La dialectique du suicide
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Quelques jours avant l'anniversaire du décès de Laura, camarade et amie de certain’es d'entre nous partie le 20 juin 2020, nous recevons un texte anonyme sur le suicide.
Celui-ci cherche à repolitiser la détresse psychique, produit d'une société capitaliste et oppressive, en mettant en avant la force de révolte qui anime les personnes suicidaires plutôt que les déterminismes qui les enferment.
En rejetant aussi bien le discours libéral du droit à la mort que celui qui condamne le suicide, l'autrice offre une perspective qui nous a paru intéressante au sujet de la mort, du deuil, du travail et de la médecine, voulant imaginer une lutte révolutionnaire qui s'emparerait enfin de la folie et du désespoir.
AVERTISSEMENT DE CONTENU : le suicide est parfois évoqué de manière graphique/explicite.
Ci dessous, un lien pour télécharger le texte au format PDF :
à Iggy,
à Laura et à Mathilde
ainsi qu’aux survivant·es
Table des matières
Combattre l’auto-censure à propos de la mort dite « volontaire »
Ce qu’écrire peut vouloir dire
Pour vraiment commencer
Partie I. Suicide comme fantasme
Partie II. Un projet de disparition organisée
vagues de désespoir
jeunesse ratée ?
monstre du travail
suppression du sujet
dépression ambiante
Partie III. Une transcendance fragile
garde-fous
recomposer une subjectivité en ruines
discipliner la détresse
à mort l’identité / des folles rencontres
Partie IV. Une révolte irrécupérable
rupture revendiquée
agonie collective
noyaux de résistance
Combattre l’auto-censure à propos de la mort dite « volontaire »
Tout le monde fait comme si la mort ne pouvait être qu’une épreuve solitaire, comme si l’on devait forcément se taire sur nos souffrances psychiques ou bien n’en parler qu’à des horaires et à des tarifs fixes, ce qui revient au même.
Si, dès que le suicide est mentionné, on évoque volontiers le sentiment d’abandon qu’éprouvent les proches des suicidaires, si on plaint leur solitude, on se soucie fort peu de la détresse de celui ou celle obligé·e de mettre fin à ses jours dans l’isolement le plus total, craignant la réaction de son entourage.
En général, la parole suicidaire est entendue uniquement lorsqu’elle prend la forme d’un appel à l’aide, ou encore celle d’une lettre d’adieu, et même dans ces deux cas, elle sera défigurée dans le but de servir de porte-manteau à une certaine idéologie de la vie, celle qui vante le fait de s’épuiser au travail jusqu’à ce que la mort s’ensuive dans l’espoir d’accumuler un capital suffisant à transmettre à ses héritier·es dont le nombre dépendra des impératifs démographiques du moment.
En refusant cette vie-là, on devient vite inaudible.
Et ça ne veut pas dire que le suicide ne sera pas objet de débat collectif, bien au contraire, celui-ci sera bourré de fantasmes et de clichés qui parviendront à l’imaginaire de tout un chacun.
Alors comment faire ?
Ce texte prend le parti d’affirmer qu’il existe dans le geste suicidaire (qu’il soit actif ou passif, qu’il s’agisse de tenter de mourir ‘volontairement’, ou bien de se laisser crever par négligence) un fond solide constitué de désespoir profond, qui trahit le gouffre nous séparant d’une société dans laquelle on aimerait pouvoir vivre. En devenant conscient de lui-même, renvoyé dans la gueule de ce qui nous opprime, il nourrirait une force révolutionnaire, car potentiellement irrécupérable. Il s’agit de la rupture intérieure la plus profonde qu’un être humain puisse connaître, et donc celle qui remet en question le plus radicalement l’ensemble des logiques sociétales asservissant nos vies.
Lui donner une voix, qui ne sera, bien évidemment qu’une parmi de nombreuses autres, pourrait aider à nous organiser sur des bases qui nous parlent réellement. Face aux bavardages autour de la perte de sens, une revendication qui va au cœur des choses : celle de vivre et de mourir dignement et librement.
J’espère que le constat de la misère aussi bien matérielle que psychique, les deux étant profondément indissociables, aide à faire émerger des communautés de lutte entre des êtres en détresse.
Non content·es d’appeler à l’aide les institutions qui nous dégoûtent, ne nous retrouvant pas non plus dans des lettres d’adieu (de toute évidence, si on est pas encore complètement mort·e, c’est qu’il nous reste des choses à faire), on choisit tous les jours de se ranger du côté d’une guerre désespérée menée contre ceux qui organisent cette détresse, des flics qui régissent partout et en tout moment l’intensité autorisée de notre existence.
Un mot d’avertissement cependant. Ce texte contient des images et des réflexions pouvant être difficiles à digérer, d’autant plus si les pensées suicidaires sont familières aux lecteur·ices. Le lire avec des ami·es et des compagnon·nes proches pourrait réduire la portée de la solitude qui accompagne forcément toutes les personnes ayant déjà songé à leur propre mort.
Si envie commune il y a, des groupes de réflexion pourraient se former, composées de toutes les personnes qui ressentent le besoin de se réapproprier leur douleur.
Dans un monde concentrant les solitudes, libérer une parole sincère sur la mort a un intérêt politique et historique. On n’y parviendra qu’à travers des rencontres avec d’autres désespoirs que le sien.
Il ne peut évidemment exister de vision objective du suicide. L’absence de signature sert d’invitation à des réappropriations (sans limite aucune) et à des réécritures du texte par des personnes qui s’en trouveraient inspirées, dans une démarche qui en suspendrait toute fonction d’auteur.
Ce qu’écrire peut vouloir dire
« Penser est une besogne de pauvres, une misérable revanche. Quand je suis seul, je ne pense pas. Je ne pense que quand on m’y force ; les contraintes, le petit examen à préparer, les exigences paternelles, ce métier qu’il va falloir subir, tout effort salarié me mènent à penser, c’est-à-dire à décider de me tuer, ce qui revient au même. Il n’y a pas trente-six façons de penser ; penser, c’est considérer la mort et prendre une décision. »
Roman d’un jeune homme pauvre, J. Rigaut1
Ce n’est pas par bonté d’âme que je lègue ce texte à quiconque y trouverait un intérêt.
En fait, croyant dire des choses authentiques et originales sur la mort et sur la vie, mes recherches m’ont vite fait me rendre compte que si mes idées avaient conservé pour moi une certaine impression de fraîcheur, c’est que je n’avais tout simplement pas encore déniché tout ce que je recrachais de plus banal, des lieux communs dont on n’a de cesse de nous abreuver depuis le plus jeune âge.
J’ai bien évidemment cherché à m’extraire de ces rigidités de la pensée, en lui offrant une forme plus souple, mais sans réussir à y mettre du « mien », un « mien » qui ne serait pas
soit une mille-milliardième itération d’un discours m’ayant déjà précédée de plusieurs générations,
soit un résultat de partages d’expériences comme on dit, des rencontres fracassantes, des récits d’autres gens m’ayant fait découvrir de nouvelles facettes à la rupture suicidaire avec le monde dont je ne faisais que soupçonner jusque là l’existence.
J’ai alors suivi le parti pris que je considérais comme étant le plus honnête.
« Je », en tant que tel, ne peut offrir à la théorie révolutionnaire qu’une pulsion de mort émanant du plus profond de son être qui dans ce contexte historique rejoint la dissolution plus générale de l’individu.
Et s’il faut, pour pouvoir s’émanciper, que nos carcans craquent et que le discours agonise à notre image, alors la suppression de l’auteur participera à la mise à mort d’un récit social bien tissé, auquel sa pensée est encore bien trop redevable.
La dialectique du suicide, orpheline, irait alors dans le sens d’un cri de guerre.
On nous compare bien volontiers à des lucioles dans la nuit. Je préfère l’image d’une foule armée de flambeaux, n’ayant plus rien à perdre, menaçant de tout brûler sur son passage.
Mais par où commencer ?
Le monde existant se maintient grâce à des ingénieux systèmes de codages lui permettant de garder un semblant de cohérence.
Cette cohérence ne va pas de soi : elle est forcée sur nos vies récalcitrantes cherchant à s’en échapper et à la dépasser, et au moment où elles s’éclatent contre la grisaille qu’elles fuyaient, tels des oiseaux qu’un maître ramènerait à lui dans un jeu cruel à l’aide d’une ficelle qu’il aurait préalablement attachée à leurs pattes, c’est là où se dévoile toute la puissance maléfique du discours.2
Le suicide est à ce point imbibé de discours cherchant à le transcender en tant que limite sociétale que des édifices théoriques tout entiers se constituent au bord du gouffre, comme la sociologie de Durkheim, ou encore une part importante de la psychiatrie, intégrant, quadrillant la fugue vers le néant.
Au lieu de condamner ou, pire, apporter une solution au suicide, notre intention sera de suivre ce dont il témoigne, c’est-à-dire l’élargissement extrême des fissures en plein cœur des structures sociales, comme celle du travail, de la famille ou de la médecine, qu’on pouvait croire parmi les plus solides.
Le récit que s’invente notre société pour pas qu’on la quitte s’érode déjà sous le poids de ses propres contradictions, générant nombre de comportements de fuite à la fois individuels et collectifs, aujourd’hui généralisés. (Ces comportements ne provoquant pas forcément une mort physique immédiate, même s’ils débouchent régulièrement sur des ‘accidents’, ils ne reçoivent pas la qualification de suicide.)
Il s’agit d’achever ce récit en lui administrant un coup de grâce, libérant des possibilités de vies libres et de morts dignes qu’hier encore on croyait inimaginables.
Étape par étape, on cherchera à dépasser tous les antagonismes caractéristiques d’un débat sur le suicide (liberté ou détermination ; société ou individu ; soigner ou réprimer ; révolte ou résignation). Démontrer que toutes ces fausses oppositions appartiennent à une même totalité, qui nous subjugue complètement.
Exprimer l’indicible, avouer ces ruptures, pointer du doigt là où ça nous fait mal, car soit ça s’agence pas, soit ça s’agence avec trop de violence pour qu’on puisse l’assumer. C’est là qu’on veut frapper.
Procéder de telle façon équivaut à faire de la sorte que les énergies destructrices qu’actuellement chacun·e emploie contre soi-même se muent en une puissance collective capable de transformer la fabrique sociale.
La dialectique mentionnée dans le titre fait référence à un mode de raisonnement qui s’applique aux oppositions entre des éléments, ainsi que le dépassement de ses oppositions au sein des ensembles plus larges.
Définir la ‘dialectique’ objectivement aurait pourtant peu de sens, car il existe des dialectiques qui, à travers la synthèse des contraires, construisent des systèmes de pensée rigide, comme celle de Hegel, aussi bien que des dialectiques anti-système, comme la dialectique négative de Theodor Adorno3 ; certaines cherchent à engloutir le monde, pendant que d’autres implosent dans le silence.
Celle qui se déploie ici, je la comprends un peu comme ça :
pense au fleuve, qu’est-ce qui le définit ?
Dans l’idée du fleuve, on trouve au moins deux composants qui s’articulent ensemble et se définissent l’un par l’autre. D’abord, de l’eau qui ne cesse de se renouveler. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, comme diraient les anciens. Mais aussi, le bassin solide, qui contraint l’eau à se canaliser dans une direction.
Sans l’un ou sans l’autre, le fleuve n’existerait pas. On peut voir l’immobilité de la terre comme niant le mouvement de l’eau, et vice versa, mais à travers cette contradiction le fleuve se met à exister et se trace une trajectoire particulière.
Cette double négation est certes un peu artificielle, car la notion de la négation appartient à la pensée humaine, n’existant pas à l’état naturel. Elle permet cependant de saisir comment deux processus qui ont l’air de s’opposer peuvent se définir l’un par l’autre et déboucher sur quelque chose qui les dépasse.
Le fleuve, une dialectique en actes. Négative, cette dialectique s’autodétruit en nous laissant nous approcher du fleuve pour enfin baigner dedans, retrouver la chose subsumée sous un tout synthétique. Ce qui définit le fleuve à ce moment-là, c’est (surtout) l’expérience sensible que le philosophe en fait, se dégageant de sa posture, mais surtout de ses fantasmes.
Le même mouvement de pensée s’applique de manière plus juste à la réalité sociale du suicide, qui est comme une négation de la société dans laquelle on vit, ou en tout cas de sa condition sociale ;
l’individu qui se suicide dans une espèce de résistance contre cette société qui le nie (matériellement et symboliquement) ;
réciproquement, les sociétés se constituent en niant les tendances suicidaires de leurs membres à travers l’intégration du désespoir (négation de la négation) ;
notre objectif est de réussir à dégager une résistance collective cette fois-ci, permettant de nier en retour la dénégation que les sociétés contemporaines opposent à leurs membres désespérés.
cette pensée-là débordera tous les cadres, y compris les siens—dans un jeu de cadavre exquis à partir de bouts d’idées existantes
les dépouillant systématiquement toutes, afin d’y dénicher les possibles offerts par des situations concrètes nous paraissant d’abord indépassables
Si la révolution cherche à transcender un état de fait,
pérennisé par une idéologie prenant corps socialement,
dévorant notre temps et notre espace intime,
notre corps et nos pensées,
l’écriture peut être vue comme un jeu incongru,
consistant à réagencer tous les maillons des chaînes signifiantes de manière à rompre les cadences imposées,
laissant entrevoir l’existence des mondes réconciliés avec la mort et donc émancipés de son discours.
Pour vraiment commencer
disons qu’il y a
Suicide et suicide.
Le mot désigne à la fois un bloc de réalité instituée, fantasmée,
et les forces qui travaillent,
dans l’obscurité,
à son
é cl a te m en t :
un poison
en même temps qu’un antidote
Plutôt que d’y voir deux réalités séparées, on peut les comprendre comme des fragments contradictoires d’un tout.
L’idéal, celui d’une libération instantanée, se transforme,
comme par magie,
en une présence fantôme
qui se dresse
irrémédiablement
face à nous
lorsqu’on se rate
hantant nos moments les plus quotidiens et les plus intimes : ceux où on se réveille et s’endort, s’agite, médite, mange, contemple, fait l’amour.
Alors, plutôt que de saisir un objet aux contours flous, on partira d’une situation concrète,
consistant à échouer tous les jours sur une plage hostile et austère,
de l’angoisse d’avoir à se lever tous les matins.
On esquissera des lignes de fuite à partir des sentiers battus : il s’agirait de fuir ni ailleurs, ni à l’intérieur, mais plutôt à travers.
Prendre de court une réalité morbide en pleine formation, la traverser intégralement, puis rebondir à partir de ses éclats brisés pour aller vers quelque chose d’autre.
On dit que pour les suicidaires la vie n’a plus de sens. Je voudrais partir d’une hypothèse inverse : l’absence de sens se loge au fond de toute vie passée à mourir sous le capitalisme, de toute existence consistant à réenchanter des rêves synthétisés à la chaîne.
Les suicidaires sont simplement celleux qui acceptent un face-à-face avec cette incohérence redoutable que la pseudo-cohérence du discours prétend soustraire au regard.
Si on part de ce qui est là, en plein devenir, force est de voir que de plus en plus de gens se voient actuellement privées d’un horizon désirable, leur souffrance psychique et inadéquation sociale sont alors tellement prégnantes qu’elles les poussent à disparaître tous les jours un petit peu plus.
On n’obtiendra rien à amalgamer des vécus incommensurables.
Plutôt que de recomposer les « malheureux » en une classe totalement à part, il s’agira d’observer chez les classes déjà en lutte pour leur survie l’ampleur toujours grandissante du dérèglement psychique. Nos penchants suicidaires sont alors signe tout autant d’un durcissement de la répression qu’on subit que de la radicalisation de la révolte qu’on est capable de lui opposer.
Chercher cette révolte du côté de celleux qui, malgré leurs belles paroles, réussiront sans difficulté à faire correspondre leurs imaginaires aux idéaux de la société existante, n’amènera à rien d’autre qu’à des vœux pieux.
Dans la lutte contre l’horloge de l’histoire, nous n’avons pas d’allié.es pérennes : nos compagnon·nes d’armes les plus sûr·es errent parmi les personnes dont la disparition est programmée, mais qui sont, pour l’instant, tout simplement encore là. Incapables de s’intégrer sans se perdre ; incapables de se donner la mort.
La dialectique du suicide est celle qui arrive à transformer cette double impuissance en une joie radicale et finit par se suicider à son tour.
Le long du ravin, à côté du précipice,
je cravache et j’éperonne mes chevaux.
L’air me manque, déjà : j’avale la brume, je bois le vent.
En proie à l’extase fatale, je sens que je suis perdu
Tout doux, mes chevaux, un peu moins vite, s’il vous plaît,
Oubliez ce fouet très tendu !
Mais qu’ils se révèlent capricieux, mes juments désignés,
Je n’ai pas eu le temps de vivre,
et j’en ai plus pour chanter.
J’abreuverai mes chevaux,
j’finirai mon couplet.
Au bord du gouffre, je passerai
encore un moment.
Je périrais, vous verrez,
par l’ouragan emporté tel un brin de duvet.
Pour qu’au petit matin, m’entraînent dans la neige
mes chevaux galopants.
Ralentissez juste un peu avant d’arriver, les copains
faites durer, je vous prie, cet ultime bout de chemin.
Les chevaux capricieux, Vladimir Vyssotski
I. Suicide comme fantasme
« comme il serait doux de pouvoir mourir en se jetant dans un vide absolu »
Sur les cimes du désespoir, E. Cioran
Les deuils qui suivent les suicides sont sans doute parmi les plus moches.
Dans chaque tête
des aller-retours constants
entre le sentiment d’être coupable
d’avoir été absent·e
au moment où il aurait fallu être là,
et la tentation,
tout aussi grande,
de se disculper,
de blâmer les plus proches par procuration, n’osant pas exprimer l’indicible, car c’est toujours aux disparu·es qu’on réclame le plus
les gens qui partent nous laissent un réquisitoire froid et sans appel, disqualifiant d’un seul geste toutes nos bonnes raisons de vivre, comme une interrogation glaçante susurrée d’outre-tombe : j’ai réussi, pourquoi pas toi ?
on peut s’indigner,
passer au crible l’entièreté des souvenirs nous reliant à l’autre,
les exhiber comme des médailles rouillées lors des bavardages un peu arrosés entre potes,
ou bien les ranger dans des tiroirs appropriés,
où ils prendront de la poussière
mélancoliquement
dans tous le cas
la parole
se dépliera inlassablement
à l’in-
fi-
ni
cherchant à recouvrir ainsi toute la nudité déconcertante de l’évènement.
Pour dresser un barrage contre la désertion de l’existence, la société vient percuter nos psychés fragiles de tout le poids de son imaginaire pourrissant. On se construit tout un discours dans sa tête. Or, le discours est un appareil social venant codifier un système de doubles afin d’envelopper l’ensemble de la réalité signifiante, toutes ses contradictions comprises : la peur du suicide cache une certaine fascination pour la mort « volontaire ». Le concept, instrument du discours, fige un instant magique, mais règne sur des éternités.4
Si on nous martèle qu’il y a d’autres solutions que le suicide, c’est que quelque part dans le tréfonds de l’inconscient collectif, on continue justement à le voir comme une sorte de solution définitive à la douleur d’exister.
Le sentiment le plus pervers et le moins avouable au cours d’un deuil est alors la jalousie.
Le fait de voir la mort de l’autre comme une libération instantanée du poids de ses échecs, douleurs et regrets et de se voir privé de cette douce délivrance.
Je sais que ce n’est pas aussi simple, et pourtant quand j’imagine
une falaise
si grande
qu’on ne voit
presque plus
les vagues
venant se briser à ses pieds
je ne parviens pas à ne pas envier
l’extase
qui doit
envelopper le corps
se balançant
tout en haut
Encore un coup de vent et
celui-ci
finira
peut-être
par chuter
ici, au lieu d’un simple mensonge, une illusion se matérialise, s’ancrant dans les représentations quotidiennes qu’on a de la douleur et de la souffrance
le fantasme fait oublier une réalité bien plus glauque,
celle d’un esprit en proie à l’auto-questionnement total,
incapable de s’octroyer ni le droit d’exister,
ni celui de disparaître,
d’un corps
travaillé par une
apathie extrême
en même temps que
par des
pulsions
de destruction
frénétiques
cherchant à
s’exprimer violemment
mais il la nourrit aussi, et s’en trouve nourri en retour
L’image d’une disparition immédiate et sans traces dans le bonheur de la chute vient envahir l’esprit suicidaire.
le rêve suicidaire vient redonner un sens aux journées sans fin, aux somnolences chaotiques qui ne font qu’ajouter à un épuisement sous-jacent, aux mille actes routiniers auxquels on se résigne à chaque réveil pour ne pas voir son cercle social se rétrécir jusqu’à nous laisser définitivement qu’avec nous-mêmes
la vision d’un geste ultime venant couronner une période d’hésitations interminables s’implante tel un soleil noir sur notre horizon quotidien
L’astre obscur est impuissant en dehors du désert à travers lequel il est sensé guider les êtres perdus. Le désert, quant à lui, n’est en partie aussi vide que parce que cet instant fantasmé consomme tout ce qui rentre dans son champ gravitationnel. Le sens que peuvent apporter à une vie des petits gestes de soin au quotidien ou une rencontre imprévue s’effrite comme un bout de shit, ou une falaise que l’océan érode.
L’idéal suicidaire fonctionne ainsi comme prophétie auto-réalisatrice :
à un moment on se dit forcément que le comble serait de rester sur l’inachevé, de se laisser vivre après avoir passé tant d’années à se désintégrer, à cumuler des handicaps et des traumas, des mécanismes d’adaptation foireux à un environnement foireux, des addictions et des relations brisées
acculé par cette fausse conscience on se presse à faire le pas décisif
quand on passe des années dans une salle d’attente, vient forcément l’envie de partir en claquant la porte
plus rien n’existe alors pour nous mis à part l’anticipation d’une torture sans fin
C’est là que naît notre dialectique. Le vase clos de la société enfermant
{nos expériences
nos rêves}
se fissure sous le poids des forces de désintégration dont le suicide fait partie. Sauf que comme ce qui est comprimé dans ce vase devient vite puant et merdique, ce qui s’en échappe l’est tout autant.
L’illusion dans laquelle on nous fait baigner secrètement, tout en nous interdisant d’y penser, consiste à nous faire croire que le suicide est quelque chose de très beau contrairement à ce qu’on vit ordinairement. Sauf que le Suicide est aussi l’image miroir du suicide, et la merde inversée, ça reste de la merde, même avec un m majuscule. Pour l’instant.
Des bandes de philosophes qui ne veulent rien piger à ce processus-là bondissent sur l’acte suicidaire pour tenter d’y discerner un choix d’ordre existentiel, pendant que d’autres nous opposent un « devoir de vivre », repris tel quel du christianisme (où le suicide est d’abord une perte de confiance en la miséricorde divine donc un impardonnable péché).
Les deux camps trahissent l’étroitesse de leur pensée séparée de la vie, incapable d’envisager l’ampleur de la machinerie sociale qui nous pousse à bout mais sans pour autant nous laisser le droit de partir décemment.
