La schizophrénie en tant que neurodiversité

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La schizophrénie en tant que neurodiversité

Robert Chapman (25/01/17)

 

Le terme «schizophrénie» vient des mots grecs skhizein, qui signifie «fendre», et phrēn, qui signifie «esprit». L'idée initiale était que l'esprit se divise en quelque sorte : non pas, comme on le pense parfois, en de multiples personnalités, mais en une seule personnalité fragmentée et aliénée, ce processus débutant habituellement à la fin de l'adolescence ou au début de l'âge adulte. Au-delà de cela, la condition se caractérise essentiellement par de la psychose, de l'entente de voix, de la paranoïa, un sentiment général d'apathie ainsi que des humeurs et des émotions plates ou fluctuantes.

 

En général, ces caractéristiques sont considérées presque unanimement comme étant des déviations de la norme intrinsèquement néfastes et se voient reprocher de détruire ou du moins d'endommager profondément la personnalité précédemment existante. Compte tenu de cela, la schizophrénie (et les états apparentés au «spectre schizophrénique» tel que le trouble schizoaffectif) est perçue à la fois par la psychiatrie institutionnelle et par la société en général, comme étant quelque chose de terrible – une maladie tragique à combattre par des médicaments, par un placement en institution et peut-être un jour, par la manipulation génétique.

 

Mais l’émergence du mouvement de la neurodiversité, qui jusqu'à présent s'est principalement concentré sur le spectre de l'autisme et d'autres handicaps cognitifs, donne de bonnes raisons de contester cette conception du spectre schizophrénique. Ce que les partisan·es du mouvement de la neurodiversité affirment, c'est que, tandis que les différences neurocognitives appréhendées par les catégories psychiatriques correspondent à des manières d'être parfaitement valables, les préjudices associés à ces conditions sont causés par la société et l'idéologie plutôt que par une pathologie innée. Par conséquent, les partisan·es du mouvement de la neurodiversité soutiennent que ce qu'iels appellent les «neurominorités» – l'autisme, la dyslexie, etc. – sont des manières d'être au monde naturelles et légitimes, quoiqu’opprimées ou exclues.

 

Compte tenu de cela, les partisan·es de la neurodiversité soulignent la nécessité d'accepter son «neurotype» comme une partie inhérente de son identité, au lieu de le considérer comme une pathologie externe qui serait distincte de son individualité fondamentale. Par exemple, les autistes partisan·es de la neurodiversité considèrent l'idée que l'on pourrait être atteint·e d'autisme, plutôt qu'être autiste, comme très problématique – tout comme il est problématique de parler des personnes homosexuelles comme de «personnes ayant un trouble de l'orientation sexuelle», ce qui était précisément la façon dont l'homosexualité était qualifiée par la psychiatrie institutionnelle jusqu'aux années 1980. En résumé, l'intérêt de rejeter les formulations du type «personne atteinte d'autiste» en faveur de formulations du type «personne autiste» est que, pour s'accepter réellement et ainsi vivre une existence épanouissante, le fait de considérer son type neurocognitif comme une partie essentielle et précieuse de son identité, plutôt que comme une pathologie extérieure, semble vital.

 

Fait notable, bien que certains groupes de personnes schizophrènes aient résisté à la psychiatrie institutionnelle de diverses façons, par exemple en essayant de démédicaliser les hallucinations, le mouvement de la neurodiversité amène à se demander si l'identité schizophrénique ne pourrait pas également être reconceptualisée et réappropriée de cette façon. Autrement dit, il ouvre la voie non seulement à la démédicalisation des caractéristiques associées à la schizophrénie, comme les mouvements des «entendeurs de voix» et de la «mad pride» ont déjà commencé à le faire, mais surtout à une acceptation plus radicale et positive de cette catégorisation comme faisant partie de l'identité personnelle et politique des personnes schizophrènes.

