Hégémonie psychiatrique : une théorie marxiste de la maladie mentale
Susan Rosenthal (11/03/17)
Beaucoup de livres dénoncent les crimes contre l'humanité perpétrés par la psychiatrie. Toutefois, peu analysent la psychiatrie en relation avec le capitalisme, et encore moins au travers d'une analyse marxiste.
Dans Hégémonie psychiatrique : Une théorie marxiste de la maladie mentale*, Bruce Cohen ouvre de nouvelles perspectives. Il explique le pouvoir et l'influence croissante de la psychiatrie par son utilité pour le système capitaliste – plus elle est utile, plus elle reçoit de pouvoir, et plus son pouvoir est grand, plus elle devient utile. Plus précisément, il effectue une analyse du DSM-1 jusqu'au DSM-5 afin de montrer comment la psychiatrie a contribué à la transition néolibérale du capitalisme, obtenant davantage de pouvoir et de prestige par la même occasion.
Professeur de sociologie à l’université d'Auckland, Nouvelle-Zélande, Cohen nous informe que
le présent développement est une critique du pouvoir professionnel et non de l'expérience et du comportement personnel qui a pu être étiqueté (ou autoétiqueté) comme 'maladie mentale'. (p3)
Il cible l'«industrie de santé mentale» qui inclut «la totalité des professionel·les, des entreprises et des discours entourant le champ de la santé et la maladie mentale.» Il qualifie tout·es les travailleurs et travailleuses de cette industrie de «professionnel·les psys» dont la fonction est de «normaliser les inégalités fondamentales de la société capitaliste en les faisant apparaître comme logiques et naturelles.»
Hégémonie psychiatrique
Cohen conteste la théorie selon laquelle la soif de profit de l'industrie pharmaceutique serait le moteur principal de l'autorité ou de l'«hégémonie» croissante de la psychiatrie sur la société. Il récuse aussi l'affirmation selon laquelle l'augmentation des inégalités et la perte de soutien social amènent davantage de gens à devenir «malade mental·e». Au lieu de cela, il applique la méthode marxiste pour révéler la façon dont la psychiatrie sert le système capitaliste. Pour résumer son argumentaire :
La classe capitaliste cherche à éviter la responsabilité des nombreux problèmes qu'elle cause, elle fait donc passer la douleur et la souffrance pour des phénomènes en quelque sorte naturels et inévitables. La psychiatrie soutient le capitalisme en 'diagnostiquant' des problèmes socialement créés comme des défauts biologiques ou cognitifs individuels, fournissant des 'preuves' pseudoscientifiques permettant de rejeter la faute sur les victimes du système. Pour utiliser la métaphore d'Erving Goffman1, si le capitalisme est un jeu de dupes, alors le rôle de la psychiatrie est de calmer les perdants du système afin d'éviter qu'iels ne protestent bruyamment, dénoncent la duperie, et prennent leur revanche.
Bien que la souffrance soit probablement en augmentation, nous avons tort de l'étiqueter comme «maladie mentale». Les mises en garde concernant «l'épidémie croissante de maladie mentale» suivies d'appels en faveur d'un meilleur accès au «traitement» témoignent du succès avec lequel la psychiatrie a fait passer un nombre grandissant de problèmes sociaux comme étant d'origine médicale. L'hégémonie psychiatrique est effective lorsque la médicalisation de la souffrance a pénétré chaque aspect de la société, à tel point que les victimes se «diagnostiquent» elles-mêmes et entre elles.
À travers l'hégémonie psychiatrique, nous sommes tous et toutes susceptibles de présenter un risque de maladie mentale et devons constamment surveiller les signes potentiels de troubles. (p.90)
L'industrie pharmaceutique joue un rôle important, mais secondaire. Elle renforce la crédibilité de la psychiatrie en tant que profession (prescriptrice), ce qui augmente son utilité pour le capitalisme.
La prédominance des interventions médicamenteuses bénéficie directement au capitalisme en réduisant le besoin en «soins» institutionnels plus coûteux. En outre, les formes chimiques de contrôle social sont plus subtiles et soulèvent moins d'objections que l'utilisation de contraintes physiques comme moyen de gestion de la déviance sociale. Cependant, les médicaments psychiatriques n'auraient aucune légitimité sans que le pouvoir de la psychiatrie ne les prescrive comme «traitements».