Essayez de vous suicider, si vous avez la malchance de ne pas vous réussir sur le coup, ces cons de vivants mettront tout en œuvre pour vous refoutre en vie et vous forcer à partager leur merde.5
Sauver une personne ayant fait une TS, c’est malheureusement la réinjecter dans un circuit fait d’hospitalisations forcées,
de probation et de ses rendez-vous de contrôle réguliers,
d’inévitables entretiens de motivation : envisagez-vous de récidiver ?
de quadrillage de la vie intime par l’œil médical
et enfin, après qu’on ait suffisamment fait sienne la résignation des autres,
le retour à la quotidienneté dégueulasse.
La pathologisation et la surveillance des suicidaires ne les empêche pas de se disparaître sur le moyen ou le long-terme, bien au contraire.
Ces dispositifs de pouvoir encadrent toute fuite en dehors de la société, obligeant les suicidaires à oublier leurs propres mots, à se trahir en mimant l’adhésion à une vie qui s’annonce comme un cumul de peines de prison.
Les philosophes aux idées brumeuses pour qui suicide = libre-arbitre ne verront jamais l’amplitude de l’humiliation qui englobe à la fois
l’avant,
l’après
et le pendant du passage à l’acte, la violence du discours qui intègre toute une vie au détour d’une phrase. On ne peut rester insensible au décalage extrême entre ce discours-là et le sens que l’acte porte en lui-même, c’est-à-dire :
échappatoire ultime,
poing dans la gueule du monde entier
lorsqu’on se sent privé de la capacité d’y résister autrement
Si le suicide forme à la fois une pratique (consistant à franchir progressivement les différents seuils de son propre effacement) et sa représentation comme libération instantanée, leur contradiction se trouve en quelque sorte pacifiée au sein du discours. Cette pacification est toute relative, car plutôt que supprimé, le combat est relégué dans l’espace psychique de l’individu. Il continue à y faire des ravages jusqu’à ce que celui-ci implose.
Pour y résister, il faut chercher plus loin. Là où une société toujours divisée en classes implante chez les opprimé·es le sentiment de défaite totale et irrémédiable, là aussi où naissent les ruptures profondes au sein de l’imaginaire collectif.
J’ignore ce que c’est que les choses, j’ignore tout état humain, rien du monde ne tourne pour moi, ne tourne en moi. Je souffre affreusement de la vie. Il n’y a pas d’état que je puisse atteindre. Et très certainement je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est-à-dire. Mais que penseriez-vous d’un suicide antérieur, d’un suicide qui nous ferait rebrousser chemin, mais de l’autre côté de l’existence, et non pas du côté de la mort. Celui-là seul aurait pour moi une valeur. Je ne sens pas l’appétit de la mort, je sens l’appétit du ne pas être, de n’être jamais tombé dans ce déduit d’imbécilités, d’abdications, de renonciations et d’obtuses rencontres qui est le moi d’Antonin Artaud, bien plus faible que lui. Le moi de cet infirme errant et qui de temps en temps vient proposer son ombre sur laquelle lui-même a craché, et depuis longtemps, ce moi béquillard, et traînant, ce moi virtuel, impossible, et qui se retrouve tout de même dans la réalité. Personne comme lui n’a senti sa faiblesse qui est la faiblesse principale, essentielle de l’humanité. A détruire, à ne pas exister.
Antonin Artaud (La Révolution surréaliste, n°2, enquête « Le suicide est-il une solution », 1925)
II. Un projet de disparition organisée
« Grâce à des dispositifs modernes, l’Agence Générale du Suicide est heureuse d’annoncer à ses clients qu’elle leur procure une MORT ASSUREE et IMMEDIATE, ce qui ne manquera pas de séduire ceux qui ont été détournés du suicide par crainte de « se rater ». C’est en pensant à l’élimination des déséspérés, élément de contamination redoutable dans une société, que M. le ministre de l’Intérieur a bien voulu honorer notre Etablissement de sa présidence d’honneur. »
J. Rigaut, Agence Générale du Suicide
« Il y a des morts qui n’attendent pas la transformation du corps en cadavre. »
G. Deleuze
Si on veut garder un espoir qu’il s’échappe au-delà de notre brève existence un rayon lumineux, pouvant nourrir quelque chose de plus grand et de plus joyeux que nous-mêmes, on ne peut que chercher à quitter le détroit peuplé de monstres où la mort s’érige en phare.
Sinon on se condamne à être convoqué régulièrement à des repas funestes où on est bouffé par petites tranches qu’on est censé assaisonner soi-même. Si on se mutile tous les jours pour éviter de mourir tout de suite, banaliser le suicide comme réaction à notre société aurait au moins l’avantage de renverser concrètement cette justification, la remettant sur ses pieds : on peut aussi mourir pour ne pas avoir à devenir cannibale.
Depuis plusieurs siècles déjà, le suicide est inscrit dans l’imaginaire social au même rang que d’autres formes de marginalité : la délinquance, la prostitution, la folie. Plus que des mots ou des concepts, c’est des formes de vie qui vont ensemble (se rejoignant fréquemment) et qui ont en commun le fait d’échouer perpétuellement à se voir reconnaître une dignité de sujet. Non pas des actes, dont on pourrait adjuger en bon philosophe, encore moins des comportements impliquant la sociologie de la déviance, il s’agit d’y voir plutôt quelque chose de plus profondément structurant pour les gens pris là-dedans, des tourbillons naissants des espoirs déchus qui mettent d’abord à mal toute certitude sociale, mais s’y intègrent aussi par la suite.
La déviance n’est jamais une cause en soi du suicide. Lorsqu’elles peuvent organiser leur survie commune, des communautés marginales se serrent les coudes dans une espèce de solidarité face à l’existant qui redonne un sens profond à la vie. C’est au contraire les tentatives récurrentes des sociétés modernes de supprimer les modes de vie marginaux, notamment en isolant les êtres qui les mènent, en leur octroyant le choix entre l’assistanat surveillé et l’enfermement, qui aboutit le plus souvent à un nombre de suicides surélevé parmi les personnes précaires (précaire non seulement matériellement mais aussi symboliquement, car rattachées à un ou plusieurs statuts stigmatisés au sein de l’imaginaire collectif, comme par exemple celui de sans-papier, de travailleur·euse de sexe, de chômeur·euse).
Le suicide est forcément le terme ultime, clôturant logiquement une vie marquée par un élan de révolte étouffé. La forme la plus intransigeante de la fuite, radicalisée au point où elle ne peut qu’emporter avec elle l’individu en qui ça a germé.
Il semble au premier abord difficile de relier le sens que chaque individu suicidaire peut accorder à son geste à l’histoire des luttes et de la répression. Mais penchons-nous du côté de ce qu’on qualifie souvent comme étant des « vagues » de suicides, qui appellent en général toutes les ressources d’un État moderne afin de les endiguer.
La spécificité de ces vagues-là, c’est de réussir à faire parler même les morts les plus silencieuses, en rendant évident le compagnonnage qui persiste par-delà la tombe et en brisant l’illusion des monades isolées qui se brisent dans leur coin par manque de liens sociaux.
L’approche médicale du suicide dépolitise essentiellement le geste, or, celui-ci possède forcément un rapport direct au collectif, car il témoigne d’une volonté définitive de s’extraire d’une société donnée, peu importe les motivations concrètes ayant servi d’éléments déclencheurs chez telle ou telle personne.
En Russie tsariste, une vague de suicides accompagne le reflux de l’espoir d’émancipation suite à la révolution avortée de 1905 (face à l’intensité de la répression, une révolte par d’autres moyens). Suite à l’instauration du régime bolchévik, la génération des jeunes révolutionnaires commence à déprimer sérieusement, en se heurtant à l’avènement d’un nouvel appareil répressif et à la désintégration progressive de l’idéal communiste. Les porte-voix des autorités soviétiques y réagissent d’abord sur le ton de la compassion. Puis, lorsque ce désespoir ambiant atteint les membres de leur propre parti pendant la Nouvelle Politique Économique et alors que les ouvrier·es sont fortement touché·es, il faut très vite mettre en place une propagande cherchant à contenir « l’épidémie », en décrédibilisant les suicidaires aux « nerfs fragiles et [au] caractère débile », des révolutionnaires ratés en quelque sorte.
Lorsque la vague de suicide atteint les ouvriers, on affirme vite que ces suicides n’ont pas de racine dans « la vraie jeunesse ouvrière et révolutionnaire ». Seuls se suicident les nouveaux déclassés découvrant la réalité de la condition ouvrière.6
Le suicide du poète Sergueï Essenine en 1925 colle le mieux à ce discours. Stigmatisé par la presse soviétique, régulièrement arrêté pour des bagarres ivres, humilié et rattaché à la figure de l’intellectuel débauché, oisif et bon-à-rien, il était déjà à moitié supprimé par la société avant qu’il ne se donne définitivement la mort.
Cinq ans plus tard, c’est le décès de Maïakovski qui touche les esprits, car en tant que figure centrale de l’avant-garde intellectuelle et artistique du mouvement révolutionnaire, créatrice d’un nouvel imaginaire, son désespoir marque le pourrissement ultime de ce même mouvement et ça sera aussi celui de toute une génération dont le projet révolutionnaire fût ébranlé par un parti se réclamant lui-même de la révolution.
Un demi-siècle plus tard, dans un tout autre contexte, Guy Debord7 écrit La Planète malade, où il met en évidence, entre autres, la corrélation entre l’essor des mouvements révolutionnaires (c’est-à-dire une matérialisation d’un espoir collectif dans la possibilité de transformer le monde) et la santé mentale des individus.
‘La révolution ou la mort’, ce slogan n'est plus l'expression lyrique de la conscience révoltée, c'est le dernier mot de la pensée scientifique de notre siècle. Ceci s'applique aux périls de l'espèce comme à l'impossibilité d'adhésion pour les individus. Dans cette société où le suicide progresse comme on sait, les spécialistes ont dû reconnaître, avec un certain dépit, qu'il était retombé à presque rien en mai 1968.
L’inverse doit être vrai aussi. L’extrême solitude et la déchéance symbolique hantant les gens ayant pris part aux mouvements sociaux en déclin peuvent porter un coup fatal à une génération toute entière. C’est ce que tente de décrire le film Mourir à 30 ans à travers l’exemple de Michel Recanati, représentant des Comités d’action lycéenne en Mai 68, militant communiste et antifasciste, qui s’est donné la mort seulement quelques années après.8
On a l’impression que le désespoir d’une génération se partage entre ses membres, qui, sans avoir le même vécu, font face à des défis existentiels similaires. Ça s’est pas mal vu pendant la vague de suicides étudiants en France en période de Covid-19. Des mort·es se faisaient écho, certaines pratiques se propageaient, de parfait·es inconnu·es mourraient à quelques jours d’intervalle.
On a le plus parlé des défenestrations, car le principe de celles-ci consiste littéralement en ce qu’un corps mutilé jusque là dans le silence d’un 9 m2 traverse la frontière entre le privé et le public, et vienne s’éclabousser par terre aux yeux de tout le monde.
Le sang n’est pas encore effacé du bitume qu’on vient nous expliquer pourquoi un·e·tel·le a fait ça. Et bien que quiconque ayant déjà effectué une tentative de suicide sait pertinemment qu’on ne se tue pas « pour une raison »9, les proches et les pas si proches cherchent quelque chose ou quelqu’un à blâmer en particulier, sans que ça remette en cause leur foi dans l’ordre social.
C’est alors que, malgré l’évidence des choses, tout le monde persiste à tout voir isolément,
on situe le problème du côté d’un manque de moyens ou de thérapeutes,
on divague éternellement au sujet des conjonctures socio-économiques défavorables aux jeunes,
cherchant à punir encore plus au passage la drogue et le chômage,
en somme :
on veut nous imposer encore plus, sans vouloir en assumer la responsabilité, les conditions de vie qui poussent à se flinguer, en nous enlevant toute échappatoire.
La fausse conscience et la volonté de négocier avec les pouvoirs jouent en notre défaveur. Ainsi, on a pu demander en cette période (déjà si lointaine) une simple réouverture des facs sans se rappeler que ce n’est pas les cours en présentiel qui « sauvent des vies », mais bien plus des rencontres avec d’autres paumé·es que nous, brisant l’isolement et instillant en nous un désir de révolte, que la fac rendait possible depuis des décennies, et qui le sont de moins en moins, même en dehors de la pandémie.
On peut supposer que l’éclatement du dernier mouvement étudiant conséquent en date, celui des occupations des campus au printemps 2018, de Tolbiac à Paris 8, réprimé avec une telle efficacité sur la durée que pendant quatre ans presque plus rien n’émanait des étudiant·es, ait été en partie responsable de plus d’une dépression grave.
Je pense à Anas, l’étudiant qui s’est immolé devant le CROUS à Lyon en novembre 2019.10 Même si les spécialistes des causes uniques ont d’emblée cherché à réduire son acte à la simple précarité financière, c’est-à-dire concrètement au fait de perdre sa bourse, il suffit de relire sa brève lettre d’adieu pour se rendre compte à quel point cette explication est partielle et simpliste.
Bien évidemment, les difficultés matérielles concrètes nourrissent la dépression et l’angoisse existentielle ; l’endettement sert dans certains cas à déclencher des crises suicidaires (« Cette année, faisant une troisième L2, je n’avais plus de bourses, et même quand j’en avais, 450e/mois, est-ce suffisant pour vivre ? »). Mais la précarité ne peut pas être réduite au seul problème de l’argent : il s’agit d’un statut qui s’accompagne d’entretiens interminables avec la CAF, des justifications honteuses devant le travailleur social, d’un effondrement systématique de tous nos rêves.
Réduire l’immolation d’Anas à la seule bourse serait alors infantilisant en plus d’être stupide. Son acte, comme il l’a lui-même indiqué, visait à la fois le CROUS, le Ministère de l’Enseignement Supérieur, le gouvernement, l’UE et les fachos de toute sorte. Derrière des revendications précises empruntées à son syndicat, se dessine dans son texte un rejet en bloc de tout ce que ce monde a enfanté de terrible et d’insupportable et c’est ça qu’en retiendront celles et ceux touché·es par l’événement, notamment celleux qui ont défoncé la grille du Ministère de l’Enseignement Supérieur en son honneur quelques jours plus tard.
Anas appartient à une génération désenchantée si l’on veut, qui n’a connu des mouvements sociaux que l’intensité de la répression et dont l’horizon ne cesse de se rétrécir. Et en disant ça, on n’essaye pas de se placer dans le faux débat sociologique pour savoir s’il existe des générations plus suicidaires que d’autres. Il est évident que dans la plupart des bouches, la question d’âge permet d’éviter de parler de la classe, comme si le fait de naître au même moment était plus déterminant que la classe sociale de ses parents. En même temps, il y a quelque chose d’intéressant derrière l’idée que des personnes appartenant à la même tranche d’âge à une certaine période historique sont traversées par des angoisses similaires.
C’est évident quand on le vit, mais ce truc-là a bien chamboulé les sociologues surpris de voir que les jeunes se suicidaient de plus en plus depuis les années 70.
Faut se dire que ça part d’un gros malentendu à la base, d’une espèce de problème interne à la statistique démographique.
Depuis Durkheim, les sociologues considéraient que le nombre de suicides augmentait forcément avec l’âge peu importe la société étudiée, car ça correspondait à toutes les sociétés observées depuis la deuxième moitié du XIXe s. Durkheim lui-même estimait qu’il s’agissait là d’un effet sur le long-terme de la société bourgeoise sur l’individu, qui s’imprégnait au fil des années de la « force collective » le poussant à se tuer, du « vide d’une existence égoïste ou toute la vanité d’une vie sans terme ».11 Plutôt que de remettre en cause le régime de production capitaliste, le sociologue cherchait une plus grande intégration des individus au sein des structures sociales pour pallier à la culture individualiste.
Il ne pouvait pas prévoir qu’un jour le régime de production capitaliste allait rentrer dans une série de crises internes aboutissant au chômage de masse qui a fait que tout d’un coup, toute une génération arrivant à l’âge d’entrer sur le marché du travail se retrouverait d’emblée surnuméraire, son horizon radicalement diminué depuis l’échec et la récupération des mouvements sociaux des années 60.
Le dernier quart du XXe siècle a bouleversé une relation que plus de cent cinquante ans de statistiques mondiales avaient incité à considérer comme une donnée universelle : la croissance régulière du taux de suicide avec l’âge.12
Il fallut alors repartir sur des nouvelles hypothèses.
Les résultats les plus convaincants établis en particulier par Louis Chavel consistent à refuser l’explication en termes de générations (certaines seraient sur-suicidaires et d’autres sous-suicidaires…) et à attribuer l’essentiel de ces changements à la rencontre entre un âge de la vie et une conjoncture économique et sociale particulière. « Les raisons de désespérer de la vie, écrit-il, ne sont pas les mêmes selon l’âge auquel les individus abordent telle ou telle période de l’histoire des sociétés. » De fait, avoir 20 ans en 1975 et chercher à trouver un emploi au moment où un chômage de masse se met en place durablement n’a pas le même sens que prendre sa retraite la même année en étant assuré de percevoir près de 80 % de son dernier salaire jusqu’à la fin de ses jours. (…) On peut ainsi expliquer la modification du profil du suicide selon l’âge par la transformation du contenu social des âges de la vie engendrée par la nouvelle situation économique consécutive aux chocs pétroliers des années 70.13
Le terme « contenu social des âges » reste ambivalent, car il peut présupposer d’un contenu social uniforme peu importe la classe d’appartenance de l’individu, alors même que la pandémie n’a pas constitué la même expérience pour les jeunes des quartiers populaires que pour la jeunesse dorée, propriétaire d’apparts à Paris intra-muros et des résidences secondaires à la mer. En plus, on présume que c’est arbitraire, que les expériences que font les jeunes et les vieux n’auront rien à voir. Alors qu’en vrai, c’est lié, la manière dont on définit puis traite ces deux groupes dépend de la manière dont le régime de production organise nos relations sociales, y compris au niveau de l’intégration symbolique des ensembles qu’on pose comme étant des contraires absolus :
la jeunesse renvoyée à la fonction de renouvellement du capital, de reprise en main de sa gestion pour la partie la plus privilégiée,
les personnes plus âgées, qui ne sont plus porteuses de pouvoir symbolique qui allait avec l’expérience dans certaines sociétés, renvoyées à leur inutilité, reléguées de manière définitive à l’assistanat, à la responsabilité du premier groupe.
L’augmentation du nombre de suicides chez les jeunes trahit un certain essoufflement idéologique du système en place incapable de s’octroyer l’adhésion des nouvelles générations depuis l’avènement de l’ère dite « néolibérale ». Elle leur assure néanmoins une attention médiatique, pendant que les plus âgé·es meurent en silence. Désintégrées par le travail et mises de côté à cause de leur improductivité, bientôt privées de la retraite (un spectre qui ne fera que s’éloigner de génération en génération), séparées de leurs proches, ces personnes-là se trouvent alors incitées à se laisser mourir « de vieillesse » (suicide par lassitude).
Dès l’industrialisation, le mode de production capitaliste s’est présenté comme inébranlable et comme une suite logique de tout ce qui lui avait précédé. En réalité, il n’y avait pas un seul imaginaire fixe associé au capitalisme, celui-ci était capable de jongler avec des imaginaires différents, les synthétisant en fonction des impératifs historiques nouveaux. Et quand on parle de jongler, ça sonne léger, mais ça veut dire ici et concrètement, la suppression activement organisée des conditions de survie matérielle et symbolique d’une partie des plus âgé·es, parce qu’un pourcentage conséquent de la population sera désormais classée comme étant dispensable à la reproduction de la société. Harmonisation du contenu social des âges ?
Durkheim n’avait pas totalement tort, en identifiant une pulsion de la mort issue de la société et s’ancrant au plus profond de l’individu au cours des épreuves de la vie. Mais il s’est trompé sur sa source : non pas la propagation des idées égoïstes accompagnant le libéralisme, mais la manière dont les sociétés organisent la vie et la production. D’une analyse des mœurs il faut passer à une analyse de classe. D’ailleurs, le projet de Durkheim consistant à sauver le libéralisme de ses excès pour mieux unir la société est celui qui a permis à la sociologie de s’instituer en tant que science de contrôle social. Il n’est pas surprenant que le suicide ait été sa première cible.
Alors, on peut parler de générations, pas au sens de tranche d’âge, mais au sens politique et historique : des rencontres entre des personnes ayant un vécu comparable des épreuves historiques surmontées à des moments charniers de leur existence. Ça ne peut qu’appeler à un ralliement autour d’une cause existentielle commune, celle d’une vie digne, émancipée de l’horloge du capital.
Si on veut vraiment prévenir les suicides, on se heurte très rapidement à la centralité du travail salarial dans nos vies. Jamais le salariat n’avait à ce point imprégné et rythmé l’existence qu’à notre époque.
Les enjeux sont particuliers pour les personnes âgées ou jeunes, condamnées à la misère car (justement) exclues du travail, mais la mort lente, subie n’épargne pas le reste de la population, car elle se loge au plus profond de l’institution. (Rappelons par exemple un autre fait statistique qui fascine les sociologues : on se suicide beaucoup plus le lundi que le samedi ou le dimanche.14)
Le vieux chantage salarial, {travaille ou crève} s’est transformé en un {travaille et crève} depuis que le capitalisme ait pu engloutir la plupart de ce qui lui était encore extérieur au sein de la vie sociale.
En s’accaparant les forces de la vie, le travail institue la mort comme seul horizon envisageable, c’est comme ça que ça fonctionne depuis les premières révolutions industrielles, mais ce qui a changé depuis Marx, c’est que l’intégration de toutes les activités productives au circuit marchand a atteint une telle ampleur qu’il ne reste plus rien d’autre que nos limites psychiques pour faire barrage à l’avancée de l’exploitation. Et celles-ci ne cessent de reculer.
Pour exploiter une force de travail, il faut d’abord qu’elle existe, et elle n’est pas donnée naturellement. Ça implique une aliénation psychique antérieure à l’exploitation « purement » économique, expliquée par la nécessité de convertir les forces vitales des individus, d’une communauté, ou plus largement aujourd’hui, de l’espèce, en une force salariale, avec tout ce que ça implique de violence envers la psyché (renier son besoin de liberté et son rythme propre, accepter de recevoir des ordres et de modifier l’objet de son travail en fonction des projets du patron et des actionnaires, etc).
Le capital se valorise à travers l’exploitation de la force du travail, mais cela veut aussi dire que sous le capitalisme, il ne reste rien d’autre que le salariat comme chemin de valorisation pour les individus (valorisation par les autres ou encore le fait de légitimer soi-même sa propre existence). C’est alors que la manière dont s’organise notre monde intérieur commence à s’annexer au mode de valorisation propre au capital. Ces contraintes sont d’abord imposées à nous de l’extérieur, mais on finit par devoir se les imposer à soi-même.
Le capitalisme d’aujourd’hui ne nous impose pas les mêmes contraintes psychiques qu’à l’époque de Germinal de Zola, où le prolétaire allait au travail en quittant le milieu rural peuplé de repères familiers pour affronter un monstre pour l’instant extérieur à lui et à son monde, sachant aussi qu’il pouvait compter sur la solidarité d’autres travailleurs pensant et rêvant pareil que lui. Un siècle et demi plus tard, le monstre est aussi en nous, il a imprégné nos rêves et nos cauchemars, il a transformé nos rythmes de sommeil, plus rien ne peut exister en dehors de lui, autrement qu’en marge.
