Coincée sur le divan : le sujet féminin en psychiatrie, de la pathologie au prozac
Le discours dominant véhicule l'idée que la psychiatrie aurait fait de grandes avancées depuis Freud et Charcot et que le sexisme de ces pratiques ne sera bientôt plus qu'un lointain passé honteux, puisque la bonne-psychiatrie-biologique-vraiment-neutre-et-scientifique-cette-fois (ironie absolue) permettrait à terme de régler le problème. Comme s'il s'agissait uniquement aujourd'hui de dénoncer les abus isolés de quelques psys mauvais élèves qui n'auraient pas encore pris le train du progrès en marche. Or aucune révolution n'a eu lieu et rien n'a fondamentalement changé, le système psychiatrique s'est seulement développé en fonction des normes et des valeurs actuelles. Si changement il y a eu, c'est seulement que l'étendue de son influence et de son pouvoir a pris davantage d'ampleur.
Il est parfois plus simple de voir le problème avec le recul des années, que de s'extirper soi-même des constructions sociales avec lesquelles on a été façonnéEs. Comme l'indique ici l'autrice, aujourd'hui les femmes prennent deux fois plus d’antidépresseurs que les hommes et sont aussi davantage susceptibles de recourir d'elles-mêmes à la psychiatrie. Une analyse féministe de ces questions doit nous permettre de reconnaître les formes contemporaines par lesquelles l'autorité médicale psychiatrique s'arroge le pouvoir sur nos esprits et participe à la reproduction du patriarcat, principalement par la construction sociale des normes de genre et de l'hétéronormativité. C'est ce à quoi contribue ce texte, en donnant un bref aperçu d'une partie du problème actuel.
En l'honneur du 8 mars, excellente journée internationale de lutte des femmes à touTEs !
★ Zinzin Zine ★
★★★
TW : description d'une agression sexuelle sur mineure au 1er paragraphe.
Sophie Putka
En 1900, en Autriche, une fille du nom d'Ida est allée retrouver Herr K. lors d'un festival religieux. Il s'agissait d'un ami de la famille deux fois plus âgé qu'elle et elle pensait que sa femme serait là. Au lieu de cela, Herr K. arriva seul, la conduisit dans un endroit isolé et l'embrassa. Ida s'arracha à lui et courut rejoindre la foule, dégoûtée. Sigmund Freud, son psychiatre, a évalué l'incident dans son ouvrage devenu fondateur Fragment d'une analyse d'hystérie. Il concluait: "Le comportement de cet enfant de quatorze ans est déjà complètement et totalement hystérique. Je tiendrais sans hésiter pour une hystérique toute personne chez qui une occasion d'excitation sexuelle provoque principalement ou exclusivement des sentiments de déplaisir".
Avec le large discrédit qu'ont connu les affirmations de Freud au sujet du psychisme féminin et les louanges faites au progrès réalisé au fil des ans dans le traitement de la maladie mentale, les observateurs et observatrices lambda pourraient en conclure que nous avons parcouru un long chemin depuis l'époque où l'on étiquetait une réaction normale à l'agression sexuelle d'«hystérie». Mais une longue tradition de science normative et sexiste demeure à la base du traitement médical psychiatrique des femmes. Depuis le premier diagnostic d'hystérie jusqu'aux disparités actuelles dans le traitement en santé mentale, la tradition de médicaliser les émotions des femmes est demeurée constante. Dans ce contexte, la ligne de démarcation entre traitement empirique et médicalisation des expériences de vies des femmes se rétrécit dangereusement.
Aujourd'hui, plus de femmes que jamais prennent des antidépresseurs. Alors que les femmes sont davantage susceptibles de demander une aide professionnelle que les hommes, une étude publiée en 2017 par le CDC1 montre que les femmes prennent deux fois plus d'antidépresseurs que les hommes. Ce sont de plus en plus des femmes médecins qui prescrivent des médicaments, mais elles travaillent dans le cadre d'un système de savoirs médicaux qui cherchent à guérir les femmes des symptômes psychiatriques précisément associés aux normes genrées établies pour elles: stress découlant de l'équilibre entre travail et famille, violence sexuelle et taux de pauvreté plus élevés. Nous pouvons retracer l'histoire de l'autorité médicale sur les esprits des femmes jusqu'aux premières racines de la science et de la médecine qui ont privilégié la conformité des femmes aux normes dans la famille et le foyer.