L'analyse textuelle que fait Cohen du DSM, de 1952 à 2013, révèle l'ampleur croissante avec laquelle la psychiatrie s'est elle-même positionnée comme une autorité en matière de «comportement acceptable» au travail, à l'école, à la maison, et dans la vie personnelle – le comportement acceptable étant défini en fonction de ce qui bénéficie au capitalisme.
Tandis que le DMS-I et le DSM-II ne font guère référence à ces domaines de la vie, le DSM-III augmente considérablement cette formulation – une tendance qui se poursuit avec le progrès du néolibéralisme. (p.79)
Travail: imposer la docilité
Cohen explique comment la psychiatrie fait passer la «performance insuffisante» au travail pour une «maladie mentale» individuelle nécessitant un «traitement».
la psychiatrie et les sciences psychologiques apparentées ont élargi leurs champs de compétence jusqu'au bureau de travail des employé·es, et ce à la demande de l'entreprise capitaliste, dans laquelle l'autosurveillance et le travail constant sur soi font désormais partie du besoin accru en force de travail efficace, flexible et mobile. (p.98)
Il documente la façon dont la terminologie liée au travail augmente à chaque édition du DSM, passant de 10 mentions dans le DSM-1 à près de 40 fois plus dans le DSM-5, avec une hausse significative entre le DSM-2 et le DSM-3. En se focalisant sur la performance individuelle, la psychiatrie dépolitise les conflits en milieu professionnel.
au lieu de reconnaître les disparités de pouvoir au sein du milieu de travail, des catégories diagnostiques nouvelles et/ou évolutives de maladies mentales encouragent les travailleurs et les travailleuses à chercher le problème en elleux-mêmes plutôt que dans l'organisation ou la société dans son ensemble. (p.104)
Un secteur des services en expansion a besoin de travailleurs et travailleuses qui soient des personnes sociables et ambitieuses pouvant vendre des produits et des services. Celles et ceux qui sont calmes, introverti·es, ou timides sont désavantagé·es. Citant Ron Roberts : «il ne suffit plus simplement d'ajuster le produit, il faut maintenant le faire avec le sourire, avec «sincérité», avec une touche de sympathie»2, Cohen conclut:
La pathologisation de la timidité reflète le désir du capitalisme néolibéral d'obtenir un 'travail émotionnel' de la part de la main-d’œuvre. (p.109)
Pour mieux "aligner leur 'expertise' et leur 'savoir scientifique' avec les besoins du capitalisme", la psychiatrie ajoute la phobie sociale puis le trouble d'anxiété sociale au DSM.
depuis la première construction de la phobie sociale en 1980, les travailleurs et travailleuses sont plus enclin·es à s'autoétiqueter et à envisager la possibilité d'une thérapie et d'un traitement médicamenteux pour leur incapacité à être davantage sociables et confiant·es sur leur lieu de travail. Cette situation a également légitimé l'extension des professions psys aux domaines du chômage, de la formation professionnelle et du travail, renforçant la focalisation néolibérale sur l'individualité [the self] en tant qu'espace d'ajustement, tout en dépolitisant l'environnement de travail de plus en plus aliénant et les pressions constantes sur les employé·es afin qu'iels se perfectionnent et soient «plus compétitives·ifs» sur le marché du travail. (p.108)
'L'industrie de la santé mentale' a envahi le lieu de travail à tel point que, en 2014, le Bureau des Statistiques du Travail a classé le métier de psychologue du travail comme celui qui connaissait la plus forte croissance aux États-Unis.
Jeunesse: médicaliser la déviance
Dans ce chapitre, Cohen révèle comment
l'infiltration croissante du discours psychiatrique dans le système éducatif remplit une fonction importante pour le capitalisme en imposant les codes moraux et les prérogatives économiques dominants tout en pathologisant chaque déviation ou résistance à ces modèles d'autorité. (P.113)
Il souligne qu'«il y a seulement une centaine d'années, les cas de troubles mentaux chez les enfants étaient considérés comme très rares, sans que la psychiatrie croit en l'existence d'une pathologie spécifique affectant les personnes jeunes en particulier.» Aujourd'hui, des millions d'enfants aux États-Unis se voient prescrire des médicaments psychiatriques pour un nombre croissant de «troubles mentaux».