C’est là où on voit le plus clairement pourquoi on ne peut pas juste retourner à une version pure de la pensée marxienne, qui n’aurait pas été teintée par les expériences de socialisme soviétique ou chinois. Ce qui vaut pour le marxisme vaut aussi pour toute tentative de rétablir tel quel un courant théorique radical, qu’il soit anarchiste ou communiste, sans partir des transformations actuelles du capitalisme. Car on mobiliserait toujours des références, non pas seulement à un noyau théorique pur (qui n’existe pas), mais aussi et surtout à un ensemble de pratiques de luttes, complètement périmées au stade actuel du déploiement du capitalisme.
Il serait illusoire par exemple d’espérer une grève générale, dont la pratique est intimement liée à la conscience de classe qui animait le prolétariat industriel. Celle-ci s’est érodée au moment du démantèlement de cette fraction de la classe ouvrière suite à la désindustrialisation en Occident et de l’imposition du libre-échange à l’échelle mondiale. Il serait tout aussi stérile de romantiser des vieilles pratiques de sabotage (comme celles des luddites en Angleterre) à l’époque où les premières machines textiles commençaient seulement à remplacer les outils artisanaux.
Il nous faut chercher d’autres horizons, d’autres méthodes de sabotage, de grève et de résistance dans une société où depuis quelque temps déjà, notre rôle se réduit à veiller au bon agencement des appareils, y compris ceux qui se sont implantés en nous, transformant des êtres humains complexes et pétris de contradictions en des prestataires de services flexibles et polyvalents.
Le taylorisme, qui émerge à la fin du XIXe siècle, a pour principe de base la séparation du travail intellectuel, celui de planifier la production, et un travail consistant à exécuter en série de tâches uniformes et répétitives, dans le but d’accroître le rendement de chaque poste et de supprimer tous les « temps morts ». Cette forme d’organisation a été absorbée par le fordisme, qui y a aussi rajouté l’idée qu’on pouvait annexer les bénéfices perçus par les travailleurs aux gains individuels de rendement, en stimulant ainsi la productivité.
La violence symbolique extrême qui destitue l’artisan, le convertissant en un simple exécutant des tâches est bien décrite par Robert Linhart15 dans L’Etabli, le récit d’un militant gauchiste s’étant « établi » dans une usine de Citroën dans l’immédiat après Mai 68.
La fin du livre est marquée par l’histoire de Demarcy, un retoucheur de portières s’étant construit soi-même son propre établi, « un engin indéfinissable, fait de morceaux de ferraille et de tiges, de supports hétéroclites, d’étaux improvisé pour caler les pièces, avec des trous partout et une allure d’instabilité inquiétante. »
Jamais l’établi ne l’a trahi ni ne s’est effondré. Et, quand on le regarde travailler pendant un temps assez long, on comprend que toutes les apparentes imperfections de l’établi ont leur utilité : par cette fente, il peut glisser un instrument qui servira à caler une partie cachée ; par ce trou, il passera la tige d’une soudure difficile ; par cet espace vide, en dessous – qui rend l’ensemble si fragile d’apparence –, il pourra faire un complément de martelage sans avoir à retourner la portière déjà calée. Cet établi bricolé, il l’a confectionné lui-même, modifié, transformé, complété. Maintenant, il fait corps avec, il en connaît les ressources par coeur : deux tours de vis ici, trois tours d’écrous là, une cale remontée de deux crans, une inclinaison rectifiée de quelques degrés, et la portière se présente exactement comme il faut pour qu’il puisse souder, polir, limer, marteler, à l’endroit précis de la retouche, aussi excentrique et difficile d’accès qu’elle puisse être – par-dessus, par-dessous, de côté, aux angles, en biais, dans l’intérieur d’une courbe, à l’extrémité d’un rebord.
Une relique de l’artisanat à l’époque de l’organisation scientifique du travail, que le « bureau des méthodes et des temps » de la boîte cherchera à supprimer.
Trois types arrivent avec un gros treuil, hissent un engin de fonte massif au niveau de l’atelier, le font glisser sur la chaîne préalablement débarrassée des voitures en cours de fabrication, et finissent par l’amener, non sans mal, à l’emplacement de Demarcy. Son vieil établi est promptement dégagé, jeté dans un coin débarras de l’atelier, au milieu des vieux chiffons et des bidons rouillés, et on lui installe ça à la place.
(…)
Reprise.
Demarcy regarde, estomaqué, cet établi tombé du ciel. Ou plutôt tombé des caprices imprévisibles du bureau des méthodes. Un gros cube massif, surmonté d’un plan incliné, pour poser la portière.
S’ensuivent alors pour le retoucheur de vaines tentatives de s’accommoder au nouvel appareil, des humiliations répétées auprès de ses chefs, qui le regardent bosser maladroitement sans réussir à tenir la cadence. Au bout d’un moment, l’échec est trop flagrant, c’est alors que quelques jours plus tard, on rend discrètement à Demarcy son ancien établi.
Le vieux reprit ses retouches sur son vieil établi, apparemment comme par le passé. Mais il y avait à présent dans ses yeux une sorte de frayeur que je ne lui connaissais pas auparavant. Il paraissait se sentir épié. En sursis. Comme s’il attendait le prochain coup. Il se refermait encore plus sur lui-même, toujours inquiet quand on lui adressait la parole. Parfois, il loupait une portière, ce qui ne lui était presque jamais arrivé « avant ».
Peu après, il tomba malade.
Au-delà de l’aspect purement formel de l’exploitation, c’est cet aspect substantiel, celui qui enlève tout sens personnel au geste de l’exécutant, qui font que les gens qui travaillent somatisent, puis craquent. Les craquages deviennent inévitables dans un monde où on n’est plus jamais en dehors du travail, et où ce travail-là se révèle de plus en plus vide de sens.
Notre sociabilité, notre temps « libre » sont marqués par les mêmes exigences de rentabilité, de productivité et de flexibilité que le temps de travail salarial. On est aussi prisonnier de l’injonction à consommer, qui constitue un travail en soi, celui de produire en soi des désirs suffisamment forts pour pouvoir écouler le stock d’objets et de services inutiles qui risquent de noyer le marché sinon.
Si on se sent essoré suite à une journée de taff, c’est peut-être qu’on s’y est fait vider de l’intérieur. Si on entend par le concept d’« âme » l’intériorité propre au sujet, le sentiment d’être soi, les amplitudes de ses états émotionnels et psychiques, la totalité qui contient tous nos rêves et désirs, nos craintes et notre douleur, alors on peut légitimement dire que le travail nous enlève notre âme pour mieux l’insuffler dans les machines de production et de consommation.
Les appareils productifs se constituent de plus en plus comme de véritables sujets, qu’il faut savoir naviguer de l’intérieur, apprenant leur système de signification, leur langage, contrairement à l’époque de l’artisanat où on pouvait dialoguer avec son outil. En même temps, les structures machiniques ayant pour seul but de convertir notre énergie psychique en une plus-value potentielle, qu’on échangerait contre un statut dans le monde du salariat, s’implantent de plus en plus profondément dans nos têtes.
Plutôt que de fantasmer un règne des machines, il faut se rendre compte que cet état d’aliénation n’est possible que grâce à un échange diabolique qui n’est pas inévitable, mais que toutes les institutions du monde nous poussent à reproduire : l’appareil productif absorbe notre âme pour mieux nous refourguer la sienne.
Jusque là on a surtout abordé la question de l’aliénation psychique, celle qui pousse les travailleur·euses à refouler leurs désirs. C’est ce qu’a pu observer Wilhelm Reich, psychanalyste se réclamant du freudo-marxisme. Sa pratique au sein des polycliniques populaires à Vienne l’amène à voir de plus près la souffrance des prolos et l’incite à la création de la Sexpol (Association allemande pour une politique sexuelle) en 1931 sous l’égide du parti communiste allemand.
Par sa fréquentation du milieu ouvrier, Reich remet en question la conception de la sublimation des pulsions dans le travail : les ouvriers au contraire souffrent dans leur tâche ; pour supporter le travail répétitif à l’usine, ils sont contraints à la mécanisation de leur comportement. Ces observations contribueront pour une large part au développement de la notion de « cuirasse caractérielle ». En effet, pour accomplir leur besogne, remarque Reich, les ouvriers ne peuvent sublimer, ils doivent bien plutôt « s’inhiber » et se « cuirasser ». Les conditions matérielles et sociales du travail ne permettent aucun autre destin de la pulsion.16
Saisir la dimension psychique de l’aliénation demeure essentiel afin d’expliquer la souffrance au travail, les maladies du corps et de l’esprit sur lesquelles elle débouche.
Le SPK, le Collectif socialiste des patients qui a émergé en Allemagne au début des années soixante-dix, a poussé cette logique à son paroxysme, considérant que la maladie « est la seule forme de vie possible dans le capitalisme » et par conséquent une arme potentielle pouvant servir contre lui. Pour le SPK, « au besoin de plus-value du capital correspond le besoin de vie de l’individu ; le symptôme est l’unité sensible, immédiate et perceptible de cette contradiction ».17
Le corps du travailleur se rend malade comme réaction d’auto-défense face à l’exploitation psychique, garantissant en dernier recours la survie de l’individu. En revanche, afin de commencer à comprendre le suicide comme réaction à des déchirures subjectives trop profondes, il faudrait se pencher sur les cas où la somatisation ne suffit plus pour absorber la violence qui traverse la psyché.
On en entrevoit déjà les premières traces dans L’Etabli. Lorsque le comité de base de l’usine de la porte de Choisy fomente une grève pour refuser la récupération des heures « perdues » en Mai 68, et que les menaces généralisées de licenciement ne parviennent pas à la ralentir, « la machine antigrève » de l’usine commence à s’attaquer aux leaders du mouvement.
Pas de licenciement, mais un laminage intensif : rendre la vie impossible à celui qui est visé. Toute la machine de surveillance, de harcèlement et de chantage qui s’était, dès le 18 février, abattue sur l’ensemble des ouvriers grévistes de l’usine se concentrait maintenant, méthodiquement, sur les « fortes têtes » repérées. La direction avait choisi une petite dizaine de personnes à éliminer. On saurait les obliger à « prendre leur compte » – à disparaître.18
La personne ciblée par la répression patronale reste à l’usine, mais on lui confie les tâches les plus inutiles et humiliantes, souvent dans des endroits isolés du reste des ouvriers, en lui faisant par-dessus tout subir un harcèlement constant de ses chefs. « C’est comme cela qu’on produit les automobiles. Des machines moulent la tôle, d’autres pétrissent la matière humaine. L’usine est un tout. »19
La production automobile a toujours été à l’avant-garde du reste des industries, impulsant de nouvelles formes d’organisation du travail qui se répandaient ensuite partout ailleurs. La Déprime des opprimés de Patrick Coupechoux (Seuil, 2009) aussi bien que la série de films La Mise à mort du travail sortis la même année permettent de sauter dans les années 2000 pour observer les techniques de destruction psychique du personnel désormais solidement implantées jusque dans le secteur des services.
La stabilité psychique des exploité·es précédemment associée à un statut fixe d’employé·e s’est évaporée depuis les crises qui ont détruit le plein-emploi des Trente Glorieuses. Les entreprises ont su jouer avec les incertitudes économiques pour appuyer une nouvelle gestion des « ressources humaines », en mettant en place des évaluations individuelles de leur performance. L’évaluation conditionne l’accès aux primes et aux promotions, mais aussi tout simplement au maintien au poste. Les dés sont pipés, car il ne suffit plus de s’engager à travailler assez bien : il faut surtout chercher à avoir de meilleurs résultats que ses collègues. L’évaluation individuelle crée forcément la catégorie des « sous-performants », qui vont subir de plein fouet le harcèlement managérial.
En fait, dans une équipe, lorsqu’un salarié ne plaît plus, il y a deux façons de procéder : soit on le casse d’entrée, soit on provoque un « harcèlement de même niveau » (terme courant : le vocabulaire de l’entreprise s’enrichit). Autrement dit, on monte l’équipe contre la personne visée en accusant celle-ci, d’une façon répétitive, d’être responsable des mauvais résultats. Les membres de l’équipe, qui n’ont rien compris à la manœuvre, qui voient leur prime leur passer sous le nez, peuvent alors laisser s’exprimer leur rancœur : « On n’y arrive pas, c’est de sa faute, il faut s’en débarrasser, il nous empêche d’avancer! »20
Les boîtes modifient jusqu’à l’environnement physique pour aller dans le sens des espaces « ouverts » plus bruyants empêchant toute intimité et permettant un contrôle plus grand des gestes du personnel. Le processus de travail devient plus dépendant des outils de contrôle numérique. C’est d’autant plus pernicieux qu’on aura l’impression de maîtriser la machine, pendant que ses algorithmes calculent en permanence notre attention, faisant tout pour nous empêcher de décrocher.
Le travail à la chaîne s’est non seulement répandu aux industries de service. Il s’est aussi largement intensifié, en mettant au travail la psyché, qui devient une mini-usine de production de valeur. A travers le contrôle psychique, « l’entreprise a su pousser le bouchon [toujours] plus loin, transformer le légitime désir de participer en un engagement personnel pour la réussite de ses objectifs à elle ».21
La richesse et la complexité de nos mondes intérieures finissent par céder au projet, qui consiste à convertir notre énergie psychique en force de travail, mais vient forcément un moment où le capital n’a plus besoin de nous. C’est alors que le suicide devient une véritable option, voire même un horizon de lutte.
C’est ce dont témoigne la vague de suicides chez France Télécom pendant la période de restructuration interne de l’entreprise qui devient Orange. Le petit livre de Sandra Lucbert, Personne ne sort les fusils (Seuil, 2020) revient sur le procès de ses ex-dirigeants. L’affaire est spectaculaire, les objectifs managériaux ayant été particulièrement ambitieux : faire partir 22,000 salarié·es en trois ans. L’ampleur de la détresse des employé.es aussi : une soixantaine de suicides sont décomptés entre 2007 et 2009. Par conséquent, des peines inédites sont prononcées à l’égard des dirigeants : un an de prison pour Didier Lombart, le premier PDG d’un groupe du CAC40 devant répondre devant le tribunal pour « harcèlement moral » des employé·es.
On se trouve complètement désarmé si on ne saisit pas ce que les suicides veulent vraiment dire dans cette histoire. Car ils n’ont jamais fait partie du plan managérial, il s’agit bien plus d’un impensé, d’une sorte de dommage collatéral qui a fini par se retourner contre les dirigeants. La logique du management en temps de crise ne peut pas vraiment consister à tuer des gens, ce qui impliquerait que des martyrs poussent comme des champignons après la pluie. Le but est de les supprimer, c’est-à-dire les pousser à disparaître, tout en dissolvant cette disparition organisée dans une normalité de la vie de l’entreprise qui l’empêcherait de se muer en une force de résistance.
Ainsi, les suicides des salarié·es de France Télécom (comme d’autres suicides dans d’autres entreprises) témoignent de la dernière volonté, parfois semi-consciente certes, des ressources humaines de ne pas se laisser liquider en silence, en restant collé·es à leur lieu de travail sous forme de résidu solide, mélange de sang et de cervelle.
Dans les os brisés par terre on trouve ce qui échappe au processus de la subsomption de l’individu par le capital : tentative désespérée de faire ressortir de l’individu une carcasse organique fragile qui peut être cassée, alors même que les limites de notre résistance à l’exploitation se décalent au plus profond de la subjectivité.
On ne peut pas parler du choix de se donner la mort au même titre qu’on parlerait du choix d’un dessert dans une société où tout nous pousse déjà à crever, mais il existe une certaine marge de manœuvre au moment des préparatifs, qui permet parfois de se sentir infiniment plus libre que lorsqu’on se préoccupait uniquement de sa survie sur le court-terme.
Découragées par la réputation qui suit depuis France Télécom, d’autres boîtes vont maintenant se pencher, si elles ne l’ont pas déjà fait, sur les moyens de surveiller la santé mentale de leurs employé·es, ainsi que sur les stratégies de pacification intime : pousser des personnes dont les conditions matérielles ne peuvent générer autre chose que de la détresse à devenir résilient·es, c’est-à-dire « avoir assez confiance en soi pour accepter ce qui ne peut pas être changé »22. Ou comme le résume Lucbert : « Un enjeu d’époque : provoquer les suicides, mais les détecter avant qu’ils se produisent. »
C’est encore une fois donner raison aux théories freudo-marxistes les plus radicales : « Pour le SPK, la vie au sein du capitalisme se retourne contre elle-même et « se brise ». La contradiction du capital consiste en ce qu’il nie ce dont il tire sa force : il rend malade celui dont il a tant besoin pour réaliser son profit. »23L’appareil de santé accomplit donc avant tout une tâche idéologique, celle de cacher les conséquences psychiques et physiques du capitalisme sur l’exploité·e.
Faut alors réintroduire du politique là où même la critique de la société le prive d’existence. La lutte des classes se joue aussi dans l’inconscient, ou plutôt dans le semi-conscient, là où opèrent des fuites permanentes, sabotant de l’intérieur le processus d’intégration psychique à l’appareil productif. On n’est pas seulement victimes du capitalisme, les déchirures qu’il fait apparaître en nous peuvent servir aussi de moyens de le combattre.
burn-out / refus du travail
impuissance sexuelle / sabotage de la reproduction sociale
dépression / rejet de l’exploitation psychique
(limites corporelles et psychiques du capitalisme)
La vie autorisée par le capital se déroule comme une immense traversée solitaire des espaces conquis par le régime politique de la dépression : des halls d’immeubles aseptisés où tout rassemblement festif est criminel, la fac qui voit débarquer des flics si on l’occupe en dehors des heures de cours, le salariat qui broie le temps au point de rendre impossible tout désir autre que celui d’être un peu mieux payé·e.
Sur ces terres arides de sens pousse un désespoir ambiant caractéristique de notre époque : la dépression est alors moins une maladie qu’une condition sociale et symbolique.
Elle se caractérise autant par un état de lucidité globale portant sur les problèmes d’existence que par une passivité irrésistible épuisant leur force d’agir là-dessus.
C’est ce qui amène l’écrivain britannique Mark Fisher24 à la qualifier d’une « (dis)position (neuro)philosophique ». Son œuvre est intéressante en ce qu’elle amène la critique du capitalisme plus loin que les écrits marxistes traditionnels, en mettant le doigt là où nos rêves et nos désirs participent à constituer une réalité symbolique qui nous enferme non plus seulement de l’extérieur, qu’il dénomme le « réalisme capitaliste ».
Par ailleurs, les écrits de Fisher, notamment ses essais sur la musique et le cinéma, conviennent bien à l’époque post-fordiste. Ce qui la caractérise pour lui est le deuil des utopies d’avant le tournant néolibéral, représentées par la musique punk. Fisher parle d’un point de vue d’une génération qui grandit dans les éclats des raves sans avoir vu leur apogée, la génération « qui simplement n’a pas trouvé que la « réalité » imposée par les forces conquérantes du néolibéralisme était vivable ».25 Il décrit la mise en place d’un imaginaire social éclaté, à la fois fluide et enfermant, ainsi que les figures du deuil et de la mélancolie qui traversent l’inconscient collectif en contestant de manière insidieuse l’ordre social implacable.
Fisher est profondément hanté par les rêves des générations précédentes. Sa critique politique et philosophique s’appuie sur le concept d’hantologie, formulé par Derrida, qui fait référence au deuil des avenirs non-advenus. Et même s’il appelle de tous ces vœux une alternative révolutionnaire au « réalisme capitaliste », il reste cependant prisonnier d’un schéma hérité des années 70, où les services publics étaient puissants et la musique meilleure.
Ainsi, il ne peut pas s’empêcher de rejoindre le mode de raisonnement fataliste, éminemment réactionnaire, en se limitant à sublimer l’attitude dépressive plus qu’à s’attaquer à ses racines matérielles. Sa critique culturelle oublie trop souvent la réalité d’une société de classes qui est comme une prison invisible, en premier lieu responsable de la dépression ambiante.
La dépression se répand autant, car elle est particulièrement compatible avec la situation des « surnuméraires », les gens prises en étau entre l’injonction permanente au travail et leur inutilité dans les faits (ce que révèlent notamment le chômage structurel et la précarité croissante de la plupart des boulots).
Une fois enfermé là-dedans, on ne peut faire autre chose que le deuil solitaire de ses propres rêves.
Il ne suffit plus simplement de croiser d’autres gens. Les espaces où on est le plus nombreux à se faire corps et face, – les couloirs de métro, les grandes avenues, les aéroports et les centres commerciaux, – sont aussi ceux à travers lesquels on glisse sans ralentir.
Notre regard discipliné s’arrête sur des écrans dont le taux d’engagement est programmé pour être nettement supérieur à celui des habitant·es invisibles de ces « non-lieux » (espaces privés de toute identité et qu’on parcourt anonymement sans avoir la capacité de se les approprier).26
Les sans-abri sont les premiers candidats potentiels au suicide, leur seul espoir de survie étant de se rattacher à un imaginaire bourgeois de la souffrance, de s’insérer maladroitement dans l’économie de l’attention à travers une sollicitude désespérée qui n’est rien d’autre qu’un travail d’acteur pauvrement rémunéré, de s’humilier en public pour que des portefeuilles gratifient sélectivement certaines déchéances dont ils peuvent estimer qu’elles sont suffisamment sincères.
Ces personnes occupent une catégorie sociale liminaire : suffisamment en marge de la vie sociale pour qu’on puisse les voir mourir régulièrement sans pour autant trop s’y intéresser, voire même tolérer qu’on les supprime activement du regard grâce aux techniques d’urbanisme hostile. Mais assez incluses cependant pour que leur détresse ne réussisse à s’échapper au discours dominant, et se retrouve automatiquement rattachée à une sorte d’économie politique de la souffrance. Leur seule existence légitime sans cesse l’ordre social que leur douleur et isolement semblent contester, notamment par les préceptes qu’on transmet aux enfants : travaillez bien, pour ne pas finir à la rue.
La condition des sans-abri révèle alors bien des contradictions immanentes aux représentations sociales de la liberté de choix et de l’autonomie individuelle, des concepts que le capital pille, pour les revendre dépouillés de leur sens. Si le « SDF » est la figure par excellence d’un être vivant en dehors des cadences salariales (même si on vient de voir qu’il reste prisonnier d’une forme de travail particulièrement ingrate) que la société marginalise au point où sa vie devient synonyme de souffrance solitaire (et dont tous les moyens d’y pallier se retournent contre lui, notamment lorsqu’on lui fait procès de l’usage des drogues), alors on peut difficilement défendre le fait qu’on ne pousse pas activement au suicide celleux qui ont encore un peu d’espoir de s’émanciper de l’ordre social.
Nouvelle armée de réserve du capital, dont les sans-abri forment la frange la plus exploitée, nous servons nous aussi à décourager l’honnête travailleur de craquer par peur de devenir comme nous.
Celleux qui réussissent à s’ajuster à leur réalité quotidienne, même si c’est en pleurant en cachette dans les toilettes de leur taff à la pause déjeuner ou en se réfugiant dans des bars de plus en plus crades tous les soirs, sont portés à tolérer des humiliations inédites dès lors que la peur de sombrer totalement les envahit.
La dépression est valorisée lorsqu’on s’en est sorti·e et qu’on est capable d’en tirer une belle leçon des bienfaits de l’intégration à la société capitaliste : comme forme d’improductivité économique elle est systématiquement réprouvée et stigmatisée, d’où l’ensemble des injonctions incessantes à voir le bon côté des choses dès lors qu’on en découvre la face abominable.
