En quoi les institutions sont-elles néfastes?
Mel Baggs a rédigé ce texte en réponse à autre blogueur handi, David Hingsburger, pour tenter de décrire le problème fondamental que représentent les institutions pour les personnes handicapées, et qui lui semblait trop souvent passé sous silence. Mel Baggs introduit ainsi son propos: «La plupart des gens n'ont pas la moindre idée de ce qui ne va pas dans les institutions. Le problème réside dans quelque chose dont on n’entend presque jamais parler, c'est-à-dire la violence qu'elles infligent au plus profond niveau chez les gens. Et on ne peut pas se débarrasser de ça en se débarrassant simplement des choses qui ONT L'AIR problématiques et en jetant une couche de glamour par dessus».
Mel Baggs
S'il vous plaît, s'il vous plaît, s'il vous plaît, à toutes les personnes qui parlent de cela au passé – ARRÊTEZ. C'est toujours d'actualité. Partout.
Je ne peux même pas expliquer ce que ça fait de lire des choses comme ça. Parce que je pense qu'ensuite trop de gens se font de fausses idées.
Iels penseront que c'est fini. Ce n'est pas le cas.
Iels penseront que l'horreur et la cruauté d'une institution se mesurent par sa taille, sa forme, sa beauté extérieure ou sa laideur, ou encore la somme d'argent qui y est consacrée.
Et tout cela est faux.
Et tout cela – la croyance en cela – est encore en train de blesser et de tuer des personnes.
Les gens ne comprennent pas ce qui se cache derrière les pires institutions que je puisse imaginer. Iels pensent que je plaisante en disant cela. Comprenez que je le dis en tant que personne ayant l'expérience d'institutions dont on dit souvent qu'elles ressemblent à des prisons (d'après mes photos) tout comme d'institutions qui paraissent absolument charmantes pour quiconque n'a pas à y vivre.
Les pires institutions ont beaucoup, beaucoup de personnel. Elles ont de beaux terrains sur lesquels les gens sont plus ou moins libres de se promener. Chaque pièce est décorée de façon à évoqué une maison normale et agréable – et si quelque chose est sali ou cassé, quelqu'un·e le répare, le lave ou le repeint dans la journée. Il n'y a pas de serrure sur les portes.
Tout le personnel est gentil et ne maltraiterait jamais physiquement un·e résident·e. Iels sont hautement qualifié·es pour gérer et calmer toute personne qui deviendrait violente. Si vous sortez, iels vous suivent à une distance raisonnable, d'où iels pensent que vous ne pouvez pas les voir, pour donner une illusion de liberté et de vie privée. Chacun de leurs mouvements et de leurs intonations suggèrent douceur et gentillesse.
Mais iels traitent tout le monde comme si leur âge se situait quelque part entre le stade du nourrisson et les quatre ans. Avec tout – tout – ce que cela implique.
Parce qu'iels n'ont pas recours à la contention physique, iels doivent vous maîtriser d'une autre façon. Iels ont recours à une manipulation si habile que si jamais vous découvrez que vous êtes manipulé·e, c'est longtemps après les faits. Si vous les confrontez à ce propos, iels vous diront gentiment et poliment qu'iels n'ont aucune idée de ce dont vous parlez. Et iels continueront, d'une manière ou d'une autre, à vous faire toujours faire ce qu'iels veulent, ou bien à vous faire sentir coupable de ne pas le faire.
Glamour est un mot qui peut faire référence à une sorte de magie féerique qui permet de faire passer un taudis pour un splendide palais. J'utilise souvent ce mot pour parler d'un même type de supercherie – une belle façade recouvrant une terrible réalité. Je m'efforce de voir au-delà du glamour. Et je vois qu’énormément de glamour est utilisé pour parler des institutions.
L'institution que je viens de décrire est recouverte d'une couche de glamour elle aussi. Si vous regardez sous la surface, c'est complètement horrible. La plupart des gens ne savent pas voir sous la surface. Même lorsque vous êtes vous-même dans une telle situation, cela peut être difficile à voir.