Cohen explique ce changement en indiquant que le néolibéralisme exige un plus grand contrôle social, et les tests psychologiques dans le système scolaire sont un moyen d'identifier et de pathologiser les non-conformistes.
En raison des pressions exercées sur les enseignant·es et les élèves dans cet environnement néolibéral, il a été nécessaire de surveiller plus étroitement les comportements à l'école et, plus directement, on a voulu discipliner l'enfant rebel·le en faisant appel à diverses étiquettes de maladie mentale. (P.127)
L'expansion des tests psychologiques dans les écoles contribue à l'accroissement de « l'industrie de la santé mentale », ce qui la rend plus utile au système.
Les sciences psychologiques sont devenues de plus en plus utiles aux enseignant·es et au système scolaire pour justifier l'exclusion des élèves gênant·es et l'étiquetage des étudiant·es non conformistes en tant que personnes mentalement perturbées. (p.126)
Dès sa toute première édition, le DSM a associé les comportements et conduites indésirables en salle de classe à une «maladie mentale» infantile. Cohen retrace l'histoire honteuse de la pathologisation des enfants d'âge scolaire qui s'écartent des normes, depuis l'étiquette d'«imbécile moral·e» au début du 20e siècle, puis celle d'EL (encéphalite léthargique) ou encore «maladie du sommeil» dans les années 1920, «hyperkinésie» dans les années 1950, puis «dysfonctionnement minime du cerveau» dans les années 1970, jusqu'au TDAH aujourd'hui.
Dans la phraséologie et les «symptômes» du TDAH apparaît clairement la volonté de médicaliser le comportement des enfants indiscipliné·es en salle de classe...et, par conséquent, l'APA développa le diagnostic de TDAH comme un dispositif de contrôle social. (p.129)
L'analyse de Cohen révèle que le nombre de catégories diagnostiques liées aux jeunes est passé de 8 dans le DSM-1 à 47 dans le DSM-5. Plus remarquable encore est l'augmentation spectaculaire du nombre de mots ou de phrases liés aux jeunes, passant de 45 dans le DSM-1 à 1983 dans le DSM-5, avec une augmentation particulièrement forte entre le DSM-2 (112) et le DSM-3 (1024). Cohen explique,
le DSM-III et l'attention grandissante portée aux maladies mentales des jeunes peuvent être compris comme une conséquence de la désinstitutionnalisation de la prise en charge des jeunes déviant·es par des établissements d'éducation spécialisée. (p.124)
À mesure que les budgets réduits des écoles font disparaître les activités et les programmes attrayants, il devient plus difficile d'attirer l'attention des élèves. En conséquence,
Avec la construction et l'expansion de la catégorie de TDAH à un plus grand nombre de jeunes, on met l'accent non plus sur la perturbation manifeste, mais sur l'inattention des élèves. (p.133)
Femmes: reproduire l'oppression
Dans ce chapitre, Cohen montre comment la psychiatrie exerce une surveillance sur le comportement des femmes pour l'adapter à l'évolution des besoins du capitalisme.
La douloureuse transition d'une économie paysanne rurale à une économie industrielle urbaine fut particulièrement difficile pour les travailleuses. Initialement intégrées à l'industrie, elles ont plus tard été exclues par une législation «protectrice». La restriction du rôle des femmes au travail reproductif dans le foyer les a effectivement assignées au statut de citoyennes de seconde classe.
Les psychiatres deviennent de plus en plus importants tout au long de la période industrielle, en étant initialement chargés de l’enfermement des femmes déviantes de la classe ouvrière et puis, en tant que prescripteurs moraux en matière de rôles de genre, de «féminité respectable» et de sacralisation de la famille. De cette façon, l'institution psychiatrique reprend le rôle moral précédemment exercé par la religion dans la société féodale. (p.142)
La psychiatrie a fourni des justifications «médicales» pour l'oppression des femmes. Les théories pseudo-scientifiques sur l'esprit «faible» des femmes ont servi à justifier le maintien des femmes à la maison et leur discrimination au travail.