Si la plupart des gens en souffrance ne se donnent pas la mort, c’est aussi à cause d’une espèce de fausse conscience. La douleur prend la forme d’une supplication : on prie le système d’extirper le mal à sa racine, de nous attribuer un diagnostic dans un jeu de chat et de souris avec le regard du docteur, pendant que les symptômes s’enracinent toujours plus en profondeur au point de bousculer l’entièreté des structures psychiques et de devenir intraitables.
Mais on ne peut pas rester improductif·ve indéfiniment. Chaque dépression porte en elle une date de péremption unique, car au bout d’un moment le réconfort de savoir qu’on est protégé·e de l’exploitation du monde extérieur par sa passivité inébranlable ne suffit plus, on finit alors par se tuer.
Une souffrance trop aiguë déclenche bien souvent des alarmes, on nous aménage alors non sans concessions des espaces pour laisser couler une parole dépressive toute prête. On nous fournira des médicaments, qui vont miner toute possibilité de ressentir des choses fortes. Le reste du temps, on va chercher par soi-même des espaces de fuite, à l’intérieur d’un périmètre prédéfini des salles de sport, des boîtes de nuit et des soirées entre potes.
Cette stratégie est d’une efficacité redoutable, ce qu’a révélé la pandémie et les confinements : lorsque les échappatoires jadis autorisées ne le sont plus, les suicidaires peuvent prétendre constituer un véritable mouvement de masse. Et on ne parle bien évidemment pas uniquement des personnes qui se sont suicidées « activement » pour ainsi dire.
La catégorie des « suicides » n’a aucune pertinence si elle ne comprend que des suicides « actifs » (par armes à feu, empoisonnement, gaz, pendaison, défenestration, noyade ou autre), sans prendre en compte des suicides par négligence, comme par exemple le fait de s’endormir au volant.
On souligne la détermination et la volonté de la personne s’étant donnée la mort, oubliant celleux qui, n’arrivant pas à trancher jusqu’au bout, ont pris leurs chances sans avoir de garantie de réussir : les suicides spontanés mais qui s’ignorent jusqu’au bout comme tels (le fait de conduire ivre ou épuisé.e, de traverser la route sans regarder, de se défoncer à une substance qu’on connaît pas dans des endroits à risque...), mais aussi tout le spectre de la négligence plus vaste et plus structurante, celle qu’on peut avoir vis-à-vis de soi, de son corps et de son âme plus largement.
Le fait de s’en foutre si on meurt ne peut provenir que d’un désespoir muet, incomparable à celui qui pousse quelqu’un à chercher plus activement la mort, mais pas tout-à-fait différent non plus.
En partant de ce constat, les suicides se démultiplient, car il faudra compter également les gens qui réduisent au strict minimum le cycle d’activités les maintenant en vie, tout en se sabotant discrètement, à coup d’addictions, de maladies psycho-somatiques, de passivité prolongée au point où leur horizon se rétrécit de jour en jour.
Les survivant·es qui se résignent à une réalité qui les bouffe peu à peu et dont ils n’ont plus aucun espoir de s’échapper se donnent la mort aussi sûrement que les suicidaires qui périssent d’un seul coup. La question du suicide, « le seul problème philosophique vraiment sérieux » selon Camus, se révèle d’être un leurre : pendant que les philosophes se posaient des grandes questions, les exploité·es se sont déjà suicidé·es, au moins intérieurement.
De véritables cadavres sur pattes, nos yeux reflètent la dépression ambiante du monde qui nous a vidé·es de notre âme. Quand, en proie aux pensées suicidaires, je me tourne vers des ami·es et que je reconnais dans leur regard une détresse comparable à la mienne, camouflée derrière des gestes et des paroles faussement nonchalants, je me rends compte qu’il n’y a vraiment pas d’échappatoire.
L’exploitation psychique est devenue si prégnante qu’au final il ne reste personne d’autre que des gens brisées pour faire encore tourner les machines.
Encore une fois, un tout petit peu,
Il y a toujours quelqu’un pour gâcher les choses.
Pour couper la corde.
Hier, je sentais la mort dans mes os,
J’avais déjà l’éternité toute entière
Dans les tripes.
Voilà qu’ils me donnent une petite cuiller,
Une petite cuiller de vie.
Je n’en veux pas. Je ne veux plus boire ça,
Permettez que je vomisse.
Extrait de cahier de Jurek Wilner27
III. Une transcendance fragile
des situations routinières s’enchaînent de manière de plus en plus insoutenable envie de bousculer n’importe qui tiens ce mec-là qui court pour pas rater le premier métro pourquoi se résigne-t-il aux humiliations alors même que des instructions claires sont à sa portée (ne pas) descendre sur les voies danger de mort
lorsqu’on est sur le point de se rompre, notre esprit devient le terrain d’une lutte féroce entre la pulsion de mort et les mécanismes de contre-insurrection intime que la société a implantés en nous : des sortes de garde-fous qui évitent que son pouvoir de dénégation des subjectivités marginales, intériorisé par elles, déborde du cadre imposé et se retourne contre elle
c’est précisément de ça qu’on parle quand on dit que la détresse est socialement organisée, elle est maintenue à un certain seuil d’expression qui ne lui permet pas de déborder le cadre des institutions, médicale notamment.
On ne parle jamais du suicide sans évoquer le soin. Mais c’est très large le soin qui peut exister dans une société émancipée, et ça ne peut en aucun cas être résumé à celui, psychiatrique, qu’on évoque le plus souvent, dès lors que quelqu’un·e nous fait part de ses pensées suicidaires.
Pour réinventer un rapport au soin qui nous transporte au-delà de la misère contenue et pacifiée, il faudra d’abord qu’on s’intéresse aux fonctions sociales du système actuel de soins psychiques, en pleine reconfiguration dans l’écrasante majorité des sociétés contemporaines.
Si la société organise la vie qu’on peut y mener, le fait de la détruire ne peut que mettre à mal tous les efforts déployés pour nous intégrer : dans un système qui a pour fondement la croissance permanente de la productivité des individus, il s’agit d’une passion maladive à arracher à la racine.
L’outil principal dont disposent les psychiatres de tous les temps afin d’empêcher le passage à l’acte reste l’enfermement. En France, cette pratique est codifiée en 1838 par « la loi des aliénés ». Elle crée un statut juridique pour les interné·es, les divisant en deux catégories : « placements volontaires » (c’est-à-dire par des tiers) et « placements d’office » (sous l’initiative du préfet). Ce cadre légal de l’enfermement demeure inchangé pendant plus d’un siècle, rendant de fait le psychiatre « l’auxiliaire du juge et du procureur ».
L’acte psychiatrique – diagnostic, soin, internement volontaire ou forcé – ne se comprend qu’en tant qu’auxiliaire de l’acte juridique pénal. Il est destiné soit à prévenir, à empêcher une mesure répressive, pénale, de l’appareil juridique et étatique bourgeois, soit à le compléter par des mesures de réadaptation qui ne sont pas du ressort de la procédure pénale, soit enfin à prendre en charge, mais par d’autres moyens, les objectifs, les finalités de la justice bourgeoise, qui peuvent se résumer en quelques mots : protéger la propriété privée, préserver la force de travail de l’individu et de la collectivité, empêcher la désagrégation trop prononcée des structures de la famille bourgeoise, enfin maintenir la façade de l’édifice idéologique et moral de la civilisation et de la culture. Dans les pays capitalistes avancés la psychiatrie est devenue une institution de masse, une institution de quadrillage de la population.28
La psychiatrie s’imbibe assez vite de discours produit par l’industrialisation de la société, aussi bien que par l’hygiénisme et le paternalisme bourgeois qui l’accompagnent et qui souhaitent nettoyer l’espace urbain des éléments pathogènes de classe populaire, parmi lesquels en premier lieu les fols29 et les drogué·es (souvent racisé·es), pour les « soigner » dans des asiles.
Selon Robert Castel, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la psychiatrie, dont La Gestion des risques (éditions Minuit, 1981), « la construction d’un système asilaire avait correspondu à une exigence administrativo-juridique autant que médicale, la nécessité d’exercer une tutelle sur des sujets réputés irresponsables et dangereux, mais dont l’appareil judiciaire ne pouvait assurer la prise en charge, puisqu’ils ne relevaient pas de sanctions pénales. »30
Si la psychiatrie s’est historiquement constituée comme une institution carcérale à travers l’internement forcé, dont l’apogée est sans nul doute l’extermination des dizaines de milliers d’interné·es sous le régime de Vichy, elle acquiert depuis des fonctions supplémentaires, notamment celle de modeler en profondeur les individus et les populations « à risque » en dehors du cadre hospitalier.
Depuis la Libération en France, de nouveaux discours accompagnent des pratiques qui gagnent en puissance, surtout à travers la psychiatrie de secteur. Celui-ci cherche à prodiguer les soins psychiques au sein de la communauté sans passer par la case enfermement. C’est ce projet qui amenait certains à craindre « un quadrillage de la population », peur d’autant plus légitime que Georges Daumezon, l’un des principaux partisans du secteur, n’hésitait pas à comparer le rôle octroyé au psychiatre de quartier à celui d’un flic : « Il y a des commissariats de police pour les délinquants, pourquoi n’y aurait-il pas des « commissariats de police mentale » ? »31
Au lieu d’une société totalitaire dotée d’une police de la santé mentale, le secteur a plutôt débouché sur une nouvelle division du travail au sein de la psychiatrie : d’un côté, le psychiatre va tenter de répondre à une « demande plus ou moins libre de la part des bénéficiaires » dans son secteur. De l’autre, il doit quand-même rester disponible pour veiller au bon déroulement des tâches administratives qui sont sa « principale raison d’être » : des « fonctions sociales pour lesquelles l’intervention du psychiatre est obligatoirement requise. »
En effet, le psychiatre de secteur hérite de certaines des tâches dévolues à l’aliéniste, et il va être de plus en plus amené à en assumer de nouvelles en direction de populations non consentantes. Il est toujours le garant de l’application de la loi de 1838, en particulier sous la forme la plus coercitive du placement d’office ; il peut être requis pour des expertises auprès des tribunaux ou de certaines administrations ; à partir de 1954, il intervient pour la répression des « alcooliques dangereux », à partir de 1970 pour le traitement forcé de certains toxicomanes, etc. (…) Du côté du psychiatre, son statut comporte des obligations auxquelles il ne peut se dérober et qui relèvent du maintien de l’ordre public, de l’inventaire et du contrôle de populations marginales.32
L’incarcération des fols est loin d’avoir disparu. Déjà y’en a tout un tas qui vont être enfermés dans des prisons « ordinaires » suite à une comparution immédiate, subissant la camisole chimique et le mitard, pendant que d’autres continuent à affluer vers les HPs, dirigé·es par des proches ou par la police. La loi de 1838 est revue en 1990 et en 2011, mais les deux dernières maintiennent la possibilité de placement par un tiers et par le préfet, en y rajoutant aussi la possibilité d’internement par le chef de l’établissement en cas de « péril imminent » pour la personne. Certes, des mesures de contrôle sont progressivement introduites, notamment le droit de comparaître devant un juge des libertés et de la détention (le JLD) accompagné·e d’un·e avocat·e au bout de 15 jours maximum (délai ramené à 12 jours en 2013). Il suffit pourtant de voir le film 12 jours de Xavier Depardon (2017) pour se rendre compte à quel point le mépris paternaliste envers les interné·es reste de mise.
En même temps, « du côté des populations concernées » par un traitement plus libre, comme le remarque Castel, « la représentation d’un usager indifférencié est également un mythe ».
Par-delà même la différence entre les bien-portants et les malades, il y a des cibles spécifiques auxquelles s’adresse préférentiellement le travail psychiatrique, et qui ne sont pas très éloignées de celles du travail social en ce qu’elles se recrutent souvent aussi au sein de catégories de population défavorisées, déstabilisées, marginales, voire dangereuses pour l’ordre public.33
Le point focal de la psychiatrie va donc peu à peu se déplacer en amont du « passage à l’acte » ; il s’agira de plus en plus d’anticiper les risques que posent certaines populations, de prévoir les dégâts et non plus limiter leur impact social, de travailler la déviance tout au long d’une vie plutôt que de la contrôler au sein d’une institution close.
En même temps que le déclin de l’aliénisme, qui mettait l’accent sur la relation entre le malade et le soignant au sein d’un environnement totalement contrôlé par ce dernier, une approche « objectiviste » et « techniciste » de la maladie psychique va prendre de l’ampleur. Celle-ci, émanant de la psychiatrie universitaire (qui dans les années cinquante invente les neuroleptiques) cherche à établir une relation causale entre les phénomènes biologiques touchant au cerveau et les troubles mentaux, et y remédier grâce aux techniques médicales dont l’efficacité pourrait être démontrée empiriquement. Cette tendance voit en la psychiatrie un service médical comme un autre et cherche à l’intégrer au sein de la médecine générale.
Le paradigme objectiviste soumet peu à peu les institutions classiques : les HPs, malgré la concurrence du secteur, restent un pilier fondamental de la pratique psychiatrique (en France en tout cas), mais ils seront refaçonnés de manière à produire une nouvelle catégorie de malades réintégrables.
La plupart des services psychiatriques juxtaposent en fait deux types différents de population, correspondant comme à deux strates historiques de l’organisation de la psychiatrie. Il y a les « chroniques », ou prétendus tels, généralement de bas statut social et âgés, qui ont depuis longtemps rompu toutes les amarres avec la vie normale ; il y a les malades dont non seulement le diagnostic, mais les caractéristiques sociales, professionnelles, démographiques, géographiques, diffèrent significativement des premiers, et qui sont maintenus tant bien que mal dans les circuits de sociabilité ou de productivité, souvent au prix de rechutes et de réadmissions fréquentes. 34
Alors que la quantité de places disponibles en hôpital psy va diminuer au cours de plusieurs décennies, le nombre d’entrées en HP, quant à lui, ne cesse d’augmenter : « Cela signifie, pour une majorité de malades, des séjours plus courts (…) mais aussi qu’un contingent de plus en plus grand de malades passe par l’hôpital psychiatrique et que le nombre de réhospitalisations croît également. »35
Des nostalgiques des services publics des Trente glorieuses y voient une simple diminution de moyens accordés à des secteurs non-rentables de l’économie. Il s’agit bien plus d’une restructuration symbolique de la psychiatrie, et avec elle le déplacement du terrain de la lutte des classes.
Désormais les soins psychiques sont prodigués aux personnes mal-ajustées de manière à sélectionner celles d’entre elles qui pourront trouver les moyens de se réinsérer socialement (dans les études, professionnellement, et/ou au sein du couple et de la famille…), et d’autres qui continueront à subir l’enfermement et l’isolement de manière plus brutale encore. Rappelons par exemple l’accent mis sur les risques sécuritaires posés par ces derniers sous le quinquennat Sarkozy, qui a poussé pour que les unités pour malades difficiles (les UMD) ressemblent de plus en plus aux quartiers de haute sécurité (les QHS) en taule.
On reste fidèle à la tradition objectiviste esquissée notamment par le psychiatre Edouard Toulouse, qui au tournant du XXe siècle, portait son espoir en des malades qui pouvaient encore rendre à la société le capital qu’elle avait investi pour les soigner, tout en abandonnant par ailleurs les malades chroniques.36
A tous les stades de son développement, les diverses utopies psychiatriques (celle de l’asile pour guérir les fols, ou celle du secteur pour soigner la communauté, etc.) se heurtent aux visions des bureaucrates, qui cherchent un mode d’administration des fols qui fasse sens pour l’État à chacune des époques. Il en va de même pour la période actuelle, qui vante les mérites de l’individu tout en le réduisant à « une combinatoire abstraite d’éléments interchangeables »37. Ces éléments vont nourrir des bases de données à partir desquels se profilent des populations susceptibles de poser des risques ou des difficultés d’adaptation, qu’on peut commencer à dépister dès le plus jeune âge. Ainsi, pour Castel, le nouveau rôle des pouvoirs publics consisterait en une « détection systématique des anomalies et de planification à long terme de filières spécialisées dans le cadre d’une gestion en masse de populations déviantes ».38
La statistique n’est pas divorcée du discours binaire, celui de la lutte des classes, mais le complexifie, en créant des catégories, puis des sous-catégories à partir des variables qui peuvent nous paraître dissociées de toute réalité sociale. En réalité, celles-ci se superposent à la logique de classe : par exemple, parmi les inadapté·es au système scolaire, malgré le grand nombre d’éléments qu’on va utiliser afin de les dépister suffisamment tôt et qui vont des difficultés à communiquer à la capacité de se concentrer, on va surtout trouver des enfants de prolos et d’immigré·es.
Là-dedans, dans cette vision du monde, le psychiatre devient un expert qui ne sert qu’à apporter « une caution scientifique à un jugement normatif ». N’entretenant d’autre relation avec le malade que celle lui permettant d’établir un diagnostic, il peut à la limite lui prescrire des médicaments pour alléger sa douleur d’exister ou, au pire, calmer ses crises d’angoisse les plus énervées. Il « marque un destin sans modifier une situation »39, celle d’une pression psychique en augmentation constante dans tous les domaines de la vie sociale, poussant un nombre toujours plus grand de personnes à craindre de devenir inadaptées au système hors duquel l’existence n’est plus envisageable.
Ce développement peut nous paraître chaotique et contradictoire, mais il devient cohérent si on prend un peu de recul. Dans son déploiement, le discours cherche à asservir la totalité de notre existence. En absorbant toute chose et son contraire, il finit par se fragmenter et débouche sur des sphères nous paraissant distinctes, même si elles ne cessent de se renforcer les unes les autres, tout en se bouffant parfois. Par exemple, la sphère de la psychiatrie va être régie par un ensemble de protocoles :
celui de l’enfermement (réaction à chaud suite au passage à l’acte) ;
celui de la médicamentation comme réponse aux crises, mais aussi pour atténuer la souffrance de longue durée ;
celui de la prévision, ou le calcul statistiques des anomalies.
Ce serait presque suffisant pour déjouer tout débordement psychique, si la psychiatrie ne se trouvait pas aujourd’hui face à une contradiction fondamentale. En effet, alors même qu’on assiste de plus en plus à la psychiatrisation de la vie quotidienne, de plus en plus de personnes se dirigeant vers des instances de soin psychique dans l’espoir d’y trouver une résolution à leur détresse se voient refoulées, celle-ci ne se présentant pas comme suffisamment aiguë afin de justifier d’une prise en charge immédiate.
Ces gens-là vont devoir trouver d’autres issues, obligées de se tourner vers une culture psychologique ou psychanalytique, promouvant des techniques cognitives ou de comportement, ou encore l’analyse de soi, dans le but de trouver en soi la cause d’un dysfonctionnement qui les dépasse.
recomposer une subjectivité en ruines
Loin de nous l’idée de blâmer celleux qui choisissent d’entamer une thérapie, comme le faisaient des organisations d’extrême-gauche marxistes pour qui les camarades partant en analyse étaient des petits-bourgeois perdus pour la cause révolutionnaire.40 Suivre une thérapie peut donner des outils à certaines personnes pour ne pas sombrer, alors faute d’avoir mieux, on ne devrait pas attaquer les gens qui utilisent le peu de choses à leur disposition. Ceci dit, ces outils-là sont tout sauf neutres : elles s’inscrivent dans un cadre de normalisation de nos pensées et de nos comportements (on le verra par la suite). Si on veut vraiment tirer des bénéfices d’une thérapie, mieux vaut aussi ne pas se faire d’illusions sur les limites d’un tel cadre.
Le problème le plus évident apparaît là où on chercherait à élargir l’accès à la thérapie à tou·te·s les désespéré·es, en poursuivant une utopie libérale selon laquelle le monde se porterait mieux si tout le monde pouvait voir un·e psy de temps en temps.
Dans une société toujours divisée en classes, certain·es auront accès aux cabinets les plus prestigieux, expérimentant avec des outils d’appoint afin de détecter des troubles rares, suivant les mêmes patient·es pendant plusieurs années pour construire un lien de confiance unique. Cette forme de soin va s’ajouter aux diverses autres façons dont la société protège la santé mentale des plus aisé·es.
Pendant ce temps-là, d’autres vont devoir s’inscrire sur des listes d’attente interminables d’un BAPU ou d’un CMP pour avoir accès à un éventuel entretien d’une heure. Ceci vaut d’autant plus pour la psychanalyse, qui pose comme condition préalable de la cure la capacité des patient·es à sacrifier une part conséquente de leurs économies et de leur temps pour se livrer régulièrement sur le divan.
Les bon·nes psys sont cher·es, sans compter le fait qu’on peut devoir faire le tour chez un certain nombre avant de trouver enfin cellui qui nous correspond. Même à celleux qui ne peuvent pas se le permettre, la psychologie et la psychanalyse vont finir par parvenir sous une forme diffuse, par le biais d’une nouvelle culture populaire, celles des pubs et des séries télé, des magazines et des discussions en famille ou entre collègues.
Et c’est là où se profile de manière la plus explicite leur fonction idéologique en tant que pratiques de contrôle intime : celle de pousser l’individu à s’adapter aux contraintes toujours plus intenses qui pèsent sur lui, en lui faisant croire que l’apaisement proviendrait de la résolution des crispations psychologiques qui ont leur source dans l’enfance (qu’on refuse, par ailleurs, de voir sous son angle politique, celui d’une période qui nous pousse à intérioriser un certain type de fonctionnement social), plutôt que d’une émancipation par rapport à sa condition matérielle.
La banalisation des diverses techniques empruntées aux thérapies de comportement, issues du courant béhavioriste de la psychologie américaine, est sans doute l’exemple le plus frappant de ce phénomène, car ces thérapies testent différentes manières de dresser l’individu pour améliorer son apprentissage ou encore son adaptation au stress et aux changements dans son milieu. Le cerveau, une machine qu’il suffit de bien programmer afin qu’elle puisse s’adapter à tout contexte ?
Même les thérapies de comportement les plus complexes, comme la thérapie comportementale dialectique (TCD) censée aider entre autres les suicidaires, suivent ce principe. La TCD cherche à recoder nos réactions à des états émotionnels puissants, apprenant à les accepter pour mieux les transformer. L’efficacité de cette thérapie-là pour aider à se repérer au sein de ses émotions et faire face à des situations stressantes de manière sereine est indéniable. Cependant, lorsqu’une personne faisant face à des événements traumatiques répétés et à un quotidien ne lui laissant aucun répit se voit obligée de pratiquer seule de façon récurrente les techniques de la TCD dans l’espoir de se sauver comme ça, il est possible que le problème principal ne soit pas sa tendance à réagir de manière extrême, mais bien plus son assignation à une condition sociale qui s’accompagne de violences émotionnelles en elle aussi bien qu’autour d’elle, et auxquelles il serait indécent de vouloir simplement l’adapter.
En ce qui concerne la psychanalyse, tiraillée depuis Freud entre la volonté de « dévoilement de l’inconscient qui, dans une société de classe, se greffe sur le non-dit politique et social, sur le refoulé politique, sur le sens caché d’une société de classe »41 et celle de mieux faire intérioriser aux individus la répression comme force de cohésion nécessaire à la civilisation, elle penche nettement du deuxième côté depuis l’échec des expériences révolutionnaires en psychanalyse.
Le panorama de celles-ci, dressé par Florent Gabarron-Garcia dans L’Histoire populaire de la psychanalyse (La Fabrique, 2021), rend inspirant le récit de la création de la Sexpol par Wilhelm Reich ou encore des cures collectives des femmes prolos initiées par Marie Langer en Argentine, qui cherchait avant tout à leur redonner un pouvoir d’agir sur leur condition sociale.
