mentale n'est pas forcément stigmatisant
Je remarque souvent cette dichotomie très manichéenne : «Soit vous croyez qu'il s'agit de maladies biologiques soit vous êtes une ordure qui stigmatise les gens !». Mais comme pour la plupart des choses, il y a beaucoup plus de zones grises si l'on n'y prête attention. Oui, certaines personnes vous diront de vous ressaisir et d'oublier votre diagnostic, parce qu'iels sont effectivement des ordures qui se fichent pas mal de vos problèmes. Mais le mouvement des personnes les plus passionnées par la remise en question de l'explication biomédicale de la souffrance est en réalité incroyablement préoccupé par la souffrance. La plupart d'entre nous en avons largement fait l'expérience nous-mêmes, nous n'allons donc pas nier la douleur des autres.
Nous sommes, par contre, fatigué·es de voir que la responsabilité de ce monde en miette est reportée sur les personnes qui en souffrent. Nous voyons celles et ceux qui ont enduré des maltraitances extrêmes recevoir des diagnostics de "trouble de la personnalité", ce qui envoie clairement le message que la façon dont iels ont appris à faire face à des circonstances extrêmes en dirait beaucoup plus sur elleux que sur la situation problématique dans laquelle iels se sont retrouvé·es. (Une étude a révélé que 44% d'un échantillon de personnes diagnostiqué·es borderline avaient subi des abus sexuels durant l'enfance.) Nous voulons replacer notre souffrance dans le contexte de nos vies car il est évident que nous n'en sommes pas arrivé·es là par hasard.
3. les diagnostics peuvent être nuisibles.
Vous pensez peut-être que, même si tout cela est vrai, le diagnostic est tout de même susceptible d'empouvoirer [empower] les gens et de les aider à donner un sens à leurs difficultés. Dans certains cas, cela est vrai.2 Celleux qui ont été diagnostiqué·es et qui le vivent positivement y trouvent généralement un sentiment de validation de leur douleur. Un·e professionnel·le les a écouté·es et leur a dit: « Tous ces trucs sont réels. Voici un nom pour cela.» Et cela peut conduire à trouver une communauté de personnes avec des expériences similaires qui comprennent ce que l'on vit. Cependant, le dénominateur commun de tout cela ne réside pas dans le diagnostic. Il réside dans le fait de voir nos expériences validées et de se sentir moins seul·e dans nos souffrances. Cela peut passer par un diagnostic, mais il existe des moyens sans doute moins nuisibles pour atteindre ces aspects positifs. Le diagnostic est, par sa nature d'étiquetage, une forme de compartimentation. Il fournit aux gens un cadre de compréhension de leurs vécus, et ce faisant, leur donne des attentes vis-à-vis de ces vécus. Les gens bipolaires font ça. Les personnes atteintes de TOC ne le font pas. Et les gens qui entendent des voix? Diingue.
Les attentes créées par le diagnostic sont plus puissantes que l'on veut généralement l'admettre. On donne à entendre à celles et ceux qui sont diagnostiqué·es que leurs difficultés sont chroniques, permanentes. Avoir une étiquette donnée par un·e professionnel·le peut conduire à l'autoréalisation de ce à quoi on nous a affirmé devoir nous attendre, ainsi qu'à une perte d'espoir lorsque nous apprenons que notre diagnostic est considéré comme une cause perdue. La semaine dernière, ma communauté de militant·es de la psychiatrie critique a été secouée par la mort de l'un des nôtres, un blogueur brillant et un activiste passionné. Dans une lettre à ses ami·es et sa famille où il expliquait les raisons pour lesquelles il mettait fin à sa vie, la raison principale invoquée était que, peu importe à quel point il savait intellectuellement qu'iels avaient tort, il ne pouvait pas se défaire de la souffrance qu'il ressentait à cause de la façon dont les professionnel·les parlaient de celles et ceux qui (comme lui) faisait l'expérience de la psychose.