Les femmes ayant protesté contre l'assignation au rôle féminin de la femme et de la fille soumises, de la mère dévouée et de la ménagère zélée sont devenues les cibles des hospitalisations d'office, des chirurgies mutilantes et d'autres mesures punitives sous couvert de «traitement».
Dans la société victorienne, boire, danser ou même avoir un avis politique étaient autant de motifs potentiels d'incarcération psychiatrique. L'enfermement en asile de ces femmes principalement ouvrières devint l'épine dorsale du développement institutionnel et scientifique de la discipline psychiatrique, et leur surreprésentation dans les asiles fournit ensuite une justification de sa focalisation sur la maladie mentale comme étant spécifiquement un «mal féminin». (p.142-3)
L'analyse du DSM faite par Cohen révèle comment le nombre de catégories diagnostiques "féminisées" est passé de 4 dans le DSM-1 à 24 dans le DSM-5 avec, encore une fois, un bond significatif entre le DSM-2 et le DSM-3.
Aujourd'hui, il y a plus de femmes salariées que jamais auparavant, remettant de fait en question le «rôle de la femme». Pour contenir cette remise en question, le nombre de mots/phrases liés au genre dans le DSM passe de 105 dans le DSM-1 au nombre stupéfiant de 3096 dans le DSM-5.
L'augmentation totale observée dans le DSM-III, le DSM-IV et le DSM-V témoigne de l'utilité croissante du discours psychiatrique comme moyen de contrôle idéologique du comportement féminin, à la fois en exerçant une surveillance sur les limites des rôles genrés acceptables et en renforçant l'hétéronormativité. (p.154)
Il conclut,
l'hégémonie psychiatrique sert à dépolitiser la réalité des expériences des femmes en présentant l'oppression patriarcale et capitaliste comme une souffrance personnelle et pathologie individuelle. (p.149)
Résistance: pathologiser la contestation
L'utilisation de la psychiatrie pour pathologiser la protestation est bien documentée.
En tant qu'institution de soutien au capital, le rôle du système de santé mentale est de délégitimer une telle action politique en la présentant comme un signe d'irrationalité, de dangerosité et de pathologie mentale plutôt que la conséquence rationnelle et logique de l'élargissement des disparités sociales et économiques au sein de la société occidentale. (p.193)
Cohen retrace certaines des atrocités insupportables de la psychiatrie, y compris,
la normalisation des conditions d'esclavage, l'incarcération psychiatrique des militant·es politiques, l'étiquetage et le drogage des jeunes atteint·es de «troubles» liés à l'école, la lobotomie des épouses qui posent problème, la torture des combattant·es de guerre, la castration des hommes et des femmes de la classe ouvrière, la pathologisation des chômeurs et chômeuses et le meurtre de masse des détenu·es psychiatriques. (P.206)
Cohen montre comment le nombre de mots/phrases associés à la protestation est passé de 11 dans le DSM-1 à 201 dans le DSM-5, avec deux sauts significatifs: l'un entre le DSM-2 (11) et le DSM-3 (80); et un saut encore plus grand entre le DSM-4TR (63) et le DSM-5 (201). On notera en particulier l'utilisation accrue des termes «délire de persécution» ou «paranoïa», passant de 3 dans le DSM-4TR à 14 dans le DSM-5, avec une augmentation correspondante des références à la «violence» passant de 43 à 148. Comme le fait remarquer Cohen,
L'ironie de cette focalisation des professions psy sur la violence politique en tant que symptôme de pathologie réside dans le déni de leur propre participation à une violence institutionnelle systématique infligée à d'autres...un exemple contemporain en la matière est l'implication de l'Association Américaine de Psychologie dans la torture des détenus des prisons militaires américaines d'Abu Ghraib et de la baie de Guantanamo. (P.196)
Ce service est largement récompensé par l’État capitaliste.
les professions psys ont augmenté leur capital et leur pouvoir professionnels en prônant un discours psychiatrique qui sert à incarcérer, torturer et assassiner l'opposition politique et les groupes déviants à travers la rhétorique du «progrès médical» et de l'«action dans l'intérêt de la·du patient·e». (p.200)
S'opposer à la psychiatrie
Dans son chapitre de conclusion, Cohen déclare : "le système de santé mentale est un projet fondamentalement politique" dont la priorité n'est pas la santé mentale de la population, mais le contrôle social.
