La théorie du déséquilibre chimique dans la dépression: toujours soutenue mais toujours infondée

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La théorie du déséquilibre chimique dans la dépression: toujours soutenue mais toujours infondée

Joanna Moncrieff

 

Longtemps attendu, le débat sur la théorie du déséquilibre chimique dans la dépression fait rage. Ayant été rebattu·es avec cette idée pendant deux décennies maintenant, le grand public a fini par croire qu'il s'agissait d'un fait scientifiquement prouvé. Un présentateur de radio de la LBC a récemment annoncé qu'il avait souffert de dépression et qu'il savait qu'il s'agissait d'un déséquilibre chimique. «Tout ce qu'il y a de bon est évacué hors du cerveau [et on doit] le remettre à niveau de temps en temps; c'est pourquoi on a besoin de médicaments», tels ont été ses termes.

La propagande de l'industrie pharmaceutique a été à l'initiative de la promotion de ce point de vue, mais la profession médicale continue de l'approuver elle aussi. Le 18 mars 2014, les téléspectateurs et téléspectatrices de ''This Morning, une émission nationale britannique, ont été informé·es par le Dr Chris Steele, le médecin généraliste de l'émission, que la dépression consistait en un déséquilibre chimique du cerveau causé par un manque de sérotonine1.

 

La promotion de cette conception n'est pas non plus simplement l’œuvre d'une poignée de personnes sans scrupules, comme l'a affirmé le psychiatre américain Ronald Pies dans un article récent2. L'information destinée au public de l'Association Américaine de Psychiatrie concernant la dépression, intitulée Quelques faits sur la dépression, affirme que «des anomalies de deux substances chimiques dans le cerveau, la sérotonine et la noradrénaline pourraient contribuer aux symptômes de la dépression» et que «les antidépresseurs peuvent être prescrits pour corriger les déséquilibres des niveaux de substances chimiques dans le cerveau»3.

La brochure d'information publique du Royal College of Psychiatrists du Royaume-Uni sur les antidépresseurs déclare: «Nous n'en sommes pas sûr·es, mais nous pensons que les antidépresseurs agissent en augmentant l'activité de certaines substances chimiques dans notre cerveau appelés neurotransmetteurs. Ils transmettent des signaux d'une cellule cérébrale à l'autre. Les substances chimiques les plus impliquées dans la dépression seraient la sérotonine et la noradrénaline»(4).

Cependant, comme le démontre Pies, au cours des dernières années, des psychiatres de premier plan ont essayé de prendre leurs distances avec la théorie du déséquilibre chimique dans la dépression, parce que les données soutenant cette théorie n'ont jamais existé.

Alors, quelles données possède-t-on? Il a été suggéré que deux substances chimiques cérébrales pourraient être impliquées dans la dépression: la noradrénaline (norépinéphrine) et la sérotonine. Les données concernant la noradrénaline sont depuis longtemps reconnues comme contradictoires, comme l'a décrit le principal manuel américain de psychiatrie en 2001, puisque des études montrent des niveaux d'activité accrus, diminués et égaux chez les patient·es déprimé·es comparés aux témoins (5).

Les données sur la sérotonine proviennent principalement des études sur les récepteurs de la sérotonine et des études sur la «déplétion de sérotonine». Les résultats des études sur les récepteurs de la sérotonine 1A chez les sujet·tes vivant·es sont contradictoires, certains présentant des niveaux diminués de récepteurs chez les personnes atteintes de dépression par rapport à celles qui ne le sont pas (6,7), certains ne trouvant aucune différence (8,9) et certains trouvant des niveaux augmentés (9,10)! Les études post-mortem des récepteurs dans le cerveau des personnes qui sont mortes par suicide sont pareillement contradictoires (11,12,13).