Le traitement des symptômes psychiatriques chez les femmes (majoritairement par des hommes, jusqu'à il y a quelques décennies) a toujours été lié à des conceptions sur la sexualité et la vie domestique. Qu'elles soient "trop sexuelles", "refoulées", "trop attentives à leurs enfants ou trop repliées sur elles-mêmes, les diagnostics psychiatriques portaient souvent sur les échecs domestiques perçus des femmes. Au tournant du XXe siècle, il était généralement admis que les femmes devaient se reposer davantage et moins apprendre. Barbara Ehrenreich et Deirdre English ont écrit dans "Des experts et des femmes : 150 ans d'avis d'experts sur les femmes" : "Un excès de lecture ou de stimulation intellectuelle au stade fragile de l'adolescence pourrait entraîner des dommages permanents aux organes reproducteurs ainsi que des bébés malades et irritables..." Le fait de s'éloigner du cadre de la mère nourricière, qu'il soit perçu ou réel, pouvait faire atterrir une femme dans le cabinet du médecin.
Le premier Manuel diagnostique et statistique (DSM), un guide standard pour l'évaluation des troubles mentaux par les clinicien·nes, a été publié en 1952. Il reflétait les conceptions du milieu du siècle qui pathologisaient la sexualité féminine et perpétuait l'insistance freudienne à ce que le subconscient ait le mot de la fin. Comme le décrit Katharine Angel dans "The history of 'Female Sexual Dysfunction' as a mental disorder in the 20th century" [L'Histoire du 'dysfonctionnement sexuel' en tant que trouble mental au 20e siècle, article non traduit en français] l'impuissance et la frigidité chez les femmes ont été classées comme des troubles sexuels, des catégories cliniques décrites en termes psychologiques. Des éditions plus tardives du DSM, telles que la version de 1980 dans laquelle les auteurs promouvaient une méthodologie biologique plutôt que psychanalytique, énuméraient l'«inhibition du désir sexuel», l'«inhibition de l'excitation sexuelle» et l'«inhibition de l'orgasme (féminin)», définis comme des «dysfonctionnements psychosexuels». Ces diagnostics, avec l'assurance conférée par leur jargon scientifique, reprenaient le flambeau du sexisme en médecine.
Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les femmes et leurs psychiatres se sont tourné·es vers une nouvelle classe de médicaments pour médicaliser leur insatisfaction. Depuis les benzodiazépines comme le Valium pour se détendre aux stimulants comme la Dexedrine pour se remonter le moral, les «mother's little helpers»2 étaient souvent utilisées par les femmes au foyer pour se soulager du mécontentement qui accompagnait une vie faite de corvées domestiques. Les femmes demandaient souvent ces médicaments elles-mêmes, se demandant si leurs problèmes tiraient leurs racines de la biochimie. Au mieux, ces médicaments faisaient l'objet de tests minimaux et, au pire, ils étaient addictifs et dangereux.
Alors que la communauté médicale n'a jamais hésité à recadrer les femmes par des remèdes psychiatriques dénués de fondement, l'exclusion des femmes des études cliniques étasuniennes n'a pris fin qu'en 1993, lorsque le gouvernement fédéral a adopté la National Institutes of Health Revitalization Act3. Avant 1993, les femmes avaient été soumises à des médicaments et à des traitements qui n'avaient été testés que sur des hommes. Malgré ces avancées dans la recherche clinique, les études confuses et les allégations controversées au sujet des antidépresseurs continuent de relier l'histoire problématique de la psychiatrie aux femmes et au statu quo d'aujourd'hui. Un chroniqueur du New York Times a comparé les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS) au valium, les qualifiant de "nouvelle norme", alors même que les études continuent de diverger sur la question de l'efficacité de ces médicaments. Une étude menée en 20084 a conclu que la différence perçue par les gens qui prenaient des antidépresseurs par rapport au moment où iels prenaient des placebos était négligeable, même chez les patient·es souffrant de dépression grave. Pour les cas de dépressions modérées à légères, cet effet devient de plus en plus mince. Les preuves scientifiques justifiant les antidépresseurs demeurent incertaines.