Je me suis appuyé sur de nombreuses preuves pour avancer que les professions psys ont été créées et ont progressé pour réguler et gérer les populations occidentales en individualisant les problèmes sociaux et économiques, en pathologisant la contestation politique, en punissant et en exerçant une surveillance sur les groupes déviants et problématiques, et en reproduisant les normes et valeurs dominantes de l'élite dirigeante à travers le discours psychiatrique. (p.205)
Toutefois, lorsque l'on en vient aux solutions, le livre s'enlise.
Cohen relie «la ''crise'' de la psychiatrie au milieu des années 1970, la construction du DSM-III en 1980 et le développement général des politiques néolibérales.» (p.70)
le discours psychiatrique devient de plus en plus important pour renforcer les principaux objectifs du néolibéralisme, en mettant l'accent sur l'individualité [the self] – plutôt que sur le groupe, la communauté, l'organisation, ou la société – comme étant l'espace privilégié de changement et de «croissance» (p.76).
le discours psychiatrique observé dans le DSM-III (ainsi que les DSM ultérieurs) reflète l'émergence des obsessions néolibérales pour l'efficacité, la productivité et la consommation. (p.79)
À l'époque du DSM-5, les diagnostics psychiatriques se font ouvertement les miroirs de l'idéologie néolibérale en associant la maladie mentale à la sous-performance "(p. 80).
De plus en plus, les étiquettes psychiatriques « se concentrent sur les défauts et les faiblesses de caractère qui menacent les activités de production et de consommation de l'individu dans de nombreux domaines sociaux et économiques de la vie. (p.87)
Cohen souligne que "les demandes récentes du capitalisme néolibéral ont nécessité une telle expansion du discours psychiatrique qu'il est devenu hégémonique et totalisant" (p. 70). Cependant, il n'explique pas pourquoi le néolibéralisme a besoin d'exercer un si grand contrôle.
Néolibéralisme
La classe capitaliste a souscrit au néolibéralisme pour contrer une menace sociale et économique. Les rébellions de masse des années 60 et 70 ont contribué à la défaite des États-Unis au Vietnam, ont laminé la présidence de Richard Nixon et ont exigé des niveaux de vie plus élevés et une plus grande responsabilité des entreprises. La psychiatrie a également été attaquée lorsque les militant·es ont exigé le retrait de l'homosexualité du DSM et mené une campagne contre l'inclusion de «diagnostics» genrés comme le trouble de la personnalité masochiste et le trouble dysphorique pré-menstruel.3 Ajoutez à cela une récession économique et un taux de profit en baisse.
Les politiques néolibérales visent à accroître le taux de profit grâce à la déréglementation, à la réduction des projets sociaux, au transfert des biens et services publics au secteur privé, à la réduction des impôts sur les entreprises et à l'affaiblissement des syndicats. Pour soutenir ces politiques, le néolibéralisme exalte l'individualisme – en affirmant que les programmes sociaux favorisent la paresse et réduisent la productivité, que personne n'a automatiquement droit à quoi que ce soit, qu'il faut travailler pour ce que l'on veut, et que trop de gens sont des «piques-assiettes».
Les gens résistent naturellement à la détérioration des conditions de vie, la coercition devient donc plus importante. Le système pénal gère les délinquant·es, et la psychiatrie gère les personnes qui brisent les règles. Les deux institutions se sont considérablement développées depuis le milieu des années 1970.