L’auteur butte cependant sur le fait que ces tentatives-là ont été inlassablement meurtries par les forces de la réaction soutenues par l’establishment psychanalytique lui-même. Reich, qui dans les années 30 resta un antifasciste convaincu, s’attira rapidement les foudres du cercle de proches de Freud, qui cherchait à préserver l’institution psychanalytique au sein de l’Allemagne nazie, même au prix de sa collaboration à la politique de la pureté de la race aryenne et de l’expulsion des analystes Juifs et gauchistes de ses rangs.
Marie Langer, quant à elle, fût obligée de s’exiler au Mexique en 1973 (et ne revint en Argentine que quatorze ans plus tard), après avoir dénoncé un psychanalyste qui participait aux séances de torture des prisonnier·es sous la dictature militaire argentine. L’Association Psychanalytique Internationale ne s’empressa ni de soutenir Langer, ni de condamner le praticien en question (elle ne le fit qu’en 1995).
Sans vouloir tout ramener à la genèse théorique de la psychanalyse, force est de noter que dans ses ouvrages Freud reste ambivalent quant au rôle de cette discipline face à la répression sociale. Le concept psychanalytique aux implications politiques les plus directes est celui du « surmoi », l’instance psychique responsable de l’intériorisation des contraintes sociales par l’individu. Selon Freud, le surmoi est nécessaire au maintien de la civilisation, car les individus sont habités par une force de désintégration, qu’il appelle la « pulsion de mort ».
Si la civilisation est une « régulation des rapports inter-humains »,
toute civilisation, dit-il, ne peut être construite que sur la coercition, sur l’obligation impérative faite à l’individu de renoncer à une certaine part de satisfaction ; et si cessait la coercition, cesseraient les efforts pour acquérir des biens : il y a dans l’homme des tendances destructives, antisociales et anticulturelles. Freud introduit donc ici la question de la pulsion de mort, comme fondement, cause et justification de la coercition sociale.42
La psychanalyse s’est instituée en grande partie dans l’objectif de neutraliser les pulsions de mort, qui restent inhérentes à toute psyché, mais qui peuvent tout de même être liées par la pulsion de vie. Cependant, la psychanalyse freudienne reste muette quant à la pulsion de mort habitant nos diverses institutions, comme le travail. Au lieu de ça, elle fait croire que l’agressivité et l’auto-destruction sont naturelles aux individus. Ce faisant, elle mystifie le sens de nos débordements psychiques, donc de ce qu’il y a de plus profond en nous. Ainsi, elle se révèle d’une certaine manière encore plus dangereuse que le behaviorisme, car plus difficile à combattre.
A une époque où il se montrait plus progressiste et optimiste vis-à-vis de la possibilité de la réforme sociale qu’au cours des dernières années de sa vie, Freud distinguait entre des privations nécessaires au maintien de toute civilisation et celles ne s’appliquant qu’à des classes en particulier et par conséquent injustes. Il restait pourtant enfermé dans une vision libérale de l’universalisme, considérant que la répression pourrait devenir juste si elle s’appliquait à tout le monde.
Freud, comme la plupart des réformistes petit-bourgeois, non content de vouloir adapter à l’ordre établi les individus en les rendant aussi sains et capables de travailler que possible, va même jusqu’à prôner la prophylaxie sociale afin de remédier aux maux actuels, à « l’immense misère névrotique répandue sur terre » selon son expression. Autrement dit, il achève de manière conséquente sa démarche réformiste en proposant de huiler les rouages sociaux qui broient l’individu.
(...)
Dans cette perspective il imagine l’édification d’établissements ayant à leur tête des médecins psychanalystes qui s’efforceraient, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes « qui sans cela s’adonnerait à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont de choix qu’entre la dépravation et la névrose ».43
Or, si l’institution de la psychanalyse ne peut être que réactionnaire dans une société organisée autour de la famille nucléaire (« la première instance de la répression »44) et du travail salarial vis-à-vis duquel, d’après Freud, les individus ont « une aversion naturelle », une pratique analytique militante pourrait devenir capable de dépasser les cadres institutionnelles afin de servir d’outil à une lutte révolutionnaire.
Ce qui est analysé, c’est le destin des pulsions ; c’est la figure complexe que dessinent le désir et la défense, pour parvenir à une réalisation fantasmatique du désir, pour nier la frustration. (…) Le principe de réalité, impact du réel et de la structure socio-politique, est reconnaissance des voies par lesquelles doit passer le désir pour trouver satisfaction réelle et durable.45
Le « caractère radical de l’interrogation psychanalytique » consiste alors en ce qu’« il ne s’agit de rien de moins dans l’analyse que de la possibilité pour le sujet de dégager l’énergie qu’il a investie et liée selon certains modes contingents à son histoire, et à travers elle aux canaux socio-politiques que cette histoire n’a pu qu’emprunter, afin de la rendre à une liberté de choix et de réinvestissement. »46
En d’autres mots, si la civilisation actuelle lie irrémédiablement la pulsion de vie à celle de mort à travers les institutions dominantes, on pourrait au contraire apprendre à se libérer de l’impératif de canaliser le désir selon les voies acceptables socialement. Prenant le contre-pied du discours de Freud, il nous faudra alors retrouver le principe de plaisir écrasé par celui de réalité et libérer la pulsion de mort de l’emprise des institutions dominantes qui cherchent à l’investir partout où elles ont besoin d’agressivité (comme mode de sociabilité) et d’auto-agressivité (comme mode de subjectivation) pour qu’on continue à produire.
La psychanalyse ne domine plus aujourd’hui de la même manière. Elle a su s’imposer en psychiatrie par sa souplesse (ses techniques pouvant être appliquées à la fois dans le cadre institutionnel, comme à la clinique de La Borde, ou dans le secteur, comme en témoigne l’expérience du 13e arr. dans les années 50), mais son hégémonie se disloque de manière toujours plus flagrante. Malgré quelques tentatives de la démocratiser, la psychanalyse est toujours restée inaccessible à la plupart des exploité·es en crise existentielle, dont le nombre ne cesse de grandir depuis la tournure néolibérale. C’est alors que de nouvelles approches, que Robert Castel appelle « le mouvement du potentiel humain », issues de la culture psychanalytique mais répudiant son héritage, ont pu peu à peu prendre sa place auprès des catégories entières de la population marquées par l’instabilité économique et sociale de notre époque.
En mettant l’accent sur la situation présente (le fameux « ici et maintenant » dont la Gestalt-thérapie en particulier a tenté une réinterprétation clinique), ces techniques réduisent au minimum la part de l’historicité, qu’elles retrouvent essentiellement sous la forme de traces inscrites dans le corps ; pas question non plus de mécanismes primaires, remplacés par des flux d’énergie ; une grande méfiance et parfois un mépris de l’intellectualisme et de la spéculation, lequel risque d’emporter le souci de vérité qui conduisait Freud à toujours restructurer ses découvertes dans de nouveaux ensembles théoriques cohérents ; à la place, un pragmatisme qui s’autorise à changer d’hypothèse ou à modifier la technique en fonction de la rentabilité immédiate ; peu de souci d’explorer et d’écouter, mais l’impatience d’intervenir, de colmater, de manipuler, de réduire la faille plutôt que d’en prendre la mesure, etc. 47
La psychiatrie, la psychanalyse et la psychologie persistent, mais sous des formes éclatées. Ce morcellement reflète la fragmentation de la subjectivité, qui lui permet d’être recomposée afin de satisfaire aux nouveaux impératifs du capital. Sous l’œil médical ou para-médical, notre monde intérieur est découpé en des mécanismes de cognition et des réactions comportementales bien identifiables. Au-delà ou en-deça d’un certain seuil de la performance dite optimale, ceux-ci deviennent handicapants. Les handicaps sont pathologisés, et la pathologie est classifiée à l’aide de la grille toujours plus étroite du DSM, dont la cinquième édition présente près de 300 diagnostics potentiels.
Si on ne se retrouve pas dans cette vision purement objective de la santé mentale, la nouvelle gamme des thérapies post-psychanalytiques nous permet toujours d’y insuffler un grain de spiritualité : on peut aussi se considérer comme un ensemble de flux d’énergie, qu’on apprendra à dynamiser afin de tirer profit de notre potentiel humain.
En n’y voyant qu’une désagrégation des structures traditionnelles, qui contenaient jadis la pulsion de mort, certains dénoncent l’essor d’un nouvel individualisme narcissique sans attaches. Ce qu’ils peinent à voir, c’est le discours de la santé mentale comme quelque chose s’imposant toujours à nous depuis l’extérieur, à travers ces mêmes structures familiales, salariales ou communautaires. Il nous rend impossible d’envisager le soin autrement que comme un travail sur soi et aussi comme une forme d’auto-flicage.
L’individu contemporain est censé savoir s’adapter à tout : s’il échoue, il n’a que lui-même à blâmer pour ses échecs. Pourtant on vit à une époque où s’enchaînent guerres, épidémies et catastrophes écologiques toujours plus fréquentes, des situations face auxquelles notre marge de manœuvre est presque nulle. Si la frustration que génère notre impuissance face aux cataclysmes qui nous empêchent de dormir se mue soit en une colère immaîtrisable, soit en une apathie sabotant notre productivité, la médecine mentale y verra des symptômes d’une maladie.
Notre capacité de résistance est neutralisée, la douleur morcelée, le désir de révolte évincé comme signe d’immaturité émotionnelle.
La quête du renouvellement perpétuel et de la dynamisation de soi, comme mécanisme de repli et donc de défense de son petit chez-soi intérieur, émane moins en réalité des désirs des exploité·es que des besoins du capitalisme contemporain : « Comment en effet faire face aux changements technologiques et aux impératifs de la concurrence, si ce n’est en faisant du travailleur un être sans aspérités et sans crispation dont les capacités sont mobilisables à tout instant ? Mais comment y parvenir, si ce n’est en traquant ses blocages et ses résistances, en cultivant une spontanéité retrouvée, capable de répondre aux injonctions du présent ? »48
Cette libération de l’individualité s’accompagne d’une discipline encore plus stricte qu’avant, car elle touche à nos mécanismes de défense psychiques. Dès que le travail s’intensifie, que les postes sont supprimés et que les exploité·es se mettent à faire des crises, l’entreprise, incapable de les maîtriser par elle-même, cherchera à leur faire avaler la pilule de l’auto-surveillance. Si vous n’allez pas bien, c’est à vous d’en parler. On vous fournit le cadre, mais on a besoin de votre bonne volonté.
Les anciens rapports de force entre les travailleurs, leurs organisations et l'entreprise s'effacent au profit d'un rapport direct entre l'individu et l'entreprise, évacuant par là même toute la question des collectifs de travail. Les « tickets psy » pour les salariés en proie à la souffrance au travail et aux suicides répétés de leurs collègues en sont un paradigme contemporain. Mis en place à la suite de suicides survenus dans les grandes entreprises françaises (Orange, Renault...), ils sont basés sur le même modèle que les tickets-restaurant. Des cabinets de psychologues sont payés par l'intermédiaire de ces tickets pour écouter les salariés « en souffrance ». Le nombre de séances est calibré par avance.49
La prévention de suicides s’appuie sur notre collaboration involontaire, car ce qu’on cherche au fond c’est surtout d’être entendu·e. Pour répondre à ce besoin, dans un monde où on ne peut plus compter sur le don de l’attention, qui est devenue une marchandise comme une autre, on nous fournira des spécialistes de l’écoute, qui délimiteront des espaces-exutoires où notre parole pourra se déployer sans que rien ne change autour. Si on se comporte bien, en respectant les règles du jeu, on pourra éventuellement espérer décrocher une séance de plus.
Appuyant l’idée d’un dressage des exploité·es, un professeur de psychologie du travail assimile celle-ci à une « orthopédie sociale » :
Celle-ci, écrit-il, « envahit les milieux professionnels au même rythme que la dégradation des conditions de travail et que la montée d’une précarisation de masse, qui empoisonne toute la société. En fait, pour faire image en la matière, le « coussin compassionnel » nous étoufferait plutôt. L’écoute est certes entrée dans l’entreprise. Mais l’entreprise semble aussi être entrée dans l’écoute. Et la compassion pourrait bien avoir une fonction sociale bien singulière : celle de rendre supportable par le sujet ce qui est insupportable dans l’entreprise. »50
Ce qui marche au taff peut aussi s’appliquer plus largement. Sauf que plutôt qu’une humanisation de la société, la diffusion des techniques de l’écoute illustre bien plus un meilleur encadrement des déprimé·es.
Dans n’importe quel entourage, l’expression des pensées ou d’une volonté suicidaire se heurte fréquemment à l’injonction d’aller voir du côté des lignes vertes des associations de prévention de suicide, qui sont l’un des derniers remparts de l’ordre social contemporain.
Après tout, ça a l’air tout bête : tu composes un numéro et tu te fais guider par quelqu’un de bien-intentionné. Mais derrière des réseaux bénévoles offrant une écoute gratuite se cache un véritable dispositif citoyen de quadrillage du mal-être, qui sert à désamorcer la contagion de la révolte, lorsque la médecine mentale traditionnelle se trouve débordée par l’ampleur du ravage psychique qui se présente à elle.
C’est ce que décortique le sociologue Romain Huët dans De si violentes fatigues (PUF, 2021), une enquête sur le dispositif d’écoute d’urgence à partir de son expérience dans une association de prévention.
Huët dépeint bien toute l’ambivalence de l’expérience de l’écoute. Car l’écoute autorise d’abord une « mise en récit de la souffrance et de l’intime »51, elle peut débloquer une capacité d’agir symboliquement sur son destin social, aussi bien que de réaffirmer sa subjectivité lors d’une rencontre. Les associations de prévention permettent l’anonymat complet de la personne écoutée et du bénévole accueillant sa parole, ce qui est censé faire naître un espace hors des conventions et des jugements du monde social. Dans la société où tout le monde est pressé, quelqu’un·e qui t’accorde sa pleine attention sans te juger est un fait assez rare et par conséquent très précieux.
En réalité, l’écoute des personnes en détresse n’échappe jamais complètement aux jugements habituels. Inspirée de l’approche thérapeutique de Carl Rogers, elle s’inscrit dans une logique de responsabilisation des personnes face à leur souffrance, traçant une frontière entre notre monde intérieur, sur lequel nous sommes censés pouvoir agir, et l’extérieur qu’on ne peut pas changer. Alors que Rogers souhaitait faire apparaître un lien de confiance durable et donner la possibilité au thérapeute et à son « client » (la notion du patient disparaît dans sa pratique) d’élaborer ensemble leur propre langage au cours de plusieurs séances, l’écoute associative évacue pourtant précisément cet aspect-là de la chose, ne gardant comme base de l’écoute que le « management » de soi.
Comment surmonter les ruptures de l’entreprenariat de soi dans le système ? Les néo-comportementalistes répondent : par la débrouillardise. En segmentant l’expérience. Et en colmatant les brèches ouvertes par la segmentation avec la pâte gluante de la « motivation ». Sur les décombres de la psychanalyse, les nouveaux thérapeutes sont passés sans complexe de l’affreuse injonction à mettre « des mots sur la souffrance » à l’idéal d’une débrouille anxieuse pour un réajustement vigilant et par petits bouts de soi.52
Par ailleurs, l’appelant est placé sur une liste d’attente, qui instaure une rivalité entre les désespéré·es et la culpabilité de prendre la place de quelqu’un encore plus malheureux que nous. De nombreux appelants s’excusent de parler trop longtemps, car le système est conçu de telle manière que chaque minute qu’on t’offre est forcément enlevée à quelqu’un d’autre. Les désespéré·es ou les « malheureux », comme les appelle l’auteur, ne peuvent pas se rencontrer. Les gens en détresse sont renvoyées dans les marges, mais comme c’est toujours la même société qui organise celles-ci, elles continuent à s’y trouver dispersées, incapables de joindre leurs forces.
En même temps, l’anonymat du bénévolat ne lui permet pas de se montrer plus humain, bien au contraire. Les appels sont chronométrés, les mots qui sortent de sa bouche proviennent d’une liste préétablie de synonymes, lui servant d’appui pour reformuler la parole de l’appelant. Faisant face quotidiennement à une quantité incalculable du désespoir, le bénévole, dont le rôle principal consiste en sa « pure disponibilité pour autrui »53, n’a pas la force de nouer un lien authentique avec la personne qui l’appelle et qui lui reste à jamais étrangère.
Le bénévole dresse quantité de barrières non seulement pour se protéger de la dure réalité du malheureux mais aussi pour préserver son intimité. Ces protections sont indispensables pour préserver leur vie subjective. En d’autres termes, l’énonciateur s’exprime en direction d’une abstraction anonyme et désincarnée.54
Le désespoir ordinaire parvenu jusqu’aux oreilles de l’association est traité à la chaîne par celle-ci. La distance entre l’écoutant et l’appelant est instituée afin de « maintenir dans une sorte de forme psychique les bénévoles et donc de parer à un turn-over trop important au sein de l’association. »55 Même en dehors du monde salarial, on retrouve ses contraintes et les structures psychiques qui vont avec.
En d’autres mots, la personne en qui l’appelant place ses derniers espoirs se révèle un être aliéné par le travail à la chaîne du traitement de la souffrance, complètement débordé et émotionnellement indisponible. Le bénévole va se contenter, pendant un laps de temps relativement court sur lequel l’appelant n’a aucune prise, d’user d’un vocabulaire générique pour donner l’impression à l’autre d’être entendu·e et finit souvent par lui conseiller d’« aller consulter une « instance autorisée » (psychologues, cabinets médicaux), d’être patient, de prendre soin de soi, de s’adonner à des plaisirs simples »56.
Lorsque les « malheureux » cherchent une porte de sortie, c’est-à-dire une possibilité de rebondir à partir de quelque chose de nouveau, tout ce que peuvent encore leur offrir les associations de prévention, c’est simplement le discours déjà bien familier, recyclé dans toute sa prévisible splendeur. L’objectif ultime étant d’« aider les appelants à clarifier leur situation pour reprendre le goût de l’initiative »57, c’est-à-dire d’avoir une meilleure performance dans le domaine de la santé mentale. Ou, comme l’écrit l’auteur, « neutraliser la requalification politique de l’expérience vécue au profit d’une interprétation uniquement psychologique de la souffrance »58.
L’appel aux associations intervient à la toute fin du processus social qui brise le récit de vie de l’appelant·e, le réduisant à un balbutiement hésitant ; l’écoute associative va faire de la sorte que cette parole hésitante et fragmentée soit dépouillée de ce qui faisait sa particularité pour être promue au rang du discours.
Il s’agit ici d’une version abâtardie de l’écoute thérapeutique. Comme une sorte d’essai gratuit, « un frisson de l’ouverture », au final ne serait-ce pas là un autre objectif caché du dispositif de la prévention ? Rendre plus désirable l’attente d’un rendez-vous auprès d’un vrai professionnel, poussant les « malheureux » à vouloir se réinsérer par le salariat pour pouvoir se payer le luxe d’une consultation thérapeutique.
La boucle est bouclée, la détresse s’étant échappée de l’institution médicale finit par y être réinjectée ; la camisole qu’on a rejetée (ou qui nous rejette) est rendue désirable au point où on s’empresse de l’enfiler de nouveau.
Si l’auteur parvient à porter un regard critique sur le dispositif de pouvoir, il reste tout de même emprisonné de l’autre côté de la barrière de la souffrance, dans le camp de ceux qui écoutent (et ne peuvent s’empêcher de juger). Cherchant à politiser la souffrance et la fatigue, ce qui y a une portée révolutionnaire la plus immédiate ne cesse de lui échapper.
Selon Huët, « il est extrêmement rare que le malheureux donne une coloration politique à ses plaintes »59. Les récits se présentent à lui sous une forme « fragmentaire parce qu’on y trouve des ruptures, des effacements, des oublis, des croisements, des circonstances » : c’est le propre d’une parole vivante face au discours de la mort. L’auteur se trouve forcément conquis par sa puissance : « Qu’un individu exprime le même malheur obstinément depuis des années, qu’il extériorise une fureur exceptionnelle ou qu’il balbutie quelques mots confus, il résiste toujours ainsi aux violences qu’il subit. Par-là, il manifeste que sa vie tient « malgré tout ». »60 Il s’en sert cependant pour justifier non plus sa mission de chercheur, mais celle d’un porte-parole reformulant à son tour la souffrance des autres afin de la rendre plus audible, comme si cela suffisait pour renverser l’ordre social.
Comme pour désamorcer toute révolte, Huët opère uniquement avec des concepts universels, par exemple celui du « malheureux », rendant invisible la violence sociale que pourtant il dénonce. Transmettant le récit d’une femme suffoquant dans l’isolement affectif au sein d’une relation hétéro de longue date, il n’évoque que sa « solitude »61, un mot bien trop faible pour décrire les ravages émotionnels qu’occasionne le patriarcat chez les dominé·es : entre autres, l’injonction de se rendre disponible émotionnellement, mentalement et sexuellement pour un partenaire qui ne te rendra jamais la pareille, allant de pair avec une exigence de fidélité totale.
Un deuxième récit, celui d’une jeune fille marginalisée à l’école, subissant le harcèlement sexiste et souffrant d’un manque de soutien complet de la part de son entourage familial, deviendra pour lui un exemple de ses « difficultés à s’intégrer » à l’institution scolaire.
Enfin, de l’isolement d’un chômeur au bout du rouleau, l’auteur ne retiendra que son envie de « pouvoir vivre ces moments simples, la joie ordinaire de se sentir aimé par quelqu’un, entouré, avoir de l’importance pour l’autre », oubliant ce que ce récit met en évidence : la marginalisation de toute vie en dehors du salariat.
Le sociologue s’émerveille de la force du geste des personnes qui subvertissent le dispositif d’écoute en appelant pour être accompagné·e au moment même où elles se donnent la mort ou de la fatigue « explosive »62 de celleux qui continuent « malgré tout ». Mais il garde une distance respectueuse vis-à-vis de leur parole, qui devient inaudible précisément là où elle frappe le plus fort, en s’attaquant aux structures de domination qu’elle désarticule : celles du mariage et de la famille traditionnelle, de l’école et du travail.
Ce qui paraît plus évident aux « malheureux » qu’au chercheur qui se prend pour leur porte-parole, c’est que pour s’émanciper, il faudra faire sauter tout ce qui nous enferme au sein des catégories bien fixes et nous assigne à une identité sociale immuable.
à mort l’identité / des folles rencontres
tous les jours, un silence trop prolongé, un geste un peu maladroit car trop cohérent lèvent le voile sur l’artifice des personnages qu’on incarne ;
un vide acerbe et tout-dévorant vient alors jeter le discrédit sur l’authenticité de l’expérience vécue, il rend manifeste l’absurde qui se cachait derrière tous les rideaux,
comme le fait d’être en permanence renvoyé·e à ses actes passés au moment même où on cherche à s’en extirper, réduit·e à une multitude de signes désordonnés laissés là comme un rappel de notre omniprésence maladive au monde ; on ne cesse de nourrir les représentations qu’ont de nous d’autres gens, auxquelles on n’échappe jamais.
parfois dans ces moments-là il suffit de laisser fuir la moindre parole pour qu’elle nous revienne dans la gueule, s’étant mille fois amplifiée, tel un boomerang ;
l’identité sociale est alors comparable à une quarantaine métaphysique : on ne laisse s’approcher de nous que des idées, des personnes ou des situations qu’on ait préalablement déterminées comme nous correspondant, car logiquement liées à un modèle tout fixe de nous, qui gît déjà là quelque part.