4. La meilleure façon de défendre des intérêts est l'écoute.
Je vois tellement de gens parler de sensibilisation et de défense des droits en santé mentale sur les médias sociaux. Certain·es, ne traversant pas elleux-mêmes des difficultés, s'engagent même dans des organisations comme la NAMI. Tous leurs efforts sont tournés vers l'idée que certain·es personnes ont juste une maladie mentale et qu'on doit s'y faire. J'apprécie l'intention. Si vous vous souciez sincèrement de notre souffrance, c'est super. Si vous voulez rendre ce monde meilleur, cool. Mais la défense de nos intérêts repose trop souvent sur le message pas si factuel que ça, qui voudrait que moi et mes semblables nous soyons tout simplement malades. Et face à ça, je n'oppose qu'un catégorique «Bullshit». Parce que la vérité c'est que nous vivons dans ce monde violent et fou et que nous ne nous en sommes pas sorti·es indemnes.
Dire que vous défendez nos intérêts est facile lorsque vous publiez sur Facebook ou que vous manifestez pour obtenir des dons. Mais une ou un véritable défenseur est quelqu'un qui est à l'écoute des personnes en état de souffrance réelle. Écouter pendant que les gens se frayent un chemin à travers la vie, sans suggérer gentiment de bien vouloir aller parler de ces choses difficiles avec un ou une professionnelle. (Depuis quand l'écoute est-elle devenue une marchandise?) Réduire nos expériences à une maladie laisse le monde entier confortablement en dehors du problème. Les professionnel·les s'occuperont de nous, nous donneront quelques pilules, et voilà. Mais la responsabilité repose dans nos communautés. Familles brisées. Pauvreté. Parent·es maltraitant·es. Faim. Les communautés qui laissent les sien·nes sans soutien et seul·es. Il est plus facile de poster sur Facebook et de manifester, mais nous préférerions que vous vous pointiez dans nos communautés pour affronter les choses difficiles.
5. Penser au suicide ne vous fait pas de vous un·e malade.
Je pense que nous conviendrons tou·tes que c'est terrible lorsque quelqu'un·e est si désespéré·e et désemparé·e qu'iels pensent qu'il serait mieux de mourir. C'est une tragédie et, peu importe la façon dont nous en parlons, nous avons tou·tes le cœur brisé par cela. Mais nous avons créé une culture où penser à la mort est alarmant. Si vous vous sentez déprimé·e et que vous évoquez vaguement que ça ne vous dérangerait pas de mourir, vous pourriez facilement vous retrouver attaché·e et détenu·e sans votre consentement dans un établissement psychiatrique pendant des jours. Si vous dites à votre thérapeute que vous pensez à mourir, vous serez cuisiné·e pour savoir si vous êtes en train de penser à ces choses de manière pas trop dangereuse, ou si vous allez vraiment passer à l'acte (en dépit du fait que les études montrent qu'aucun·e professionnel·les ne peut prédire avec précision qui risque ou non de mettre fin à ses jours).
Je sais que de nombreuseux thérapeutes, amis et familles veulent vraiment juste nous aider. Iels ne veulent pas que nous mourions et donc, l'évocation de la mort est prise en compte de façon extrêmement alarmiste. Mais penser à la mort n'est pas si exceptionnel parmi la condition humaine et ce n'est certainement pas un signe de maladie. Ce fut une expérience incroyablement libératrice quand j'ai finalement eu un·e thérapeute qui ne demandait pas à savoir si je pensais à me faire du mal afin qu'iel puisse bien le noter et garder l’œil ouvert. J'ai été davantage bouleversée par de telles idées lorsque je pensais que le simple fait d'avoir ses pensées signifiait que quelque chose allait terriblement mal. Des réactions aussi vives peuvent aussi créer un environnement où les personnes en souffrance ne demandent pas d'aide à qui que ce soit en raison du risque très réel d'être traumatisé·e par le traitement sans consentement.