Menace
Pourquoi Cohen ne reconnaît-il pas que l'hégémonie psychiatrique s'est développée pour contrer la révolte populaire? Aussi étrange que cela puisse paraître, certain·es marxistes croient que la victoire de la classe ouvrière sur le capitalisme est «inévitable» ou «destinée» à arriver. Pour reprendre les termes de Cohen,
Compte tenu des conditions économiques oppressives que les travailleurs et travailleuses subissent sous le capitalisme, Marx a prophétisé que la révolution du prolétariat était inévitable. (p.71)
En fin de compte [le capitalisme] est un système défini par la lutte permanente entre le prolétariat et la bourgeoisie pour les moyens de production - un conflit que les travailleurs et travailleuses sont destiné·es à gagner... (p.30)
Les concepts religieux tels qu'«inévitable» et «destiné·es» n'ont rien à voir avec le véritable marxisme. Marx n'a jamais «prophétisé» quoi que ce soit, puisque le résultat de la lutte ne peut être garanti. Il a déclaré que la classe ouvrière avait le pouvoir de vaincre le capitalisme; or le résultat pourrait aussi être «la ruine commune des classes en lutte»4. Cela pourrait se produire à cause de la guerre ou de la destruction de l'environnement. Marx a souligné que ce qui se passe dans le futur dépend des choix que nous faisons aujourd'hui.
Cohen croit que la défaite du capitalisme est assurée, donc il ne se préoccupe pas de la lutte des classes, mais de ce qui peut être fait «en attendant».
Mon raisonnement marxiste implique nécessairement la fin du capitalisme, toutefois il y a aussi beaucoup de choses qui peuvent être faites pour maîtriser et diminuer le pouvoir psy avant que l'ordre économique actuel ne finisse par s'effondrer. (p.207)
Même s'il était vrai que le capitalisme finirait par s'effondrer de lui-même, pourquoi ne pas faire tout notre possible pour nous rapprocher de ce jour, pour éviter autant de souffrance que possible?
Le marxisme de Cohen est mécanique; il a été dépouillé de toute dynamique révolutionnaire. Le cœur du marxisme est l'autoémancipation de la classe ouvrière, qui représente maintenant la majorité de l'humanité et la plus grande menace pesant sur le capitalisme. Pourtant, la classe ouvrière n'apparaît dans ce livre qu'en tant que victime, jamais en tant que libératrice.
Le capitalisme a besoin de la psychiatrie pour imposer le contrôle social parce qu'il craint la révolte de la classe ouvrière. Plus la menace est importante, plus le besoin de répression est grand. Cohen voit la répression, mais pas le potentiel pouvoir de la classe ouvrière qui rend nécessaire une telle répression. Il se retrouve donc sans solution viable au problème de l'hégémonie psychiatrique.
Pouvoir de classe
Au début du livre, Cohen reconnaît l'existence de divisions de classe en médecine.
Les relations de travail fondées sur l'exploitation dans les sociétés capitalistes sont reproduites au sein de la hiérarchie rigide de la médecine, avec tout en haut les spécialistes de classe moyenne supérieure qui ont des salaires élevés et détiennent un haut pouvoir décisionnel, au milieu les cadres infirmièr·es de classe moyenne inférieure gérant les besoins des spécialistes, et au bas de la pyramide – ne détenant aucun pouvoir et soumis·es aux caprices des gestionnaires de santé – les aide-soignant·es et agent·es auxiliaires de la classe ouvrière aux revenus faibles. (p.32)
Si la classe ouvrière ne détient «aucun pouvoir», alors pourquoi avoir besoin de répression?
Bien que les travailleurs et travailleuses semblent n'avoir aucun pouvoir, ce n'est qu'une illusion. Lorsque les travailleurs et travailleuses font grève, le cours habituel des activités s'immobilise5. Lorsque les travailleurs et travailleuses passent à l'action en tant que classe, iels ont non seulement le pouvoir d'arrêter de produire ou de servir le capital, mais iels peuvent également redéfinir le travail, et donc la société, afin de correspondre aux besoins humains. C'est le pouvoir que le capitalisme craint le plus, le pouvoir qui peut le mettre à terre. Cohen ne le reconnaît pas, et il ne prend pas en compte la classe ouvrière en tant que force de changement social.
Tout en condamnant (à juste titre) l'«industrie de santé mentale», Cohen condamne (à tort) tou·tes celles et ceux qui y travaillent, non seulement la profession psychiatrique, mais aussi les groupes apparentés tels que les psychologues, les conseillèr·es, les travailleurs et travailleuses sociales en psychiatrie, les psychanalystes et les nombreux et nombreuses autres professionnel·les en psychothérapie, au motif que
les professions psys ne sont pas de notre côté, elles ne nous ont jamais défendu·es. De fait, c'est l'inverse qui s'est produit. Comme nous l'avons vu dans ce livre, les intérêts de classe des professions psys s'alignent étroitement avec ceux des élites dirigeantes... (p.207)
C'est tout simplement faux. À l'instar de toutes les institutions, l'«industrie de la santé mentale» est divisée par classe, entre une minorité qui décide des orientations et une majorité qui exécute leurs ordres.