La normalité, celle de la dépression, pousse à se mutiler, c’est-à-dire de devoir se couper des parties les plus riches de soi-même et des autres, lorsque celles-ci menacent de déborder du rôle social qu’on finit par s’assigner nous-mêmes, peut-être justement dans une vaine tentative de fuir une identité rigide.
Pourtant en décidant de changer de rôle, on se rend vite compte que le vide de l’identité nous accompagne toujours, et cette fois-ci il est plus vorace encore.
La misère de la division du travail est hypostasiée dans le concept de rôle comme s’il s’agissait d’une vertu. Dans le rôle, le moi se prescrit encore une fois à lui-même ce à quoi la société le condamne. Le moi libéré, qui ne serait plus emprisonné dans son identité, n’aurait plus besoin de se soumettre à des rôles. Une fois le temps de travail radicalement raccourci, ce qui resterait de division du travail dans la société perdrait le pouvoir effrayant de former de part en part les individus.63
La critique de l’identité comme « forme originaire de l’idéologie »64 (l’idéologie étant une « illusion socialement nécessaire » qui « justifie le monde »), est au fondement de la dialectique négative du philosophe Theodor Adorno, qu’on a déjà cité en introduction. Sa pensée revient nous aider face au discours réactionnaire sur la perte de l’identité traditionnelle, et celui, non moins réac, dénonçant les « politiques de l’identité » partout où des personnes opprimées se battent pour leur dignité.
Pour le philosophe, l’identité consiste surtout en une volonté de la pensée dominante d’assimiler toute chose à son concept, supprimant ce qui n’est pas identique à la totalité. « Le cercle de l’identification, qui en définitive n’identifie toujours que lui-même, fut tracé par le penser qui ne tolère rien à l’extérieur ; son emprisonnement est sa propre œuvre. »65
C’est une force universelle qui au cours de l’histoire moderne s’est saisie du particulier, en le dépouillant de son contenu spécifique : l’individu est réduit à son principe abstrait, celui de l’individualité.
Plutôt que de supprimer l’identité, la dialectique négative permet de laisser à l’identique la possibilité de devenir autre, en partant du combat acharné entre la pensée identitaire et ce qui lui échappe, pour en faire sortir une subjectivité émancipée. Car « l’individualité est à la fois le produit de la pression sociale et le foyer de la force qui y résiste »66.
La société fige l’individu, celui-ci devient dans un premier temps une unité de production à part entière, à laquelle les États apposent une caution bureaucratique, validant son unité aux yeux de la loi à l’aide d’un nom, d’un passeport, etc. Ce faisant, son individualité est niée dans sa part d’imprévisible, son altérité à elle-même, qui n’est autre que la pulsion de vie de l’individu, que l’ordre social existant cherche à ramener sous le joug de sa machine identitaire. L’entièreté de l’espace psychique de la personne se retrouve peu à peu collée à sa façade sociale, celle qui comprend l’ensemble des rôles qu’on peut être amené·e à jouer afin que notre existence soit reconnue par les autres et qui servent à accomplir les différentes fonctions nécessaires à la reproduction du système en place.
En même temps, les forces de désintégration qui se déploient avec le capital finissent par toucher aux personnes. En fonction des aléas socio-économiques, des populations entières pourront être privées de tout statut positif et avec lui de toute forme de reconnaissance sociale. D’abord l’intégration, ensuite la suppression : la pulsion de mort surgit comme seule réponse digne d’une personne que le capital n’a pas encore totalement dévorée.
Les institutions qui nous dominent cherchent à éteindre à tout prix cette force de résistance à travers des nouvelles formes d’intégration censées recomposer la subjectivité brisée (par exemple, la vision d’une entreprise comme une grande famille qui fournit à ses membres une identité rassurante à laquelle ils peuvent s’accrocher) ou, tout simplement, par sa réduction au silence.
Quand cela ne suffit plus pour recoller les morceaux, il ne nous reste rien d’autre que le désespoir total et sans issue (le suicide progressif), ou encore une possibilité fugace, celle de s’appuyer le temps d’un instant ou quelques sur d’autres êtres se désintégrant eux aussi, afin de se recomposer peut-être au sein d’un ensemble plus résilient.
« La conscience solidaire, qui supprime la conscience répressive, ne se constitue que face à la forme répressive de la conscience ».67
Jusque là on n’a fait que combattre des monstres, qui ne sont rien d’autres que des incarnations visibles de la mort dans le champ social. Mais avec l’expérience de la rencontre des désespéré·es apparaît une première véritable rupture au sein du discours de la mort, quelque chose de réellement joyeux sur quoi notre dialectique pourrait s’ouvrir.
L’intimité de l’instant de partage entre deux êtres traversés par des convulsions d’une ampleur similaire, qui acceptent de faire de la place dans son âme pour accueillir le vécu de l’autre, secoue jusqu’à la fabrique du temps même.
L’implicite de chaque rencontre est la promesse d’une solidarité sans bornes entre deux inconnu·es qui acceptent de mettre en pause le temps ; elle crée un cadre qui peut faire reculer la violence du monde extérieur au point parfois qu’on oublie que celui-ci existe. La rencontre avec l’autre est un point en lequel le discours dépressif vient s’infléchir, telle une courbe qui change doucement mais irréversiblement de sens de variation : la culpabilité d’exister laisse la place à une joie réelle de se retrouver ensemble. On accorde alors à l’autre une reconnaissance de sa douleur, mais aussi de la beauté de son existence malgré ou plutôt grâce à cette douleur, car c’est elle qui nous rend plus sensibles à la souffrance qui nous entoure.
C’est cette promesse que la société actuelle pervertit, en la vidant de son sens dans le cadre du dispositif de l’écoute. L’écoute comme marchandise ou comme forme insidieuse d’auto-discipline nous renvoie à ce qui nous désespère. Mais les moments de partage avec d’autres personnes touchées elles aussi par des questionnements déchirants nous ouvrent à une possibilité d’une écoute plus sincère, laissant espérer qu’un rapport authentique au soin se construise par-dessus les ruines d’une sociabilité complètement asséchée par le capital.
Le danger nous guette là, où, fuyant le pouvoir mortifère de la société, on échoue à se libérer de ses fantasmes. On a déjà évoqué le fantasme du suicide, mais il en existe bien d’autres tout aussi destructeurs, qui viennent lui faire face : par exemple, celui d’une rencontre qui nous sauverait. Ça fait qu’on s’accroche tant bien que mal à n’importe qui nous témoignerait d’un minimum d’attention, en espérant toujours plus que ce que l’autre est capable de nous offrir.
On n’aura alors presque rien dit, si on n’a pas saisi l’emprise du discours de la propriété sur les psychés des survivant·es, car c’est lui qui sape toute la radicalité potentielle du soin. La bataille contre la domination psychique du capitalisme s’érige sur un champ dévasté par les complexes d’abandon, la jalousie, la projection de nos traumas sur autrui, la manipulation et les chantages au suicide.
Pour y faire face, on pourrait imaginer un usage plus radical à tout un tas d’outils du champ thérapeutique, les libérant des sphères marchandes et institutionnelles et les réinventant complètement en fonction de nos besoins. Explorer ces techniques à plusieurs débloquerait une véritable reconnaissance de l’attention et du temps que l’autre nous offre plutôt que de saboter en permanence les liens qui nous donnent la force de rester en vie.
Car la vie sous le capitalisme nous déséquilibre de l’intérieur, nous rend fou, si on veut, et il faut arriver à reconnaître la folie qui habite l’ensemble des exploité·es afin d’arriver à prendre soin les un·es des autres aux moments où on pète des câbles.
Certains orientent leur centre de gravité psychique autour de leurs déchirures intérieures de telle manière qu’ils arrivent à s’ajuster en permanence aux valeurs en place ainsi qu’au rythme de production et de consommation ;
ceux-là parviennent à cacher leur folie ;
leur parole peut à la limite nous paraître sensée, car elle correspond au discours du système, mais cette pseudo-rationalité tautologique (c’est comme ça parce que c’est comme ça) cache un trou noir :
les flics, les juges, les procs, les psychiatres, les managers ou encore les profs sont des individus complètement absorbés par le discours de domination ; ils se rendent volontiers complices du déni de leur propre subjectivité, ce qui leur permet de mieux réprimer celle des autres ;
nous qui les subissons au quotidien pouvons leur opposer une autre forme de folie,
qu’on pourrait voir comme une inadéquation à la fois subie et assumée au régime de production de sens dominant, –
la volonté de libérer la folie dans ce sens-là ouvre de nouveaux terrains à la lutte des classes, elle n’est alors rien d’autre qu’un véritable projet de révolution sociale.
Mots qui ont martelé ma tête durant des mois, des années.
La mort présente dans l’absurdité, l’abrutissement du quotidien.
Mort dans le travail qui tue toute création, toute imagination, mort présente dans le rapport avec les autres. Désir de mort qui vous prend à la gorge à chaque moment de votre vie.
Vie passée entre le boulot, les transports, les quelques minables sorties, où tout est faussé car le vrai désir est absent.
Mort dans la vie.
Mort présente à chaque instant sur mon lieu de travail, mort à travers les discussions avec les « femmes de la majorité silencieuse ».
Désespoir du lendemain, travail qui vous bouffe tout votre temps, qui tue tous vos désirs.
Il ne restait plus qu’à attendre que le temps s’écoule doucement, et que la folie s’installe.
L’hôpital psychiatrique m’a paru quelques fois comme un moindre mal, mais c’était une mort lente.
La mort radicale et expéditive était à envisager.
Mais dans mon moi profond je sentais une vie autre, je sentais des désirs qui ne demandaient qu’à s’éclater, qu’à exploser.
Mon moi vivant était là, présent, mais comment le faire vivre, comment le vivre.
Comment me sortir des contraintes du travail, du fric, de la sécurité, matraquées depuis si longtemps dans ma tête, dans mon corps, dans ma vie.
Dix ans de travail, dix ans de mort, dix ans de sommeil.
Comment se réveiller ? Où se réveiller ? Où vivre ?
Le déclic de vie, le déclic du réveil, fut la rencontre fut le contact difficile, mais vrai avec des gens dits « en marge ».
Marginalité qu’est-ce que c’est ?
Lieu de tes désirs, affirmation de ta vie reconnaissance de ton toi en tant qu’individualité, me fut-il répondu.
Le carcan des interdits est volatilisé pour la première fois la vie explosait en moi, j’étais la vie.
Les peurs se sont estompées, les angoisses ont rejoint le néant, les désirs fusent.
Tout bouillonne en moi, je ne suis plus seule.
La mort s’est tuée.
Je m’éclate parmi les hommes et les femmes.
Je commence ma révolution.
IV. Une révolte irrécupérable
« La vie ne peut pas être qu’une chose à laquelle s’agripper. Il existe une idée qui effleure chacun, au moins une fois. Nous avons une possibilité qui nous rend plus libres que les dieux : celle de nous en aller. C’est une idée à savourer jusqu’au bout. »
A couteaux tirés avec l’Existant, ses défenseurs et ses faux critiques
« La vie ne vaut pas qu’on se donne la peine de la quitter…
C’est bien commode, le suicide : je ne cesse pas d’y penser ; c’est trop commode : je ne me suis pas tué. Un regret subsiste : on ne voudrait pas partir avant de s’être compromis ; on voudrait, en sortant, entraîner avec soi Notre-Dame, l’amour ou la république. »
J. Rigaut, Tous les miroirs portent mon nom
On a beau dénoncer les fantasmes, parfois il n’y a pas d’autres voies que de se réconcilier avec l’idée de partir.
On se rend vite compte que les rencontres ne suffisent pas :
nos compagnon·nes partent,
trouvent un travail,
se marient ou
se suicident,
ne nous laissant qu’avec un souvenir lointain
d’une intimité partagée,
source de nostalgie permanente,
et une identité
ébranlée, mais non
brisée,
qui nous force dans sa cage plus violemment encore ;
une fois l’instant de partage consommé, le réel revient danser sur nos futures tombes.
Les projets d’altérité consistant à déchirer l’identité ne sont possibles que lorsqu’on a suffisamment de moyens pour ne pas se faire engloutir par les monstres en les poursuivant. Sinon on se noie dans sa douleur que les rencontres les plus riches ne font que dissoudre lors des moments privilégiés extirpés d’un quotidien insupportable dans un monde qui nous refuse la liberté d’exister.
Quand l’existant que j’ai cherché à dépasser se montre sous l’angle de l’inertie implacable
, j’ai de nouveau envie de me suicider ; c’est alors que mon désir de créer et celui de crever se confondent :
plus comme au tout début, pas un appel à l’aide voilé, en mode foutez-moi la paix, j’ai mal
à ce stade de la disparition, pas de délivrance métaphysique
ce qui me porte n’est pas une beauté transcendante et philosophique,
seulement
une beauté immédiate et crue, celle qui se dégage d’un crâne éclaté sur le bitume
et des dents parsemées par terre
qui ne sauront plus mâcher ce qu’on leur donne à bouffer
plus aucune forme d’identité n’enfermera mes pulsions,
plus aucune parole, aucun geste, réitérés dans une espèce de signature,
ne me définira, sauf
des souvenirs, qui vont à leur tour peu à peu s’éteindre eux aussi
quelque chose d’insaisissable et d’indicible se serait échappé de ce qui avait été mon corps, de ce qui lui donnait une unité et une singularité bizarres, et que plus rien ne viendra animer de cette façon-là.
la mort ne fige pas, elle ouvre des existences hors de l’entendement humain. le mouvement des membres n’est plus contraint par la volonté qui s’exerce sur les muscles, mais par un aléatoire bien plus riche de la décomposition.
Il faut une volonté socialement organisée afin de figer un corps mort. Il faut des efforts artificiels et surhumains,
fracturant littéralement
les esprits des personnes endeuillées,
pour rattacher les défunt·es à une identité et à des souvenirs fixes et incorruptibles. Le ridicule de cet effort est immédiatement visible aux yeux de tous, ce pourquoi le rire aux enterrements est aussi gênant.
Le corps vivant, en revanche, se fige tout seul, il réitère des séquences apprises par cœur, qui le font danser au rythme de la société du travail et de la consommation.
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté.
Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers
comme dans le délire des bals musette
et cet envers sera son véritable endroit.68
En m’échappant, j’aurais fait disparaître des formes me contenant, et ça aura été mon geste le plus vrai. Des corps en désintégration fissurent ce qui existe en bloc. Je ne serais pas une pierre à l’édifice de quoi que ce soit, ce que je peux pourtant encore espérer, c’est de servir de pavé précipitant la ruine de l’ensemble.
Avertissement : dans cette partie l’auteur Claude Guillon est évoqué plusieurs fois. S’il est apparu difficile d’éviter de mentionner son travail sur le suicide étant donné l’influence centrale qu’il a eue sur cette question dans les milieux libertaires et au delà, il est cependant impossible d'évoquer cet auteur sans avertir les lecteurices du fait que Claude Guillon a exercé et fait l'apologie des violences sexuelles sur mineurs. Sans pouvoir nier les actes qu'il a lui-même reconnu, jusqu’à ce jour il s'est toujours contenté de se défendre en manipulant et minimisant la vérité.
La mention de son travail sur le suicide n’est donc en aucun cas ici une tentative de réhabiliter cet homme qui a exercé et participé à normaliser les violences sexuelles sur mineurs, sous couvert de pseudos féminisme et anti-âgisme. D'autant qu'il n'est jamais fondamentalement revenu sur ses positions, ni n’a pris la responsabilité des violences qu’il a commises.
Nous vous renvoyons à quelque-unes des sources disponibles sur internet qui mentionnent ces faits avec plus de détails :
https://web.archive.org/web/20170405082639/http://www.acontrario.fr/2015/03/30/apologie-pedophilie-claude-guillon-anarchiste-cautionne-debat/
https://www.libertaire.net/discussion/lanti-agisme-pretexte-a-la-pedophilie.20981/ https://plusjamaisdanslapa.wordpress.com/2020/12/15/les-lectures-pro-pedophiles-dyves-bonnardel/
***
Le mouvement libertaire a poursuivi cette logique jusqu’au bout, en militant activement pour la liberté de mourir en toute autonomie vis-à-vis de l’État ou des institutions médicales.
L’auteur anarchiste Claude Guillon, qui co-écrit avec Yves Le Bonniec Suicide, mode d’emploi (éditions Alain Moreau, 1982), retrace la généalogie de cette pensée. Il déterre par exemple les travaux de l’éducateur libertaire Paul Robin, qui publia en 1901 une brochure sur les Techniques du suicide et étudia l’effet des poisons sur le corps humain, y compris le sien, afin de trouver des moyens de partir plus doucement qu’avec une corde ou un revolver. Robin finit par se donner la mort en 1912, léguant son corps à la Société d’autopsie mutuelle, dont il fut le membre fondateur.
Suicide, mode d’emploi sert à la fois de manifeste politique, de pamphlet contre le moralisme bourgeois et de guide pratique pour une nouvelle génération de révolté·es en dépression. Le livre revient entre autres sur l’histoire de la pratique de la mort volontaire et sur sa répression par l’État français au cours des siècles. Pour les auteurs, bien que le fait de se donner la mort ne soit pas interdit en France, cela ne veut pas dire qu’existe un « droit au suicide », plutôt « un droit du suicide ».
Rien ne vous interdit de vous tuer ! objecte le lieu commun. Assertion approximative concernant le suicide « civil », qui devient fausse pour quiconque relève du Code de Justice militaire. On verra également que le droit privé ne conçoit qu’une seule explication à l’immunité du suicide : la pathologie mentale.
La loi se contente, fort efficacement, de vous interdire le recours à la complicité active d’autrui, de vous contraindre à une mort solitaire, sous peine de compromettre des témoins pour « non-assistance » à votre personne « en péril ».69
Du reste, Suicide, mode d’emploi rejoint notre propos sur de nombreux points, fustigeant entre autres le discours qui pathologise la mort volontaire, infantilise les suicidaires et déplore une contagion répandue par la presse. Le dernier chapitre du livre répertorie des posologies potentiellement létales de certains médicaments (principalement des barbituriques) disponibles en pharmacie à l’époque, ce qui lui vaut une saisie dans toutes les librairies suite à la loi 1987 qui rend criminelle la provocation au suicide.
Article 223-14 : La propagande ou la publicité, quel qu'en soit le mode, en faveur de produits, d'objets ou de méthodes préconisés comme moyens de se donner la mort est punie de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende.
Victime de la censure étatique qu’il dénonçait avant même qu’elle ne s’applique à lui, Suicide, mode d’emploi reste aujourd’hui introuvable en librairie, accessible uniquement en version pdf sur quelques sites internet. On ne peut que souligner l’exhaustivité de l’ouvrage et la clarté du propos sur les implications politiques de la mort volontaire.
Le livre ne fait pas l’impasse sur l’enchevêtrement complexe de la liberté de mourir et de la mise à mort sociale (parfois physique) dont sont victimes certaines classes sociales aussi bien que les militant·es révolutionnaires.
Bien des suicides sont des assassinats, des crimes sociaux, et dans tous les autres la responsabilité du système social est engagée. On peut dire cela, on a dit peu de chose. La société tue, elle rend malade aussi, et fou. Il n’est pas question pour autant de « lutter contre » la maladie ou la folie. A nous de reconnaître et de montrer dans la maladie, dans l’idée du suicide, la révolte du corps et de l’âme contre l’ordre. A nous d’en faire des armes.
Tout homme n’est pas notre frère, et nous nous soucions peu du sort de l’humanité. Nous combattons pour vivre, pour qu’il y ait une vie avant la mort, et seules les exigences pratiques de ce combat guident nos actes.70
Il est d’autant plus regrettable que le côté polémiste et provocateur de Guillon y prend parfois le dessus jusqu’à l’amener à justifier, en partie, la démarche négationniste de Robert Faurisson. Dans un passage à la fin du livre, Guillon juge comme étant digne d’intérêt le débat historique avec ceux qui nient l’existence des chambres à gaz, ce qui aurait contribué, selon lui, à révéler certains mensonges du pouvoir. On serait presque tenté d’oublier ce côté problématique de l’ouvrage, tellement ces quelques pages paraissent hors-propos.71
D’autres considérations, cette fois-ci liées à ce que les auteurs n’abordent pas ou peu, nous portent tout de même à nous en éloigner dans une certaine mesure. Défendre une liberté de mourir demande de réfléchir sérieusement aux précautions à prendre pour ne pas précipiter dans le gouffre certaines catégories de personnes, perçues comme étant des poids trop lourds à porter collectivement. Si on ne se donne pas les moyens de poser les limites d’un tel processus, la « liberté de mourir » pourrait être instrumentalisée pour éviter de soutenir les gens qui ont déjà le plus de mal à obtenir du soutien, y compris au sein des milieux révolutionnaires actuels : victimes de violences sexuelles, personnes handies et/ou celles qui subissent le racisme. Cette question mérite mieux qu’une posture libertaire de la part de leurs camarades qui masquerait la reproduction des violences sociales.
En plus, en ayant défendu la liberté au suicide, on reste coincé·e. Sans l’idée de suicide, je me serais tué depuis toujours, dit Cioran. L’idée de pouvoir partir quand on veut réconforte, mais elle ne suffit pas. Que dire sinon de pas mal d’entre nous qui sont soumis·es à une sorte d’obligation de rester en vie. Conscient·es des ravages émotionnels que le suicide d’un·e proche engendre, on ne peut alors se permettre de se suicider qu’à moitié. On connaît l’équilibre très précaire dans lequel nos existences et nos rencontres s’inscrivent, cet équilibre que notre mort dévasterait.
Chaque fois qu’un chaînon est rompu, plusieurs autres séries de pièces de cette chaîne tombent. Chaque fois qu’une série de pièces tombe, l’aspect et la place de tous les autres maillons au sein de la chaîne changent. La disparition et la mort d’un homme recomposent d’une manière différente la forme de toute vie sur terre...72
Et alors peut-être qu’on prépare déjà discrètement notre départ, mais pour qu’il puisse réellement y avoir « une vie avant la mort », il nous faudrait aussi autre chose que la mort comme horizon.
Tout acte suicidaire se constitue souvent comme partie prenante d’une lutte plus grande qui s’incarne en lui, mais qui le dépasse aussi. Observons alors de plus près certaines de ces luttes.
Si on galère autant à faire rentrer les suicidaires dans les statistiques aussi bien que dans les grandes catégories psychiatriques et sociologiques, c’est qu’on a tendance à les bousculer toutes entières. Des milliers de gens ordinaires se retrouvent dans cette riposte ultime à la société qui les empêche de respirer, sans pour autant forcément reproduire le même geste.
Bien plus que des chiffres ou des actes d’individus isolés, des cadavres d’ouvrier·es à l’usine d’assemblage Foxconn en Chine constituent des coups redoutables portés par ses mêmes ouvrier·es à la méga-machine constituée par l’alliance d’Apple et de l’État chinois. Il s’agit d’une sorte de grève sauvage, pouvant frapper partout et à tout moment, d’où les filets étendus autour des bâtiments afin d’empêcher que la défenestration de certain·es serve d’exemple à d’autres.