Vous avez l'impression qu'il y a quelque chose qui fait pression sur vous, silencieux et étouffant. Mais quand vous regardez autour de vous, il n'y a aucun signe extérieur de cela. Alors pourquoi n'es-tu pas heureuseux? Vous devez être une personne affreuse pour vous sentir si mal alors que tou·tes ces gentil·les employé·es font tant de choses pour que vous vous sentiez comme à la maison. Vous regardez autour de vous, vous essayez de chercher ce qui vous tracasse, et c'est introuvable. Mais vous êtes à l'agonie. Chaque fois que vous pensez que personne ne regarde, vous pleurez, parfois vous avez l'impression que vous n'allez jamais vous arrêter. Au fond de vous, vous savez que quelque chose ne va pas du tout. Mais essayer de l'identifier, c'est comme essayer agripper fermement un nuage.
Jetez un coup d'œil sous le glamour et vous verrez que tout ce qui s'est passé, c'est un ensemble de substitutions. Iels ont cessé de verrouiller les portes, mais iels ont commencé à vous suivre partout et à vous mener subtilement là où iels veulent. L'institution elle-même est située de telle sorte que même si vous tentiez de vous enfuir, vous ne pourriez aller nulle part. Iels ont cessé de restreindre votre corps, mais leur manipulation est comme un ensemble permanent de chaînes sur votre esprit. La douceur de leurs manières cache le fait qu'iels sont aussi doux·ces avec vous qu'iels le seraient avec un nourrisson – même quand vous avez plus de 60 ans. Si l'on vous traite ainsi assez longtemps, vous commencerez à réagir et à vous structurer comme un nourrisson et les dommages que cela produit en vous sont incalculables.
Je fais littéralement des cauchemars sur ce genre d'institution. Quand je suis enveloppée dans le glamour, ce calme terrible prend le dessus. J'ai l'impression d'avoir quelque chose de doux et de lisse qui fait pression sur toute ma peau et je suis tentée de m'y abandonner et de ressentir ce faux calme, ce faux bonheur. Puis, je me réveille et j'ai envie de vomir, je suis tellement terrifiée et dégoûtée par ce que je viens de vivre.
L'été dernier, j'ai participé à un programme de loisirs pour personnes handicapées. Et c'était une telle réplique de mon cauchemar que s'en était effrayant. Parfois, je me sentais étouffée sous le glamour, d'autres fois, j'avais envie de crier. J'ai davantage pleuré au cours de cette semaine que je ne le fais d'habitude en plusieurs années, mais on m'a fait sentir en permanence que le problème venait de moi. Je peux être très passive, mais même lorsque j'étais la plus passive possible ce n'était pas encore assez bien pour elleux.
Un jour, j'ai regardé autour de moi et j'ai vu que tout le monde était plus âgé. Iels avaient connu l'ère des grandes institutions. Là où iels avaient pris l'habitude d'être traité·es comme ça et la plupart d'entre elleux pouvaient être largement plus passif·ves que moi (ce qui est effrayant parce que je peux déjà être très passive). J'ai parlé à une femme dont la colocataire participe à ce programme – elle raconte qu'elle y entre en tant que femme adulte et en ressort avec un comportement de petite fille. Et il ne s'agit pas d'une simple façon de parler – c'est le genre d'endroits qui vous transforme de cette façon.
Pour survivre dans un tel endroit, il faut que quelque chose se brise à l'intérieur de vous. C'est impossible à expliquer entièrement à quelqu'un·e qui n'a pas été dans cette situation. Quelque chose en vous doit mourir. Et ce quelque chose ne meurt pas moins si vous êtes dans une de ces "bonnes" institutions (comprendre: recouverte de glamour). Les mêmes forces vous écrasent de toute façon, la différence est cosmétique.
Le pire dans les institutions n'est pas la violence physique, les formes évidentes d'abus ou de négligence. Ce n'est même pas le fait que cela vous empêche de vivre certaines choses. C'est le mal que cela fait à votre esprit, du fait de vivre sous le pouvoir d'autres êtres humain·es. Le glamour ne fait aucune différence. La beauté ne fait aucune différence. La taille ne fait aucune différence. Au-delà d'un certain point, même la durée fait moins de différence que vous ne le pensez.
Tant que l'on ne comprend pas ces dommages – ce qu'ils sont, ce qu'ils signifient, d'où ils viennent – on ne se débarrassera jamais des institutions. On doit le comprendre à un niveau très intime ou bien on le reproduira sans se rendre compte de ce que l'on fait.