Intérêts communs
Bien que cela soit compréhensible, opposer les survivant·es de la psychiatrie et les travailleurs et travailleuses de l'«industrie de santé mentale» est une erreur.
Les travailleurs et travailleuses psys sont tout aussi susceptibles d'être victimes de la psychiatrie que n'importe quel autre groupe de travailleurs et travailleuses, si ce n'est plus6 (2016). Et un grand nombre de survivant·es psychiatriques (ou de membres de leur famille) deviennent conseillèr·es et psychothérapeutes afin de fournir de meilleurs soins qu'elleux ou leurs proches en ont reçus7.
Beaucoup de gens travaillant dans l'industrie psy écrivent, s'organisent et militent contre la psychiatrie, y compris celles et ceux qui écrivent sur des sites internet tel que Mad in America.
De nombreuseux travailleurs et travailleuses sont rendu·es malades par un travail qui promet une aide, mais qui trop souvent fait souffrir. D'autres risquent leurs moyens de subsistance pour exiger que les besoins humains passent avant les profits8.
En un mot, il y a une large base de travailleurs et travailleuses de l'«industrie de santé mentale» dont les intérêts de classe entrent en conflit avec ceux des personnes qui décident des orientations, et cela est vrai pour chaque institution au sein du capitalisme.
Le capitalisme est un système de relations qui s'étend à tous les domaines ce qui signifie que nous sommes participons toutes et tous «à servir systématiquement les intérêts des puissants» (p.8). Tous les emplois salariés servent le système capitaliste, même si les personnes qui exercent ces emplois essayent vraiment de faire autrement.
Le fait que nous participions toutes et tous quotidiennement à la reproduction du capitalisme n'empêche pas les gens de se rebeller. Au contraire, cela favorise la rébellion, car nos meilleurs instincts en tant qu'êtres humain·es sont constamment bafoués par le travail que l'on nous demande et qui vise à servir un système brutal.
Cohen a raison de dire que la plupart des travailleurs et travailleuses psys se font des illusions concernant la valeur de ce qu'iels font - croyant qu'iels rendent le monde meilleur, alors qu'iels contribuent en réalité à l'hégémonie psychiatrique. Néanmoins, la plupart n'entrent pas dans l'industrie pour servir d'agent·es d'oppression, et lorsqu'iels se rendent compte que c'est ce qu'iels font, iels peuvent devenir des combattant·es acharné·es. Le marxisme appelle cela une «contradiction». L'ethnographie institutionnelle appelle cela une «disjonction». La psychologie appelle cela une «dissonance cognitive». Ces conflits ouvrent la voie à un changement dans les consciences et les comportements.
Moralisme
Cohen conclut à juste titre que l'institution psychiatrique doit être abolie, pourtant il n'offre aucun moyen tangible de le faire. Au lieu d'encourager les travailleurs et travailleuses à s'opposer au capitalisme et à la psychiatrie, il fait une croix sur elleux.
Ainsi, en dépit d'avoir quelques ami·es et collègues étant des professionnel·les psys avec lesquel·les je continue à travailler sur divers projets de recherche, à ce stade il serait naïf de ma part de recommander autre chose que l'abolition pure et simple de leur profession. (p.208)
La manière dont «leur profession» serait abolie n'est jamais expliquée. Une fois que l'on a dénié la capacité de la classe ouvrière à être une force de changement social, la seule arme qui reste est le moralisme. Et le moralisme n'a pas le pouvoir d'accomplir les objectifs déterminés par Cohen.