6. On appelle peut-être ça un «fonctionnement psychologique anormal», mais ce n'est pas si bizarre.
Un grand nombre d'expériences étant perçues comme des symptômes de troubles psychiatriques pourraient plus utilement être considérées comme des réactions humaines normales à de mauvaises expériences. La recherche a montré que le traumatisme dans l'enfance, par exemple, est un facteur prédictif d'expériences futures de psychose. Nous n'avons aucun moyen de prédire qui serait susceptible ou non de vivre des expériences comme celle de l'entente de voix après un traumatisme ou de la maltraitance. Nous en serions tou·tes susceptibles. C'est peut-être déconcertant pour certain·es, mais je pense que nous avons tou·tes ça en commun. Aucun·e d'entre nous n'est immunisé·e, aucun d'entre nous n'est particulièrement cinglé·e.
D'autres choses qui sont considérées comme des symptômes spécifiques de différents troubles psychiatriques peuvent être observées tout autour de nous. Si vous essayez de trouver autour de vous des personnes se livrant à des compulsions sous une forme ou une autre, vous en trouverez. Cherchez l'évitement de situations et vous le trouverez. Cherchez l'impulsivité et les crises de colère, l'obsession et la dépression. Ils sont partout autour de nous, à peu près aussi normaux que le fait d'être humain·e. Notons qu'il est moins probable que cela soit critiqué, lorsque ces expériences et comportements servent des buts que notre société récompense ou glorifie, comme pour l'engagement intense dans des ambitions de carrière ou l'abnégation dans le travail humanitaire. Les statistiques nous disent que 1 à 5 personnes répondent aux critères d'un diagnostic psychiatrique chaque année, ce qui signifie qu'en tout nous sommes beaucoup plus de 20% à en faire l'expérience. Comme si ça n'était pas si anormal. Comme si c'était en fait assez humain.
7. Nous avons désespérément besoin d'alternatives face à la détresse émotionnelle.
De nombreuses personnes dans le monde entier rêvent à des perspectives d'avenir différent, un avenir où traverser des souffrances émotionnelles ne vous mènerait pas vers l'unique passage obligé fait de diagnostics, de médicaments et de thérapies brèves cognitivo-comportementales (si vous avez de la chance). Le paradigme biomédical actuel est tellement enraciné qu'il est un peu difficile d'imaginer un avenir guidé par d'autres paradigmes. L'opinion générale continue d'être alimentée par des organisations de défense d'intérêts et par des sociétés pharmaceutiques. (Saviez-vous que les compagnies pharmaceutiques étaient les principales donatrices des groupes de défense d'intérêt en santé mentale comme la NAMI?)
Avoir des arguments critiques est important, mais cela ne suffit pas. Heureusement, beaucoup de gens sont prêt·es à donner naissance à des alternatives. De nombreux mouvements non-pathologisant au sein même de la psychothérapie sont en train d’émerger, y compris la thérapie d'acceptation, la thérapie narrative et la thérapie sensibilisée aux traumatismes. Celles et ceux qui ne sont pas satisfait·es de leurs interactions avec les professionnel·les ont lancé des initiatives indépendantes de soutien menées par les pairs, des initiatives qui ne sont pas récupérées par le modèle biomédical et par des «expert·es», comme beaucoup de soutiens par les pairs l'ont été.
Il y a des gens, comme moi, qui passent leurs journées à lire des recherches en psychologie, à critiquer l'idée de diagnostic et à comprendre l'efficacité des différents médicaments. Nous ne sommes évidemment pas la plupart des gens. Mais il y a un grand nombre d'autres qui souffrent et qui sont indigné·es des services reçus quand iels étaient vulnérables. Ils aspirent à d'autres réponses. Ils veulent du monde pour lequel nous nous battons. Et nous allons donc continuer à nous battre, jusqu'à ce que nous puissions parler de nos problèmes à celles et ceux que nous aimons sans avoir à leur dire ce que nous «avons», tout ça parce que les troubles mentaux sont l'unique façon dont tout le monde comprend la souffrance psychologique. Nous continuerons à parler malgré la réticence, car il y en a qui ont besoin de ces idées. Nous le savons, parce que nous aussi avons besoin d'elles.