Aujourd'hui, selon l'American Medical Association, les femmes représentent jusqu'à 57 % de l'ensemble des psychiatres. Malgré la prolifération récente de femmes praticiennes, de vieilles conceptions des femmes patientes persistent et il existe peu de données probantes à l'appui d'un changement radical dans la façon dont les femmes cliniciennes prescrivent. Les discours qui autrefois vendaient des toniques et des sédatifs comme remède miracle pour les nerfs sont aujourd'hui obsolètes, mais ils ressurgissent d'une manière étrangement similaire pour convaincre les femmes du pouvoir des antidépresseurs. Même les pratiques des psychiatres les plus bien intentionné·es, hommes et femmes, sont imprégnées d'une histoire médicale genrée qui considère les femmes comme les principales destinataires des soins mentaux et les médecins comme leurs protecteurices.
Les théoriciens comme Freud, Rorschach et Jung ont établi une tradition consistant à dévoiler les sens cachés et véritables à des problèmes comme la dépression, et l'effet de ces théories peut être observé aujourd'hui dans la surprescription de médicaments aux effets mal compris. Les compagnies pharmaceutiques ont défini la dépression comme un déséquilibre chimique, comme si les pilules agissaient en rétablissant quelque chose qui fait défaut, une allégation qui est largement infondée5. Sans conclusions scientifiques détaillées à l'appui de l'efficacité des ISRS, il devient trop facile de diagnostiquer les femmes, qui sont davantage susceptibles de rencontrer des facteurs contributifs tels que l'abus sexuel, le stress financier et la pression sociale, comme souffrant de n'importe quel trouble répondant aux critères de la médecine. Ainsi, une "pilule magique" déjà sur-utilisée devient un remède miracle pour les problèmes les plus étroitement liés aux femmes.
Comme l'a dit Louis Menand du New Yorker: « Pour certains troubles, comme la dépression, il se peut que nous ne sachions jamais, de quelque façon que ce soit, quelle est la pathologie sous-jacente, car nous ne pouvons pas distinguer biologiquement les patient·es souffrant de dépression, des patient·es souffrant d'un problème de vie déprimant». Il semblerait que le «problème de vie déprimant» dont parle Menand soit simplement le fait d'être une femme. Les habitudes obsolètes de la pratique clinique doivent céder le pas aux complexités socioculturelles de la féminité – et, ce faisant, aux complexités de la vie elle-même.
Lectures complémentaires :
Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Des experts et des femmes : 150 ans d'avis d'experts sur les femmes (Les éditions du remue-ménage, 1982)
Elizabeth Lunbeck, The Psychiatric Persuasion: Knowledge, Gender, and Power in Modern America (Princeton: Princeton University Press, 1995)
Julie Holland. “Medicating Women’s Feelings” The New York Times (28 Feb. 2015)
1 NDT : le centre de contrôle et de prévention des maladies aux États-Unis.
2 NDT : chanson des Rolling Stones à propos de la condition des femmes aux foyers et de l'abus de Valium, le titre signifie "petites aides aux mères".
3 NDT : Loi étasunienne visant à inclure les femmes et minorités dans les recherches cliniques.
4 Note de Zinzin Zine : pour plus d'info sur cette étude et les suivantes, voir notamment la traduction de l'article d'Irving Kirsh «Les antidépresseurs et l'effet placebo ».
5 Note de Zinzin Zine : voir par exemple la traduction de l'article de Joanna Moncrieff «La théorie du déséquilibre chimique dans la dépression : toujours soutenue, mais toujours infondée.»
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Source: article paru dans The New Inquiry le 15/02/18

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Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations en nous contactant, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Description de l'illustration: Photomontage constitué d'une photographie ancienne en noir et blanc d'un visage de femme, cadrée comme une photo d'identité, sur laquelle a été collée une plaquette de médicament usagée. La plaquette se situe au niveau des yeux, comme s'il s'agissait de sortes de lunettes à travers desquelles elle regarde.
Crédit image: Susana Blasco