 

Bien sûr, je me rends compte qu'à première vue il peut sembler complètement bizarre d'affirmer que la schizophrénie pourrait être considérée comme une sorte de neurodiversité plutôt que comme une maladie. Après tout, il n'y a rien de bon dans le fait d'entendre des voix malveillantes et envahissantes, ou dans le fait de penser que les gens vous veulent du mal. Et nous avons tou·tes entendu des histoires à scandales concernant des personnes du spectre schizophrénique qui se faisaient du mal à elles-mêmes ou à d'autres. En bref – comme de nombreuses personnes du spectre schizophrénique et leurs familles pourraient en témoigner – celles et ceux qui reçoivent cette étiquette connaissent effectivement une quantité terrible de souffrance, et beaucoup feraient tout pour revenir à leur état préschizophrénique.

 

Néanmoins, en soi, tout cela ne signifie pas nécessairement que le spectre schizophrénique soit intrinsèquement néfaste. Il est possible que cette souffrance provienne de facteurs culturels et sociaux plutôt que neurologiques, ainsi que de notre rejet de la personnalité schizophrénique en raison d'une conception particulièrement restreinte de ce que signifie être une personne saine (ou même simplement, d'avoir une identité personnelle). Si c'est le cas, il pourrait être préférable de considérer la schizophrénie comme une neurodiversité plutôt que comme une maladie.

 

Une étude scientifique récente corroborant cette hypothèse, par exemple, nous vient de l'anthropologue de Stanford Tanya Luhrmann et ses collègues. En examinant l'expérience de l'entente de voix (ou hallucinations auditives) dans différentes cultures, iels ont constaté que le fait que cela soit associé à de la souffrance est extrêmement variable. Plus précisément, en Amérique du Nord, les voix étaient perçues comme des étrangères malveillantes et envahissantes, ce qui causait une énorme souffrance à celles et ceux qui les entendaient. En revanche, au Ghana et en Inde, les voix étaient beaucoup plus susceptibles d'être vécues comme ludiques et amicales.

 

De manière très significative, le facteur clé dans cette différence, soulignent Luhrmann et ses collègues, était en fait l'idéal socialement construit d'individualité qui dominait dans chaque société. En Amérique du Nord (comme pour le reste de l'Occident), une conception atomisée et individualiste de la personnalité domine, ce qui signifie qu'entendre des voix extérieures a été conceptualisé et expérimenté comme une menace à l'autonomie et à l'individualité venant du dehors. En revanche, étant donné que des conceptions plus collectivistes de l'individualité dominent au Ghana et en Inde, il importe peu que certaines voix internes ne soient pas les siennes propres, car de toute façon d'autres font déjà partie de soi-même – et donc les voix étaient beaucoup moins susceptibles d'être néfastes et étaient même parfois utiles.

 

Il est intéressant de noter que les affirmations de cette étude anthropologique coïncident avec celles du psychologue Louis Sass de l'université de Rutgers, qui a soutenu au cours des trois dernières décennies que les sociétés occidentales post-modernes amplifiaient énormément les types de problèmes associés au spectre schizophrénique. Pour Sass, étant donné que le post-modernisme, tout comme le spectre schizophrénique, se caractérise par une intense réflexion sur soi, une fragmentation, une aliénation et une personnalité de plus en plus individualiste, mais décentrée, les deux phénomènes peuvent s'intensifier mutuellement de telle sorte que la manière d'être schizophrénique est perçue comme plus problématique qu'elles ne l'auraient été dans d'autres circonstances. En d'autres termes, il est possible que des aspects omniprésents de notre culture post-moderne et de la conception de l'individualité qui l'accompagne amplifient les problèmes auxquels les personnes du spectre schizophréniques semblent être sujet·tes, sans que ces problèmes ne soient de nature principalement biomédicale.