Il existe deux types d'étude sur la «déplétion de sérotonine». L'un consiste à donner aux gens une alimentation faible en tryptophane, l'acide aminé que le corps utilise pour fabriquer de la sérotonine. Certaines de ces études montrent un abaissement de l'humeur chez les personnes qui ont déjà souffert de dépression et ont été traitées avec des ISRS. L'effet ne se produit pas chez les volontaires (14), cependant, tout ce que cela suggère, c'est qu'il pourrait s'agir d'une conséquence du traitement médicamenteux précédent. Le second type d'étude concerne une puissante substance chimique déplétant la sérotonine appelée parachlorophénylalanine, qui a été utilisée dans des expériences animales et humaines dans les années 1960 et 1970. Cela produisait un état d'insomnie, d'agression, de comportement hypersexuel, d'irritabilité, d'hypersensibilité à l'environnement, d'agitation et de paranoïa, mais rien de semblable à une dépression (Mendels et Frazer 1974).

Ronald Pies prétend que les théories psychiatriques de la dépression sont plus sophistiquées et intègrent des influences sociales et psychologiques. Mais malgré tous ses discours sur le modèle «biopsychosocial», Pies, comme la majorité de l’institution psychiatrique, ne peut abandonner le modèle de la maladie pour la dépression – l'idée que la dépression serait la manifestation d'un mécanisme (ou plusieurs) biologique particulier, comme pour les affections somatiques.

Bien entendu, il se produit des phénomènes cérébraux et des réactions biochimiques lorsqu'une personne se sent déprimée, comme c'est le cas tout le temps, mais aucune recherche n'a jamais établi qu'un état cérébral particulier cause, ou même est corrélé, avec la dépression. Parallèlement aux théories biochimiques, de nombreuses découvertes ont été vantées comme des preuves des fondements pathologiques de la dépression, y compris les variations en cortisol (hormone du stress), les anomalies du volume cérébral et le facteur neurotrophique. Dans tous ces cas, les études ont abouti à des résultats incohérents, et rien ne s'est révélé être spécifique à la dépression, et encore moins être un facteur causal (17).

Le fait que plus de 50 années d'intenses efforts de recherche n'aient pas permis de localiser la dépression dans le cerveau peut vouloir dire qu'il nous manque juste la technologie adéquate, ou alors cela peut vouloir dire que nous avons fait fausse route!

Les théoricien·nes du constructivisme social ont mis en évidence que les émotions ne sont pas équivalentes à des états physiques ou à des sensations comme avoir faim, être fatigué·e ou avoir un rhume (18). Il ne s'agit pas simplement d'expériences involontaires qui nous seraient imposées par notre système biologique. Ce sont des réactions sophistiquées et spécifiquement humaines au monde qui nous entoure et elles impliquent des évaluations morales complexes des événements.

Il ne s'agit pas de nier que certaines personnes souffrent plus que d'autres, et que certain·es ont besoin d'aide pour sortir du gouffre dans lequel iels se sont retrouvé·es coincé·es. Cependant, le modèle de la maladie n'est finalement ni utile, ni fondé. Malgré toutes ses tentatives d'intégrer des facteurs sociaux, le modèle de la maladie réduit la dépression à un phénomène insignifiant, puisque de fait la biologie éclipse les autres influences. Cela véhicule le message que nous n'aurions pas le pouvoir de provoquer des changements en nous-mêmes ou dans les situations que nous vivons. Quand ça ne va pas, cela nous persuade que nous avons besoin d'une pilule pour régler la situation. Cette approche peut intéresser certaines personnes, et je ne dénigre aucunement celles et ceux qui ont choisi de la suivre. Mais il est important que tout le monde sache à quel point il existe peu d'éléments de preuves en ce sens.

 

Références:

4) http://www.rcpsych.ac.uk/healthadvice/treatmentswellbeing/antidepressants.aspx
 

5) Dubovsky SL, Davies R, Dubovsky AN. Mood Disorders. In: Hales RE, Yudofsky SC, editors. Textbook of Clinical Psychiatry.Washington: American Psychiatric Association; 2001.
 