La médiatisation de ces morts a surtout poussé à une plus grande surveillance des survivant·es de la part de l’employeur, les empêchant de déboucher sur un mouvement plus large. Les dirigeants de l’usine ont toujours prétendu que les suicides ne les inquiétaient pas particulièrement, le taux de suicide dans l’usine étant inférieur à la moyenne nationale en Chine ou aux Etats-Unis. Cependant, leur crainte est bien réelle, et les survivant·es savent l’utiliser. Ainsi, en 2012, 150 employé·es de l’usine se rassemblent sur le toit d’un bâtiment de l’usine, revendiquant une meilleure paie sous menace de suicide collectif. D’autres tentent la même technique et obtiennent fréquemment gain de cause.
Dans une logique pas tout-à-fait pareille mais comparable, les grèves de la faim des prisonnier·es, ou celles des exilé·es incarcéré·es dans des Centres de Rétention Administrative, l’une des dernières formes d’insoumission leur restant accessible, impulsent fréquemment des soulèvements beaucoup plus vastes, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des taules.
La particularité des CRAs consiste en ce que les personnes qui y sont enfermées n’ont commis aucun crime à part celui de ne pas avoir de papiers en règle. Il n’y a donc pas de sentence : on attend simplement que le consulat de leur pays d’origine délivre un laisser-passer pour les expulser du territoire national, une procédure bureaucratique pouvant prendre des semaines ou des mois dans certains cas. Du reste, la violence disciplinaire y est comparable aux prisons « ordinaires ». Les flics humilient et matent toute révolte.
L’injustice pousse d’autant plus à se révolter qu’il s’agit souvent là de la dernière étape d’un long voyage d’un·e exilé·e, qui a traversé mers et montagnes, fui des régimes particulièrement répressifs avant d’arriver en Europe. Certain·es vivent dans leur pays de destination pendant des années avant de se retrouver en CRA et se voient d’un coup privé de toute dignité. Car il est bien plus question de dignité d’une vie que de violences physiques ; à chaque parloir sauvage, on entend forcément les détenu·es crier qu’on les traite « comme des chiens », ce qui désespère bien plus qu’un coup de matraque. Or, les chiens ne se suicident pas, ne font pas de grèves de la faim et n’avalent pas de rasoirs, ce qui devrait nous pousser à éviter tout discours misérabiliste.
On retrouve le même sentiment d’indignation dans le geste de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant de fruits et de légumes dans une ville tunisienne, qui s’est immolé devant le siège de son gouvernorat en décembre 2010. S’en est suivie une vague révolutionnaire d’ampleur inédite en Tunisie, en Egypte, en Syrie et dans bien d’autres États arabes.
Peut-on encore parler d’un cas isolé et désespéré, si plusieurs générations sur deux continents se reconnaissent dans le sentiment de trop-plein face à l’humiliation ordinaire ayant nourri cet acte ?
Ce qu’il y a en commun entre ces quelques exemples, c’est la force de la révolte de celleux qu’on a tendance à appeler « surnuméraires », comme s’il n’y avait pas de place pour ces gens-là au sein du système économique actuel. Ce n’est pas totalement vrai.
Les classes populaires surnuméraires ont des fonctions particulières symboliques et économiques sous le capitalisme contemporain, que leurs suicides mettent en évidence et font aussi éclater : déjà, contribuer à discipliner le reste de la force de travail par la perspective bien visible d’un possible déclassement sans fin qu’elles incarnent ; ensuite, donner un sens au travail de la classe d’encadrement73 ; et enfin servir de réservoir de main d’œuvre à laquelle on peut imposer n’importe quelles conditions de vie.
L’essentiel de la répression étatique se dirige contre ces classes-là afin de les rendre dociles. Leur révolte souvent auto-destructrice naît de la place négative qui leur est octroyée dans l’économie ainsi que dans l’imaginaire collectif. Leurs conditions de vie servent de parfaits contre-exemples de ce à quoi pourrait aspirer un citoyen et membre productif de la société.
« Surnuméraire » veut aussi dire que l’intégration par le « soin » médical, disponible à certain·es étudiant·es ou salarié·es, leur restent inaccessibles. On parle des chèques-psy pour les étudiant·es, mais jamais pour les personnes en taule, en CRA ou interné·es en HP, parce que le fait d’être brisé·e psychiquement correspond aux objectifs de l’enfermement.
Il s’agit des classes agonisantes sous le capitalisme tardif, qui de la médecine ne connaissent que son volet répressif, ce qui peut faire apparaître à certain·es un plus nettement le suicide comme une issue définitive.
On atteint là une limite de pas mal de discours autour du suicide. Malgré la propagande que l’institution médicale a l’habitude d’opposer aux suicidaires, le capital est structurellement incapable de soigner la plupart des personnes en qui il provoque le désespoir. Ce n’est plus réellement une question de moyens, mais celle de fonctions qu’il accorde à la vie des personnes qu’il regroupe en classes.
Les tentatives de suicide des prolos et des sous-prolétaires servent à montrer que face à la volonté d’exploitation totale, il nous reste des armes d’ordre existentiel. Mais à défaut d’un mouvement révolutionnaire capable d’amplifier notre rage, ces armes ne peuvent servir que contre les individus eux-mêmes.
Et on est de nouveau face à un paradoxe : l’acte suicidaire s’inscrit dans une histoire de lutte pour la survie, lorsque toute autre façon de résister échoue à nous sortir de l’impasse. Il redonne une ampleur à une lutte plus large, nourrit la rage mais aussi l’empathie des survivant·es. En même temps on pourrait toujours jongler avec l’idée d’un suicide collectif face à une société mortifère, c’est quand-même relativement pauvre comme horizon révolutionnaire, surtout comparé à ce que portaient comme utopie les personnes disparues de notre entourage.
L’une des tâches révolutionnaires peut très bien consister en une dédramatisation du suicide, comme l’affirment des militant·es libertaires pour le droit de mourir. Le fait de rendre possible des morts accompagnées serait déjà énorme, mais ça n’empêchera pas la société qui nous exploite de produire du désespoir.
Si on veut sortir du bavardage sur la liberté de choix, il faut alors qu’on se mette à penser sérieusement des réseaux autonomes d’entraide psychique.
J’imagine des collectifs qui seraient comme des constellations de rencontres, poussant partout où les gens auraient besoin d’échanger autour de leur détresse, mais aussi de s’attaquer ensemble à ses racines matérielles. Pour éviter la tentation de se replier sur l’entre-soi réconfortant, ces groupes pourraient s’articuler autour des pratiques communes de soin ouvertes à toute personne désespérée ou fatiguée de la vie.
Ça impliquerait qu’en premier lieu on puisse se partager tout un tas de ressources pratiques pour apprendre ensemble à naviguer les institutions existantes et aider celleux qui ne peuvent pas s’en extraire. Se soutenir face aux violences médicales, policières et juridiques, autant que sur les démarches bureaucratiques, s’entraidant sur des demandes de papiers, d’aides et de logements sociaux.
A travers toute une panoplie d’actions et d’endroits collectifs, ces groupes viseraient à conquérir une véritable autonomie psychique et corporelle, permettant par exemple à celleux qui n’en peuvent plus de quitter les institutions qui les crament à petit feu. Il y aurait besoin de caisses pour mutualiser nos revenus pour que nos copain·es puissent sortir du salariat. Des lieux de répit pour se nourrir, se loger et faire ses crises en toute sécurité. Des salles de shoot autogérées pour développer des pratiques de réduction de risques, indépendamment du bon vouloir des pouvoirs publics.
On peut s’inspirer de nombreuses luttes de personnes psychiatrisées, en portant toujours plus loin nos objectifs. Ça nous amènerait aussi à redéfinir la communauté, un mot dont il ne faut pas avoir peur : au lieu d’essentialiser les traits d’appartenance de ses membres, on créerait des communautés de lutte, s’articulant autour des carcans l’identité assignée, mais la surpassant dans une volonté commune de transformer la société qui nous entoure.
Il faudrait pour ça réussir à dépasser toutes sortes de divisions artificielles, par exemple celles que crée le diagnostic médical, tout en prenant en compte la particularité du vécu de chacun·e au sein des systèmes d’oppression qui ne nous visent pas de la même manière, générant des rapports de pouvoir entre nous.
Si dans la société actuelle les opprimé·es ne se permettent d’exister qu’à moitié, dans une espèce de virtualité obsédante, hanté·es par le spectre de l’émancipation jamais pleinement réalisée, ce genre de communauté de soin devrait pouvoir débloquer des existences plus pleinement authentiques. Il s’agirait de rendre leur matérialité aux possibilités les plus fugaces et les plus folles dont on pourrait concevoir. Notre détresse deviendrait alors pleinement politique, elle nous donnerait la force de porter réellement atteinte aux machines du désespoir, en devenant plus sensibles à la richesse des liens qui se nouent au sein de la lutte.
On peut retrouver une réflexion similaire à un état embryonnaire chez des militant·es révolutionnaires des années 60-70. Voici par exemple la proposition de Félix Guattari, penseur et militant qui cherchait à appliquer les outils analytiques aux phénomènes collectifs dans la suite immédiate de Mai 68 (d’où le jargon daté) :
Pourquoi les groupuscules, au lieu de se bouffer les uns les autres, ne se multiplieraient-ils pas à l’infini ? A chacun son groupuscule ! Dans chaque usine, chaque rue, chaque école. Enfin le règne des comités de base ! Mais des groupuscules qui accepteraient d’être ce qu’ils sont là où ils sont. Et, si possible, une multiplicité de groupuscules qui se substitueraient aux institutions de la bourgeoisie : la famille, l’école, le syndicat, le club sportif, etc. Des groupuscules qui ne craindraient pas, outre leurs objectifs de lutte révolutionnaire, de s’organiser pour la survie matérielle et morale de chacun de leurs membres et de tous les paumés qui les entourent...74
On se demande ce qu’il vient foutre là, Guattari. C’est qu’en imaginant notre collectif parfait, mais surtout en cherchant à remplacer les institutions existantes par nos groupes autonomes, on peut vite se retrouver dans un vortex, dont personne ne sortira indemne. Les fantasmes qui nous aliènent ont changé d’échelle : on fabrique collectivement le fantasme d’un groupe idéal, d’une lutte qui nous libérerait définitivement du non-sens qui nous pèse de partout.
Ça fait qu’au sein du milieu militant, on assiste trop souvent à des burn-outs collectifs, des scissions douloureuses et des éclatements de groupes qui brisent d’autant plus irréversiblement nos parcours qu’on envisage encore nos collectifs comme des espèces de familles d’accueil.
C’est précisément à ces fantasmes de groupe que s’attaque l’analyse de Guattari. Elle amène à distinguer entre des « groupes assujettis », qui transmettent tel quel un discours et une loi extérieurs à eux, et des « groupes-sujets », qui se donnent leur propre loi, tout en s’ouvrant sur la possibilité de leur mort.
Le propre du groupe assujetti, c’est qu’on s’y retrouve « pour refuser collectivement de faire face au néant, à la signification ultime des entreprises dans lesquelles on s’est engagé. C’est un syndicat de défense mutuelle, un lobby contre la solitude ».
Sur l’autre versant, celui du groupe-sujet, on ne dispose pas des mêmes moyens de sécurisation. On y est menacé d’être submergé par un océan de problèmes, de tensions, de luttes internes, de risques de scission, en raison même de l’ouverture du groupe aux autres groupes. Le dialogue, l’intervention sur les autres groupes est une finalité acceptée par le groupe-sujet, qui le contraint à une certaine lucidité relativement à sa finitude, et qui lui profile l’horizon de sa propre mort, c’est-à-dire de son éclatement.75
Le groupe assujetti se replie sur soi-même face à l’extérieur angoissant ; le groupe-sujet quant à lui s’ouvre sur cet extérieur, mais risque de verser dans un autre type de folie : « le groupe voudra coûte que coûte être sujet, y compris à la place de l’autre, et ainsi il retombera dans la pire aliénation, celle qui est à l’origine de tous les mécanismes compulsionnels et mortifères que nous connaissons dans les petites chapelles religieuses, littéraires ou révolutionnaires. »
On ne s’en sort jamais complètement, mais on peut apprendre à démasquer des fantasmes de groupe, les rôles hiérarchiques, les rituels rassurants car complètement figés, les postures d’autorité qu’on tolère. Au lieu d’un collectif idéal, on pourrait penser à un réseau étendu de groupes de taille diverse et aux fonctions variées, qui n’existeraient que transitoirement le temps de déboucher en permanence sur autre chose.
Comme, par exemple, des rencontres autour de la détresse psychologique pour apprendre à saboter à plusieurs nos boucles dépressives, apprivoiser nos traumas et réussir à débloquer la possibilité de rêver ensemble de futurs désirables.
Ou encore des espaces ouverts à l’expression de sa colère et de sa tristesse, qui permettraient de rester entouré·e tout en pétant des câbles, voire même de chercher à exprimer collectivement cette colère s’attaquant aux institutions qui nous oppriment.
Enfin, peut-être, des cercles de réflexion collective autour de la mort, permettant aussi aux personnes cherchant à tout prix à partir, de le faire en douceur et en étant accompagné·es.
Il faudrait aussi permettre toutes sortes d’échanges entre ces groupes, en préservant la mémoire de leur existence. Ce genre de projet ne se planifie pas, mais il peut commencer, doucement mais irrémédiablement, à se mettre en place.
Il suffit de multiplier des espaces par lesquels le désir révolutionnaire pourrait s’échapper pour fuiter dans le champ social, portant un coup décisif au discours de la mort.
en mémoire de Laura, partie le 20 juin 2020
« Il y a beaucoup de choses que j'aimerais (ou aurais besoin d') écrire.
Je ne le ferai pas parce que de la même façon qu'on m'a pris la lecture, on m'a aussi pris l'écriture. Je n'ai jamais la force et je n'aurai pas le temps pour ça.
De vagues questions sur l'urgence de telle ou telle chose d'ailleurs.
Là je pensais à ce que c'était pour moi d'être brisée. Humainement.
Je n'en dirai qu'une chose : le vélo. C'est bien le vélo on va vite et un peu où on veut. Je faisais du vélo avant, et tout l'été par exemple. C'était il y a tellement longtemps.
Et puis un jour il n'y a plus eu nulle part où aller. L'objet vélo a cessé d'exister fonctionnellement à mes yeux. »
17 juin 2020
« Je trouve triste qu'on ne puisse pas vraiment laisser de petites choses avec nos mort·e·s, lors de l'enterrement ou de la crémation.
C'est peut-être une idée influencée par l'archéologie et des pratiques d'ailleurs. Mais je trouve l'idée de laisser partir l'Autre avec au mieux des espèces de vêtements cérémoniels convenus... Très triste.
Je ne sais pas, soit c'est juste un corps et il n'y a plus rien. Soit c’était une personne qui avait une vie et une histoire et qu'il y ait ou pas quoi que ça soit après... Je trouve ça plus vrai, plus libre aussi. »
16 juin
« Une chose de la modernité contemporaine qui vient de me passer par la tête : nous sommes tellement enfoncées dans ces plateformes numériques privées qu'elles deviennent désormais un des éléments centraux de mémoire, souvenir et gestion du deuil que l'on fait des personnes décédées.
Je ne vais pas faire de tirade là-dessus, je n'ai pas la force de penser à ça. Mais je crois que c'est plutôt mauvais signe. »
15 juin
« Il n’y a rien de possible, pas même le suicide. »
J. Rigaut, L’affaire Barrès
suicide non plus comme une fin mais comme le début de quelque chose quand on a commencé on était déjà un peu mort·e
en ayant dit ça y’a plus rien à dire. en fait y’a jamais eu rien à dire :
dire des choses, c’est se projeter dans le monde, esquisser des avenirs volants et lorsque ceux-ci s’éclaboussent constamment contre nos pieds, c’est compliqué de les remettre en état de planer
les mots, des béquilles abstraites qui donnent l’impression de pouvoir partager l’univers entre potes : tiens, et si on nommait ces étoiles ? elles nous seraient peut-être plus familières !
à partir du début, on était des êtres perdus, moi les premiers pas dans la vie adulte c’était déjà en boitant
y’a une tristesse assez lourde depuis qui ne cesse de grandir. j’ai beau dire j’ai envie de v/nous voir vieillir, je pense que viendra un moment où je n’y arriverai plus
reste le temps entre le début et l’épilogue, forcément écrit par les autres.
on a beau tracer le parcours dans sa tête, tant qu’on est là, c’est qu’il nous reste aussi, mine de rien, un peu de force pour le rebrousser dans l’autre sens, en se disant, putain, en vrai, y’a quand-même des belles choses à vivre avant que ça soit fini pour de bon.
c’est dans ce sens-là que la fatalité (celle de la condition sociale qui nous est assignée, et non pas la Providence) peut parfois déclencher en nous une soif nouvelle de la liberté, qu’on a jamais osé ressentir et qui nous emporte très loin.
une fois que le jugement nous est connu, le temps qui précède à son exécution se trouve chargé d’une densité existentielle dont on ne pouvait que rêver, ouvrant des brèches vers des mondes autres, à condition que le déni ne nous en prive pas.
les chemins sont tous tracés
de manière à ce qu’on n’ait qu’à emboîter le pas à d’autres désespéré·es déjà passé·es par là,
par milliers,
dont les seules traces
sont régulièrement effacées
par les équipes municipales de propriété,
le reste s’étant égaré dans les archives locaux
mais des figures cassées déambulent toujours,
entre des salles de shoot que les mairies n’arrêtent pas de fermer sous la pression des riverains
et
des squats expulsables
elles courent à leur perte, mais
leur itinérance
ne semble pas
dépourvue d’une certaine
légèreté
car
les rues auparavant désertes se remplissent de possibilités de rencontres que la dépression ambiante cherchait à soustraire au regard
les silhouettes cassées se rejoignent, font des bouts de chemins ensemble, se font du mal et se soignent, puis se quittent mais armées d’une force nouvelle, qui émerge seulement suite à une communion des êtres errants
quand on sait qu’on peut partir à n’importe quel moment, on devient capable d’aller véritablement à la rencontre de l’autre. ça se trouve on sera plus là demain, ça efface pas l’intensité de ce qui a pu se jouer entre nous
C’est un peu comme ça que j’ai rencontré Laura, suite à l’expulsion d’une fac occupée par des étudiant·es et des sans-papiers ;
on était toutes les deux déjà bien brisées, sauf qu’en elle la déchirure avait grandi pendant plus longtemps
la première fois qu’on a un peu parlé, c’est quand je l’ai ajoutée en amie, elle s’est alors excusée de remplir mon fil d’actualité avec ses publications dépressives ; dans ma tête à ce moment-là : t’inquiète, je comprends tout-à-fait
depuis je l’ai toujours aimée comme une grande sœur, souvent à distance, car c’était bien compliqué de lui exprimer ces choses-là, et puis moi j’imaginais mal encore toute la douceur à laquelle ça pouvait me renvoyer
je pensais même pas transitionner à l’époque, j’avais aucune idée que la sororité pouvait aussi s’exprimer comme ça, quand bourrées, on s’envoie des messages tard la nuit en parlant de chauve-souris ou quand elle m’apprend à m’habiller pour manifester en tête de cortège pour la première fois
les corsets, ça protège des LBDs, me dit-elle ce jour-là, – un clin d’œil un peu assumé de sa part, je crois.
le fait de repenser à cette phrase, des années après, comme un cadeau qu’elle m’aurait laissé en partant : sororité par-delà la tombe
malgré la déchirure que ça représente de ne pas pouvoir partager avec elle qui je suis maintenant, je n’aurais jamais voulu la sauver
elle savait ce qu’elle faisait. au bout d’un moment, trop c’est trop et tu peux pas faire autrement. jusque là c’était des TS assez maladroites, à chaque fois embarquée à l’hosto pendant quelques jours, elle ressortait toujours plus déprimée qu’avant, mais en tenant le coup. cette fois-ci, ça devait être pour de bon, c’était bien pensé et préparé, avec des messages un peu rassurants le matin même pour des ami·es qui avaient l’habitude de s’inquiéter.
quelques jours plus tard j’ai quand-même partagé sur mon mur le poème « Tu sais, fem »76
tu sais, fem,
des fois je t’en veux tellement d’être morte,
je pourrais te maudire / je pourrais pleurnicher,
je pourrais écrire ton nom sur mes bras, avec du feu et des lames,
si ça voulait dire que tu reviendrais pour m’empêcher de me faire du mal
(est-il possible que la poésie de l’automutilation, de l’autoeffacement, du sacrifice et du martyr
soit le seul langage que nous ayons réellement partagé)
je sais que c’est égoïste / je m’en fous / est-ce que tu as pensé à moi ?
et au monde des autres meufs trans que tu as laissées en rase campagne
quand tu as rejoint
le Choeur Éternel des Meufs Trans Tristes dans Le Ciel ? tu fais chier,
j’avais besoin de toi ici, tes pieds dans la poussière
avec nous / j’avais besoin de ton souffle, pour me souvenir de combien / j’avais besoin de ta rage de ton art de ton extase de ta violente sagesse
j’avais besoin de ta survie pour assurer la mienne,
j’avais besoin d’une sœur de chair et d’os, quelqu’une qui me vernirait les ongles et m’engueulerait
pas d’une Ancêtre Spirituelle Morte à poétiser /
merde à la poésie, si elle ne nous garde pas en vie,
merde à l’art et aux histoires, si
tout ça n’est rien d’autre qu’une chambre d’échos nous rappelant sans cesse
que nous allons mourir,
je suis fatiguée du langage du deuil
et je suis fatiguée d’être en colère,
c’est comme si tout ce que je pouvais faire c’était partager ces sentiments & recevoir des likes,
je peux parler et parler encore et tous ces mots ne peuvent sauver personne,
que quelqu’une / n’importe qui me chante une chanson d’espoir et de vie
que quelqu’une / n’importe qui,
m’enseigne l’art de la résurrection,
je ne cesse de rencontrer des fems seulement après leur mort,
comme un personnage de contes de fée qui suivrait une piste faite de
chairs et d’os
que quelqu’une me sauve de (ton)/notre héritage, de cette route pavée
de paillettes et de mort,
s’il vous plaît, que quelqu’une me sauve
comme je ne t’ai pas sauvée
Quelques jours avant que je ne finisse ce texte, Mirza-Hélène, traducteur·ice de ce poème et fondateur·ice du blog Transgrrrrls s’est elle aussi donnée la mort.
Rest in power.
je crois que je partage le sentiment du poème, je ne nie pas que la plaie que les suicides laissent en nous ne se referme jamais, d’autant plus quand la douleur des disparu·es fait écho à des blessures profondes en nous.
je m’identifie au manque irréparable, au sentiment d’abandon, voire de trahison, qui ne nous quitte plus et qui nous pousse à nous accrocher aux personnes suicidaires dans notre entourage en espérant qu’elles ne fassent pas pareil. car « cette route pavée de paillettes et de mort » est aussi la mienne, mon chemin vers la transition a depuis le tout début été recouvert par les corps sans vie de mes sœurs.