«Kalina Jones est blogueuse à The Nerdy Herbalist, où elle écrit au sujet du piratage de la connexion corps-esprit dans ses bienfaits sur l'humeur. Au fil de ses années passées à naviguer sur des émotions et des humeurs difficiles, Kalina a développé une passion pour la sensibilisation aux alternatives empouvoirantes [empowering] au discours biomédical dominant concernant la souffrance. Dans son temps libre, elle aime lire, être en plein air, et passer d'innombrables heures à rire et à parler de tout et de rien avec son mari Rob.»
1Note de Zinzin Zine : précisons que ce point est vrai en dépit des (très) régulières déclarations triomphantes qu'on peut lire dans les médias. Les recherches scientifiques en psychiatrie et en psychologie sont d'ailleurs uniquement reconnues pour leur incroyable absence de rigueur méthodologique (cf. cet article ou encore celui-ci tous deux en anglais). Les «découvertes fracassantes» en la matière se révèlent systématiquement être fausses, biaisées et non reproductibles. Toutes les principales études d'étiopathologie psychiatriques ont été jusqu'à présent rigoureusement contredites. Nous avions par exemple traduit un article concernant la soi-disant cause génétique de la schizophrénie. Malheureusement, ce type de contributions est systématiquement noyé dans le torrent d'explications fausses et simplistes (l'un des exemples récents en la matière concerne le TDAH, cf. article en anglais). Les prétendues preuves scientifiques irréfutables de fonctionnements pathologiques que fourniraient l'imagerie médicale (lien en anglais) et les théories du déséquilibre chimique/neuronal (lien en anglais) n'existent tout simplement pas. Ce qui n'enlève rien à la réalité de la souffrance psychologique, dont l'existence n'a pas à dépendre d'une origine pathogène. Et quand bien même on découvrait un mode de fonctionnement neurobiologique ou génétique spécifique à une catégorie diagnostic cela ne reviendrait absolument pas à découvrir ''les causes d'une maladie mentale'', l'idée qu'un fonctionnement mental atypique serait forcément malsain/pathologique étant tout simplement un présupposé faux et eugéniste.
2Note de Zinzin Zine : Si des personnes témoignent effectivement du fait que leur diagnostic leur a été bénéfique, il est évident, et devrait toujours être pris en considération, que ce constat reste tout de même bien plus facile à faire après avoir reçu un des diagnostics socialement perçus comme les moins graves, moins archétypaux de la folie, comme ceux de troubles anxieux ou dépressifs, qu'après avoir reçu un diagnostic de schizophrénie ou de bipolarité par exemple. Des études (lien en anglais) montrent d'ailleurs que contrairement à ce que prétendent les campagnes publiques en santé mentale qui tentent de faire ''changer les regards sur les maladies mentales'', lorsque les gens se mettent effectivement à considérer la schizophrénie comme ''une maladie comme les autres'', cela ne réduit pas la stigmatisation, cela l'augmente, en favorisant un processus d'altérisation radicale de ces personnes (c.-à-d. que ces personnes ne sont pas simplement perçues comme étant dotées d'une particularité à l'intérieur d'un "Nous", mais comme étant fondamentalement opposées et étrangères à ce "Nous").
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Source : The Nerdy Herbalist
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations en nous contactant, cette version est donc en permanence susceptible d'être modifiée.
Illustration: une personne tient des deux mains une tasse de boisson chaude sur laquelle est écrit "The Nerdy Herbalist".
Tous les surlignages ont été ajoutés.