6) Drevets WC, Frank E, Price JC, Kupfer DJ, Holt D, Greer PJ, et al. PET imaging of serotonin 1A receptor binding in depression. Biol Psychiatry 1999 Nov 15;46(10):1375-87.
 

7) Sargent PA, Kjaer KH, Bench CJ, Rabiner EA, Messa C, Meyer J, et al. Brain serotonin1A receptor binding measured by positron emission tomography with [11C]WAY-100635: effects of depression and antidepressant treatment. Arch Gen Psychiatry 2000 Feb;57(2):174-80.
 

8) Meyer JH, Houle S, Sagrati S, Carella A, Hussey DF, Ginovart N, et al. Brain serotonin transporter binding potential measured with carbon 11-labeled DASB positron emission tomography: effects of major depressive episodes and severity of dysfunctional attitudes. Arch Gen Psychiatry 2004 Dec;61(12):1271-9.
 

9) Parsey RV, Oquendo MA, Ogden RT, Olvet DM, Simpson N, Huang YY, et al. Altered Serotonin 1A Binding in Major Depression: A [carbonyl-C-11]WAY100635 Positron Emission Tomography Study. Biol Psychiatry 2006 Jan 15;59(2):106-13.
 

10) Reivich M, Amsterdam JD, Brunswick DJ, Shiue CY. PET brain imaging with [11C](+)McN5652 shows increased serotonin transporter availability in major depression. J Affect Disord 2004 Oct 15;82(2):321-7.
 

11) Lowther S, De Paermentier F, Cheetham SC, Crompton MR, Katona CL, Horton RW. 5-HT1A receptor binding sites in post-mortem brain samples from depressed suicides and controls. J Affect Disord 1997 Feb;42(2-3):199-207.
 

12) Matsubara S, Arora RC, Meltzer HY. Serotonergic measures in suicide brain: 5-HT1A binding sites in frontal cortex of suicide victims. J Neural Transm Gen Sect 1991;85(3):181-94.
 

13) Stockmeier CA, Dilley GE, Shapiro LA, Overholser JC, Thompson PA, Meltzer HY. Serotonin receptors in suicide victims with major depression. Neuropsychopharmacology 1997 Feb;16(2):162-73.
 

14) Murphy FC, Smith KA, Cowen PJ, Robbins TW, Sahakian BJ. The effects of tryptophan depletion on cognitive and affective processing in healthy volunteers. Psychopharmacology (Berl) 2002 Aug;163(1):42-53
 

15) Delgado PL, Miller HL, Salomon RM, Licinio J, Krystal JH, Moreno FA, et al. Tryptophan-depletion challenge in depressed patients treated with desipramine or fluoxetine: implications for the role of serotonin in the mechanism of antidepressant action. Biol Psychiatry 1999 Jul 15;46(2):212-20.
 

16) Mendels J, Frazer A. Brain biogenic amine depletion and mood. Arch Gen Psychiatry 1974 Apr;30(4):447-51.
 

17) Moncrieff J, Rebuttal: depression is not a brain disease. Can J Psychiatry 2007;52: 100-101
 

18) Harré, R. An outline of the social constructionist viewpoint. In The Social Construction of Emotions, Ed R. Harré, Basil Blackwell: Oxford, 1986, 2-14

 

https://www.psychiatry.org/mental-health/lets-talk-facts-brochures

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Source: article paru sur joannamoncrieff.com le 01/05/14

Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations en nous contactant, cette version est donc susceptible d'être modifiée.

Tous les surlignages ont été ajoutés.

Description de l'illustration: Dessin en noir et blanc de la partie supérieure d'une tête au regard terne, avec un ciel nuageux en arrière fond. Le crâne est à l'air libre, à la place du cerveau se tient une étendue d'eau et sur le rebord du crâne trois petits personnages en costard-cravate sont en train d'y pêcher.

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