Je ne peux toujours pas vous dire combien de temps j'ai été institutionnalisée. Je peux vous dire à peu près combien de temps j'ai vécu dans des établissements psychiatriques et d'autres établissements résidentiels. Mais cela n'équivaut pas au temps que j'ai passé en institution. J'appelle ce que j'ai connu à ma sortie une "institutionnalisation communautaire". C'est lorsque vous vivez avec vos parents, mais vous passez la plus grande partie de la journée à être conduit·e d'un lieu à l'autre – écoles ségrégées, programmes de jour ségrégés, programmes récréatifs ségrégés, avec à chaque fois des structures de pouvoir institutionnel derrière. Je me souviens d'établissements psychiatriques où on nous menait à pied dans différentes parties du lieu selon différents moments de la journée. Le fait d'être transporté·e en voiture ne fait pas une si grande différence.
La transition entre l'enfermement en hôpital psychiatrique et les périodes ultérieures de ma vie a été si graduelle qu'au moment où j'ai été "libre", je ne m'en suis même pas rendue compte. C'est le but recherché. Je recréais simplement les murs institutionnels autour de moi partout où j'allais. C'est pourquoi j'ai mis "libre" entre guillemets. Si j'avais été quelqu'un·e d'autre, j'aurais été libre. Parce que j'étais moi – à cause de mon histoire particulière – je ne l'étais pas. Il y avait des murs invisibles tout autour de moi et je n'ai jamais remarqué que les vrais avaient disparu. Ce qui était précisément l'objectif de ce qui m'a été fait. Iels ne pensaient pas que je serais capable d'être autonome à l'extérieur d'une institution, alors iels en ont soigneusement construite une dans ma tête, me rendant vraiment incapable d'être autonome où que ce soit.
Je peux surmonter la violence physique. Les atteintes faites à ma vie. La négligence. Les abus sexuels. Les moments de la "vie normale" qui me manquaient et me manquent encore. Tant que je survivrai physiquement (ce que le récent programme de loisir a failli compromettre), je pourrais me remettre de ces choses-là.
Je ne sais pas dans quelle mesure je retrouverai un jour les parties de moi qui sont mortes afin que le reste de moi-même puisse survivre. De temps en temps, je sens que je suis un peu de retour, et je pense qu'enfin tout ira bien. Et puis un peu de temps passe et je réalise combien de choses ne sont toujours pas revenues.
Je ne dis pas que je ne peux pas être raisonnablement heureuse. Mais il y a des parties de moi dont je ne sais toujours pas si je les retrouverai un jour. Ces parties n'ont pas été détruites par la laideur des chambres nues, les horribles abus physiques ou sexuels, le manque d'expériences normales, ou toute autre chose que la plupart des gens imaginent en pensant à de mauvaises institutions. Ces choses me sont arrivées et elles sont néfastes. Mais à un niveau fondamental, elles ne sont pas la cause du problème.
La cause du problème est un certain exercice de pouvoir. Qu'une personne exerce sur une non-personne1. Et pour y survivre, les résident·es doivent s’efforcer de devenir le plus possible une non-personne. Et cela cause des dommages violents au plus profond de soi, qui peuvent être incroyablement difficiles à réparer. C'est violent, même lorsque cela est prétendument accompagné d'amour, de douceur et de chaleur.
Et tant que les gens ne cesseront pas de nous forcer à nous meurtrir de cette façon, les institutions continueront d'exister. C'est ça et rien d'autre qui constitue l'essentiel du problème qu'elles représentent. Mais il est extrêmement difficile de traduire cela en chansons, en images ou même simplement en mots qui seraient compris par la plupart des gens.
1 Pour en savoir plus sur ce que l'autrice entend par l'idée de «non-personne», voir la traduction de son texte «être une non-personne»
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Source: Texte publié sur le blog de l'autrice en janvier 2012 ballastexistenz.wordpress.com
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Description de l'image: peinture représentant un portrait en plan rapproché d'une personne aux cheveux noirs, raides et mi-long avec une frange, portant un haut uni rose pâle. On aperçoit à peine son visage, qui est caché sous plusieurs grosses touches de peinture rose pâle.
Crédit image: Henrietta Harris