Tout d'abord, nous devons supprimer les pouvoirs de contrainte de la psychiatrie. Cela inclut le pouvoir d'incarcérer et d'imposer des électrochocs et des médicaments – y compris l'utilisation des obligations de soins... Deuxièmement, il faudrait mettre un terme aux droits de prescription de la profession... troisièmement, les électrochocs doivent être interdits. (p.208-9)
Qui supprimera les pouvoirs de contraintes de la psychiatrie? Qui mettra un terme aux droits de prescription de la psychiatrie? Qui interdira les électrochocs? Cohen répond que
Cela implique d'attaquer le discours psychiatrique sur de nombreux fronts par une alliance de militant·es politiques de gauche, de survivant·es de la psychiatrie, d'universitaires et étudiant·es critiques et radical·es et de responsables communautaires. (p.207)
Ces groupes ont des contributions importantes à faire. Cependant, à elleux seul·es, iels n'ont pas le pouvoir de vaincre le capitalisme, et la psychiatrie ne peut être abolie sans abolir le système qui en a besoin. Comme l'a montré Cohen, les deux sont liés de manière organique.
Une classe ouvrière révolutionnaire aurait le pouvoir d'abolir le capitalisme et la psychiatrie. En l'absence d'une telle force, on ne fait que lancer un défi moral. Le capitalisme est plus que capable de repousser les défis moraux; il fait appel à la psychiatrie pour les étiqueter comme paranoïaques.
L'Hégémonie psychiatrique est une précieuse contribution à la compréhension du pouvoir croissant de la psychiatrie en général et de la psychiatrie biologique en particulier. Cependant, le livre ne va pas plus loin. Nous avons besoin d'un marxisme révolutionnaire pour poursuivre le chemin. Comme l'a déclaré un survivant de la psychiatrie,
Pour être clair: le problème réside dans les «salles d'isolement», pas nécessairement dans les employé·es. Je me suis assis à table avec des membres du personnel hospitalier et des survivant·es de la psychiatrie qui ont reconnu ensemble qu'elles étaient traumatisantes, parfois pour les deux parties. Beaucoup de travailleurs et travailleuses des hôpitaux psychiatriques trouvent leur travail misérable et épuisant, en partie parce qu'iels doivent agir de manière artificielle, professionnelle (c'est à dire distante), et parfois violente envers les gens. Mais tant que le personnel détient tout le pouvoir dans ces lieux, nous avons besoin qu'iels se révoltent.9
* NDT : titre original : Psychiatric Hegemony: A Marxist Theory of Mental Illness. Cet ouvrage publié en anglais n'est pas traduit en français, les citations et le titre inclus dans cet article ont été traduits par nos soins.
1 Goffman, E. (1952). On cooling the mark out: Some aspects of adaptation to failure. Psychiatry: Journal of Interpersonal Relations, Vol.15, No.4, pp.451-463. http://infofranpro.wdfiles.com/local–files/19520101-on-cooling/19520101%20On%20cooling.pdf
2 Roberts, R. (2015). Psychology and capitalism: The manipulation of mind. Alresford: Zero Books.
3 Caplan, P.J. (1995). They say you’re crazy: How the world’s most powerful psychiatrists decide who’s normal. Addison-Wesley.
4 Marx, K. & Engels, F. (1848). Le manifeste du parti communiste. Chapitre 1. https://www.marxists.org/archive/marx/works/1848/communist-manifesto/ch01.htm
5 Rosenthal, R. (2014) Rank and file rebellion: The 1981 Ontario hospital strike. Toronto: ReMarx Publications. https://www.remarxpub.com/rank-and-file-rebellion-the-1981-ontario-hospital-strike/
6 Voir chapitres 3, 8, & 9 in Burstow, B. Psychiatry interrogated: An institutional ethnography anthology. Ed. Palgrave MacMillan.
7 Lewis, S. (2015). The skeletons in my closet. TEDx. https://youtu.be/G17iMOw0ar8
8 Winslow, C. (2015). When workers fight: NUHW wins battle with Kaiser. Beyond Chron, 24 Nov. https://www.beyondchron.org/when-workers-fight-nuhw-wins-battle-with-kaiser/
9 Morgan, S. (2016). The helping room. Mad in America, 27 octobre. https://www.madinamerica.com/2016/10/the-helping-room/
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Source : Mad in America
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations, cette version est donc en permanence susceptible d'être modifiée.
Tous les surlignages ont été ajoutés.