Alors je comprends tout ça, mais ce que je refuse d’admettre c’est qu’on réduise toute la valeur du lien qu’on peut nouer avec des personnes qui vont un jour partir à la seule volonté de les sauver.
il y a des personnes en détresse vraiment trop profonde, qui font tant bien que mal pour survivre et ne pas faire trop mal aux autres, mais qui ne peuvent pas résister indéfiniment. et ce n’est surtout pas parce que
je t’ai
ne pas sauvée
tu m’as
que qui ce soit ait le droit d’affirmer que notre relation fût un échec, car c’était le lien le plus riche qui ait jamais existé
là encore, le discours (sauveur/secouriste) efface définitivement la portée d’une existence que la société a déjà à moitié supprimée
la revendication libertaire du droit de mourir (en dignité, accompagnée, en douceur) peut toucher assez juste là où elle nous autorise de partir sans claquer la porte sous le nez de celleux qui nous aiment encore, si c’est vraiment notre envie profonde
car c’est plutôt bien de choisir quand on veut mourir : ça permet de consentir réellement à la vie qu’on veut mener en sachant pertinemment qu’on peut la quitter au moment où on le décide. bon, y’a toujours ceux qui ont le privilège de vivre sans trop se poser cette question, mais est-ce forcément moins mal ? ça les ferme aussi à plein de choses. personne ne peut affirmer qu’une existence plus longue est forcément plus riche, surtout dans une société organisée autour du salariat.
la tendance de condamner le suicide d’emblée part d’une colère qu’on nourrit contre les suicidé·es, mais cette rage ferait mieux de se diriger contre les conditions qui font que celle qui part ait eu trop peur de nous prévenir. que ça ait été impossible pour elle de chercher du soutien auprès des proches non pas pour la secourir, mais pour lui faire un cadeau de départ, en exprimant une dernière fois leur amour et leur reconnaissance pour le fait qu’elle ait survécu si longtemps dans un monde aussi froid et hostile.
on ne me persuadera jamais que la mort d’un·e proche préparée comme ça est plus traumatique que celle des darons qui crèvent tout d’un coup dans un accident de voiture
reste la question de ce qu’on en fait, de cette rage, qui nous consomme forcément suite au suicide d’un·e ami·e
et pour moi si on peut encore la ressentir des années après, alors c’est peut-être l’un des nombreux cadeaux laissés par Laura et d’autres suicidé·es à nous les survivant·es, un éclat de leur propre rage à elles, celle de ne pas pouvoir continuer parmi nous, même si elles s’en voulaient tellement de devoir nous quitter.
nous sommes tou·te·s des survivant·es
Il faut savoir que ce texte a commencé à s’élaborer avant que je ne rencontre Laura, sans doute quelque temps après le décès d’Iggy en mars 2018, ou peut-être un peu avant, je ne me souviens plus très bien.
je ressentais des trucs très forts après le départ d’Iggy, quelque chose comme ça aurait pu être moi, mais pas tellement dans le sens de ça aurait pu, plus ça aurait été mieux que ça soit moi
c’était un sentiment très très moche que je n’arrivais pas à assumer et que j’avais seulement envie de coucher sur papier pour mieux l’affronter, quelque chose comme j’ai envie de crever, mais je reste en vie pour bien emmerder le monde, allez tous vous faire niquer
il y avait surtout pas mal de culpabilité, l’impression d’avoir été directement responsable, au moins en partie. la nuit où Iggy se casse en panique de la pièce où nous, on fait une réunion pour préparer l’occupation du campus, je suis là, je vois sa détresse et sa méfiance, l’impression de ne pouvoir compter sur personne. je veux tout de suite aller lui parler, mais remets l’idée à plus tard, à son retour. sauf que quand on s’en va, Iggy n’est toujours pas là, et le lendemain c’est déjà fini.
je me sentais mal qu’on n’ait pas traîné ensemble plus souvent. dégoûtée d’avoir raté sa dernière fête d’anniversaire. je me rappelle du sentiment d’être bloquée devant une porte tout d’un coup fermée à jamais, alors qu’elle était encore entrouverte il y a quelques jours à peine.
je repense à ses yeux qui brillent la première fois qu’on parle d’anarchie, à son tatouage reprenant la devise de la Makhnovtchina : Mort à tous ceux qui se trouvent sur le chemin de la liberté des travailleurs !
et puis de plein de moments où Iggy est là mais comme en arrière-plan, s’effaçant un peu derrière les gens,
se retrouvant malgré tout projetée à l’avant parfois, un peu par la force des choses et un peu par celle de son caractère,
comme au rassemblement contre la venue de Le Pen, où un facho s’était pris à Iggy pour son drapeau antifa
plus de deux ans après sa mort, j’ai appris par des ami·es en commun que Iggy aussi se déchirait intérieurement en questionnant son genre, cherchant discrètement une expression plus féminine. son apparence sociale lui pesait et la faisait sentir très lourde, un sentiment horrible que j’associais uniquement à la dépression et dans lequel je me trouvais piégée quotidiennement jusqu’au jour où j’ai enfin pris la décision de transitionner.
je ne dis pas que c’est pareil, mais quand-même, c’était comme un coup de Taser : de se rendre compte qu’en Iggy aussi on a peut-être perdu une sœur
C’est alors que j’ai commencé son véritable deuil. tellement de choses que je ne savais ni sur elle, ni sur moi à l’époque, tellement d’idées de conversations qui me viennent maintenant seulement, une envie de lui faire part d’une tendresse nouvelle.
je me dis aussi que moi non plus je suis vraiment pas passée très loin.
le plus triste aurait été de partir sans savoir que Iggy aussi m’avait laissé un cadeau, voire même m’a sauvée. car j’arrive maintenant à renverser la culpabilité de ne pas mourir à sa place en une joie de lui redonner une nouvelle vie.
c’est pour ça qu’ici je genre Iggy au féminin. elle ne peut plus s’exprimer sur le choix des pronoms, mais je me dis que la sororité qu’on peut encore lui offrir est bien plus désirable que la violence de l’assignation à la masculinité dont on sait qu’elle souffrait.
en devenant l’ombre de l’identité qu’on m’assigne, j’apprends à mieux connaître les fantômes et me glisser parmi eux dans des pièces qui jadis paraissaient hors d’accès
une nouvelle responsabilité des survivant·es surgit, cette fois-ci face aux disparu·es
« Il faut que les vivants aient en eux la force de crier à la place de ceux qui sont morts. »77
c’est là où la seule liberté de mourir ne suffit plus. se limiter à faire son apologie c’est aussi oublier qu’on peut aussi trouver d’autres armes. le suicide ne peut être un choix libre que s’il n’est pas la seule voie qui nous est ouverte dans la vie. jusqu’alors tous les débats sur l’euthanasie ne sont qu’un bruit ambiant cherchant à cacher la volonté sociale d’éliminer les plus vulnérables.
aucune mort paisible sous le capitalisme
Alors regardons encore un peu du côté des survivant·es.
on ne peut pas, sans lui faire violence, effacer la puissance transformatrice (et non seulement réparatrice) du deuil, celui dont on a dénoncé l’aspect le plus artificiel, mais qui permet de tisser des liens capables de résorber presque toute la violence du monde et de lui renvoyer notre rage décuplée.
le deuil cultive en nous une plus grande sensibilité aux fêlures par lesquelles le vivant s’échappe. armé·es de cette nouvelle vulnérabilité, on peut enfin briser jusque dans nos gestes l’indifférence que la société cherche à nous inculquer face aux personnes dont on peut partager la détresse.
la puissance du deuil est capable de soigner notre rapport à la révolte, en lui redonnant une nouvelle responsabilité et un nouvel objectif : faire vivre coûte que coûte les rêves brisés de nos compagnon·nes défunt·es. le soin qu’on porte au geste de la révolte nous permettra de creuser l’espace-temps autour d’un nous toujours plus large et plus résilient.
c’est loin d’être notre seule tâche. il s’agira aussi de soigner « l’inconscient », de briser toutes sortes de mécanismes psychiques d’appropriation de l’autre dans une tentative de pallier à un manque intérieur, qui nous maintient en vie au prix d’une âme mutilée.
la liberté de mourir ne veut rien dire sans la possibilité de se soigner en amont. et par se soigner on veut pas dire s’enfermer à l’hôpital.
soigner notre rapport aux autres et à nous-mêmes ne devient possible que lorsqu’on a commencé à apprivoiser la mort : on apprendra alors à partir en douceur et à son rythme, sans en vouloir à qui que ce soit, plutôt que mourir de culpabilité, ça serait un suicide vraiment libre et il ne peut exister comme option que dans une société transformée (soignée en profondeur) par la révolte.
Je me creuse la tête pour voir d’où ça sort cette noirceur, et je pense que c’est une réponse désespérée à un mélange ingénieux de solitude métaphysique (l’impression que tout est de plus en plus froid, que les liens se distendent en permanence, qu’il est toujours plus difficile de partager des choses authentiques avec les autres) et de précarité existentielle (la peur de tout perdre à tout moment)
le plus compliqué, c’est qu’il ne s’agit pas juste d’une réalité extérieure à moi :
l’impact émotionnel de mes propres actes sur les personnes qui tiennent à moi sont en grosse partie à l’origine d’un sentiment de culpabilité très diffus, qui m’empêche d’exister pleinement, j’ai souvent l’impression d’être moi-même mon propre bourreau
j’ai peur d’épuiser les gens en appelant à l’aide, mais le fait de me barricader ne fait qu’augmenter la pression qui pèse sur les proches qui cherchent à être là pour moi
et c’est alors que quand je vois qu’on est nombreux à galérer avec ça, je me dis qu’en tâtonnant un peu, je vais bien finir par trouver les endroits où nos fissures se rejoignent
à demi-mot, en chuchotant, après un teh bien chargé ou pendant un trip sous LSD, quelqu’un·e évoque le chemin d’une fuite hors de l’identité fixe et vers une communion des êtres
puis, tout ça paraît trop naïf, y’a comme un dégoût d’y avoir cru ; les barrières se referment très vite : le fait de souffrir ne rend pas forcément plus ouvert
y’a des moments comme ça où je me sens enfermée seule avec ma douleur, avec l’impression qu’il y a des tourments qui ne se partageront jamais
mais comment faire quand on est une caisse de résonance, amplifiant sans cesse tout ce qu’elle reçoit, y compris les contorsions existentielles des autres ?
on ne peut alors exister qu’en se mettant en péril, constamment en attente d’une nouvelle rencontre
longtemps, j’avais l’espoir qu’en soignant les autres, je pourrais me sauver moi-même. ça a toujours été un moment de répit lorsque quelqu’un·e me laissait panser ses plaies. ça me rappelle un rêve de gosse, je devais avoir huit ou neuf piges
On courait dans des tunnels à moitié inondés avec un pirate fuyant les forces de la répression. Il s’interrompt d’un coup, on s’arrête dans une grotte par laquelle il veut s’échapper, on doit avoir gagné quelques minutes de répit, même si l’armée royale est toujours à nos trousses. Je vois que sur son dos, en guise de trophées de ses combats passés, le pirate a gardé de lourdes pierres accrochées à sa chair par des anneaux métalliques qui lui rentrent dedans en traversant sa peau. Même s’il court vite, ses mouvements sont constamment contraints par le poids sur son dos, un jour il s’essoufflera définitivement et ne pourra plus bouger. En voyant que j’ai compris sa douleur qu’il dissimule si bien pourtant, il me laisse approcher mes mains de son dos et je commence à défaire les anneaux sur son dos : un moment de joie folle quand une par une les pierres commencent à tomber !
j’en retire un amour inconditionnel pour l’autre croisé le temps d’un instant
J’y repense à la suite d’une dispute déchirante avec mes parents (un autre aparté)
parents : êtres dont la principale fonction a priori, avant même que tu viennes au monde et à moins qu’ils fournissent des efforts conséquents pour déconstruire leur rapport à « leurs » enfants, est celle de t’assigner à un milieu social et de te discipliner quand tu n’y rentres pas pour x ou pour y raisons. Ça passe par l’assignation d’un prénom et d’un nom, d’un genre, d’un foyer familial. La famille se constitue comme une réponse aux injonctions provenant des institutions sociales principales qui veillent à ce qu’elles reproduisent ce qu’on attend d’elles en élevant leurs gosses correctement, notamment à ce qu’ils s’intègrent dans la société d’abord par des études et ensuite par le travail.
y’en a, leur rapport à la société foire assez vite. la famille parfaite aime bien se braquer sur le gosse en échec scolaire, qui fait une dépression ou qui se révolte contre la société au lieu de chercher un taff. sachant que moi à la base, j’avais une fiche S avant de savoir que j’étais trans, et plus jeune j’étais déjà dépressive, et encore avant je me faisais exclure des groupes de gosses de mon âge parce qu’on me trouvait bizarre, autant dire le projet était un peu bancal depuis le début.
tes darons, ça les atteint dans leur subjectivité de parent modèle, et alors t’es en face de tes ultimes bourreaux. le moindre petit détail devient une question de vie ou de mort, quand on commence à se disputer pour de vrai, la violence va en s’amplifiant. lors de ces moments, je finis par oublier les êtres complexes cachés derrière les fonctions sociales, ainsi que le fait que je continue à les aimer, et qu’eux aussi essayent de m’aimer, à leur propre manière.
en sortant d’une énième embrouille, j’ai du mal à respirer. je suis crispée de l’intérieur, comme si un monstre me retenait par ses griffes. à travers le discours parental, je sens la société qui me renvoie dans la gueule mes échecs permanents.
c’est là où je me dis que moi aussi je suis une flibustière au dos recouvert de pierres.
et on revient, en boucle, au fait de se soigner d’abord soi-même.
mais chaque nouvelle boucle amène avec elle un rapport nouveau qui n’existait pas là avant. ce n’est plus de l’auto-soin en mode self-help, repli d’ermite sur son petit jardin mental de consommateur, mais bien plus un élan d’amour inconditionnel dirigé vers le(s) moi à venir, qui sont aussi les autres en moi. amour en tant que lutte pour les faire advenir face à un monde qui n’en aura rien à battre si vous finissez tou·te·s par crever de désespoir.
On n’est ni une monade autonome, ni un nœud de relations, mais un être unique dont les fissures sont une ouverture particulière aux lumières des autres. on peut y puiser la force d’impulser des réseaux d’auto-soutien au sein desquels une pratique collective du soin pourrait enfin nous libérer de l’idéal toxique de l’auto-suffisance individuelle, car on ne guérit jamais en étant complètement seule.
la déchirure n’est jamais comblée, mais si on réussit à soigner notre manière de s’ouvrir aux autres, alors des passerelles se construiront par-dessus les frontières de l’identité et celles du temps qui s’écoule.
c’est peut-être ça aussi l’amour révolutionnaire, abolissant en nous le je étroit et possessif, un amour sans espérance de retour, vertigineux car dirigé vers plein d’êtres pas encore là, des possibilités de rencontre avec celleux qui finiront par nous remplacer complètement.
il ne s’agit surtout pas de s’attendre à un instant mythique, une rencontre qui te sauve la vie (même si ça peut arriver), mais de rendre possible les espaces pour accueillir l’énergie produite par toutes sortes de moments d’échanges, qu’ils soient joyeux ou tristes.
on pourrait alors offrir aux autres avant de partir, en plus d’une vague nostalgie, une mélodie douce dont on se rappelle à peine, une rage de vivre qui les accompagnera dans les moments les plus durs.
si on s’identifie au terme de survivant·e, c’est qu’on a sûrement plein de fissures en nous, chacun·e de nous brisé·e de façon un peu unique
mais il suffit de l’imaginer et ça devient beau ça veut dire que dans les éclats d’autres âmes on peut aussi trouver un peu de la sienne : si on tombe sur des fêlures similaires, la lumière qu’on s’envoie peut se diffracter plus facilement, ses rayons éclaireront alors les recoins les plus lointains de notre monde intérieur et continueront à nous guider même quand l’autre est parti·e telle une comète sur un horizon brisé
accueillir les éclats d’âmes des disparu·es et de celleux qui sont encore là, c’est aussi permettre à leurs lumières de se décupler : une richesse infinie et une bataille intense et quotidienne pour l’existence, qui ne peut être menée qu’à plusieurs
et si cette communication des lumières n’était autre chose que l’amorce d’une véritable conscience de classe révolutionnaire dont on a mille fois fait les obsèques, mais qui n’arrête pas de ressurgir tel un phénix à chaque nouvelle crise de la société régie par le capital ?
le sort de la révolution se jouerait alors à notre capacité collective de ne plus endiguer une certaine énergie, celle de l’amour qui naît d’un partage jusqu’au bout du désespoir.
Aux survivant·es
aux constellations de rencontres qui m’ont donné la force et la joie de vivre ces dernières années,
aux discussions jusqu’à pas d’heure ayant nourri ce texte,
aux tentatives maladroites mais joyeuses de prendre soin les un·es des autres
à L., M. et R.
à Ana, Blaise, Marelle et Sasha
à Carina, Fleur, Iseult, Jade, Julia, Léone, Maé, Marybelle, Nolwenn, Tom, Sarah
et tou·te·s celleux qui ont côtoyé le Chalet
à Benoît, Emilie, Ina, Nihah, Nuage, Sasha, Pat, Véro
ainsi qu’à d’autres proches de Laura
à Ayman, Charlie, Côme, Constance, Damien, Eli, Elise, Ellen, Enzo, Ezra, flavie, Jo, Inès, Léandre, Loïc, Louise, Maëlle, Mino, Mónica, Myrtille, Noé, Nox, Pauline, Percy, Soleil, Sophie, Soren, Zélie et Zoé
à mes co-habitant·es (qui comprendront)
à mes parents et mes frères
aux proches de Doona, de Fouad, de Guillaume, de Mathilde, de Mirza-Hélène et d’autres suicidé·es
et à beaucoup beaucoup d’autres78
Notes
1Auteur inclassable (entre le surréalisme et le dadaïsme), partisan d’une écriture fragmentée, Jacques Rigaut s’est tiré une balle en plein cœur le 6 novembre 1929
2Ici, par discours, on entend l’appareil qui organise et transforme la totalité de la vie humaine en un ensemble de signes dont se serviront les institutions du pouvoir pour légitimer la reproduction des sociétés existantes.
3Celle qui m’a le plus inspirée et guidée, en cherchant à formuler une « auto-critique du penser » dans un monde où l’aliénation a elle aussi pris une forme dialectique ; en dépassant les dichotomies, son principe est de libérer des constellations de concepts
4Voir aussi Adorno : « La prétention immanente au concept est son invariance créatrice d’ordre face à la variation de ce qui est compris sous lui. C’est cette variation que la forme du concept nie, « fausse » même en cela. Dans la dialectique, le penser s’oppose aux archaïsmes de sa conceptualité. Le concept en soi hypostasie avant tout contenu sa forme face aux contenus. » (Dialectique négative, Petite Bibliothèque Payot, p. 190)
5Chaval, « Vive la mort »
6C. Baudelot, R. Establet, Suicide – L’envers de notre monde (Points Essais, 2018), p.141.
7Auteur, réalisateur et révolutionnaire, surtout connu pour son œuvre La Société du spectacle et sa participation à l’Internationale Situationniste, Guy Debord met fin à ses jours le 30 novembre 1994
8Romain Goupil, le réalisateur du film et ami de Michel, étant quant à lui toujours en vie, est plutôt devenu un réac des plateaux télé à la Cohn-Bendit, et c’est un cliché que de dire qu’après avoir fait Mai 68, soit on retourne sa veste, soit on se suicide. Il reste une enquête à mener cependant sur celleux n’ayant fait aucun des deux, et qui continuèrent, longtemps, à lutter de toutes les manières qui leur restaient accessibles.
9A. Camus, La Chute
10Anas a survécu et des dizaines d’opérations plus tard, affirme sa volonté de continuer de vivre et de lutter. On ne peut qu’admirer son courage.
11E. Durkheim cité par C. Baudelot, R. Establet dans Suicide
12Ibid, p.153
13Ibid, p.159.
14C. Baudelot, R. Establet, Suicide, p.36
15Militant passé par l’UEC, l’UJC (ml) et la Gauche prolétarienne, écrivain et sociologue penché sur les luttes sociales, Linhart tente de se suicider en 1981, disparaissant quasi-complètement du champ politique et médiatique par la suite.
16W. Reich cité dans Histoire populaire de la psychanalyse, p.60
17Ibid, p.182, 185
18L’Etabli, p.129
19Ibid, p.105
20La Déprime des opprimés, p.125
21Ibid, p.145
22Personne ne sort les fusils, p.22
23Histoire populaire de la psychanalyse, p.185
24Auteur du Réalisme capitaliste, Fisher se suicide en 2017.
25M. Fisher, Ghosts of My Life : Writings on Depression, Hauntology and Lost Futures, p.189.
26Voir M. Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité
27Cité par H. Krall dans Prendre le bon Dieu de vitesse
28Partisans. Garde-fous arrêtez de vous serrer les coudes, éditions François Maspero, 1975
29Foux/folles
30Gestion des risques, p.59
31Cité dans Gestion des risques, p.50
32Ibid, p.57
33Ibid, p.57
34Ibid, p.65
35Ibid, p.65
36Ibid, p.82
37Ibid, p.150
38Ibid, p.141
39p.126
40Voir par exemple le témoignage de Michel de la LCR, publié dans la revue Marx ou crève (n*2) : http://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/CritiqueCo-2-72-76.pdf
41JM Brohm, « Psychanalyse et révolution » dans Partisans. Garde-fous
42F. Gantheret, « Freud et la question socio-politique », dans Partisans. Garde-fous
43JM Brohm, « Psychanalyse et révolution » dans Partisans. Garde-fous
44Ibid.
45R. Lourau, « L’institution de l’analyse »
46Ibid.
47R. Castel, Gestion des risques, p.161
48Gestion des risques, p.171
49M. Bellahsen, La Santé mentale, La Fabrique, 2014, p.60
50Y. Clot cité dans La Déprime des opprimés, p.266
51R. Huët, De si violentes fatigues, p.22.
52J. Rafanell i Orra cité dans De si violentes fatigues
53Ibid, p.341
54Ibid, p.73
55Ibid, p.254.
56Ibid, p.66
57Ibid, p.55
58Ibid, p.22
59Ibid, p.44
60Ibid, p.386
61Ibid, p.80-81
62« L’être fatigué est alors matière explosive, car il est occupé par un appétit de destruction, un feu parfois incompréhensible. » (p.382)
Nicole-Claude (Marge, n°13, Novembre-Décembre 1977)
63Dialectique négative, p. 336
64Ibid, p.183
65Ibid, p.211
66Ibid, p.342
67Ibid, p.341
68A. Artaud, « Pour en finir avec le jugement de dieu »
69Suicide, mode d’emploi, p.77
70Ibid, p.41–42
71Quatorze ans plus tard, Guillon reconnut cette erreur dans une sorte d’ « autocritique » sur son blog, où il parle notamment de « naïveté » de sa part
72Ali Bakhtiar, Le Dernier grenadier du monde, éditions Métailié, 2019
73Terme d’Alain Bihr pour désigner flics, profs, animateurs sociaux et culturels, professionnels des syndicats et autres, qui, par leurs fonctions, contribuent à encadrer la force de travail (une classe particulière selon cette hypothèse se situant donc entre le prolétariat et la bourgeoisie)
74F. Guattari, « Nous sommes tous des groupuscules » dans Psychanalyse et transversalité, éditions François Maspero, 1972
75F. Guattari, « Le transfert » dans Psychanalyse et transversalité
76 https://trrransgrrrls.wordpress.com/2021/08/12/tu-sais-fem/
77A. Bakhtiar, Le Dernier grenadier du monde
78Ne pouvant et ne voulant pas nommer toutes les personnes qui comptent pour moi, je ne cite que celleux avec qui le désespoir existentiel ainsi que l’écriture de ce texte ont pu être directement abordés