 

Si les affirmations des chercheuseurs comme Sass et Luhrmann se révèlent ne serait-ce que partiellement correctes, alors les facteurs essentiels pour expliquer la détresse rencontrée par les personnes du spectre schizophrénique seraient les facteurs sociaux plutôt que neurologiques. Et plus particulièrement, il semblerait que les conceptions historiquement contingentes de l'individualité – c'est-à-dire les notions préscientifiques, normatives et idéologiques concernant ce que signifie être une personne – soient un facteur clé pour expliquer les effets néfastes associés à la schizophrénie. Compte tenu de cela, le fait d'apprendre à concevoir la schizophrénie comme faisant naturellement partie de la neurodiversité pourrait se révéler bénéfique pour les personnes schizophrènes en leur offrant la possibilité de s'accepter soi-même et de mener des vies heureuses et enrichissantes.

 

En effet, comme l'indique la littérature médicale scientifique, il s'avère justement que les personnes du spectre schizophrénique, comme n'importe qui d'autre, ont tendance à s'épanouir uniquement lorsqu'elles arrivent à accepter et à affirmer qui elles sont. En tant qu'homme schizophrène, Simon Champ, écrit que c'est précisément un tel discours positif sur lui-même qui «m'a donné le fil conducteur le plus précieux, un fil qui a permis de rassembler mon sentiment d'identité en évolution, un fil d'autoaffirmation, un fil qui m'a conduit vers un sentiment d'identité entière et intégrée, loin de la fragmentation et de confusion que j'ai ressentie lorsque j'ai connu la schizophrénie pour la première fois.»

 

Contrairement à la conception de la schizophrénie comme une destruction pathologique du moi causée par un dysfonctionnement interne, il serait utile de travailler à une compréhension plus inclusive et diversifiée de ce que cela signifie d'être soi-même et de se développer en tant que tel. Plus précisément, nous devrons peut-être admettre que, pour certaines manifestations de la neurodiversité humaine, il est naturel que la personnalité se fragmente et se recompose de manière nouvelle et créative (tout comme d'avoir une plus forte tendance à produire des images et des voix, surtout face à des environnements sociaux souvent nocifs).

 

En effet, nous faisons tous et toutes cela dans une certaine mesure: des situations qui provoquent une rupture dans notre existence – de la tragédie bouleversante à la passion amoureuse – peuvent souvent causer une sorte de fragmentation de l'individualité, qui ensuite demandera du temps avant de pouvoir se reconstruire et évoluer. Il s'agit d'une réaction naturelle, et cela fait partie de la condition humaine. Parallèlement, au lieu de les percevoir automatiquement comme des déviations par rapport à l'individualité ordinaire, les types de fragmentation et de relations de soi à l'autre plus schizophréniques pourraient également être considérés comme des moyens naturels permettant à l'individu de s'adapter et donner du sens à des conditions parfois extrêmes – une partie intégrante du parcours d'un individu en constante évolution existant dans un monde imparfait, et non une destruction du moi laissant place à un moi déficient.

 

Bien sûr, je ne nie pas que les personnes du spectre schizophrénique souffrent terriblement de nos jours, ni même que cette manière d'être s'accompagne de ses propres difficultés et limitations. De toute évidence, beaucoup d'entre elleux vivent de terribles souffrances et il est également important de reconnaître que, dans certains cas extrêmes, comme une psychose paranoïaque ou une dépression sévère, les médicaments peuvent être utiles (de même que tout être humain·e a besoin de médicaments à un moment donné de sa vie). Mais le fait est que chaque manière d'être humain·e s'accompagne de ses propres difficultés et limitations : cela fait partie de la condition humaine de souffrir, de connaître des crises identitaires et d'évoluer au fur et à mesure de ce qui nous arrive dans la vie. Et dans le cas du spectre schizophrénique, il y a de bonnes raisons d'au moins envisager que la plus terrible des souffrances puisse être provoquée par des événements existentiels, par la société et par l'idéologie plutôt que par une maladie innée.

 

En effet, si l'on ajoute à ces principaux facteurs idéologiques sous-jacents le fait que, comme les antipsychiatres tels que Thomas Szasz l'ont longtemps souligné, celles et ceux qui reçoivent les diagnostics du spectre schizophrénique sont systématiquement stigmatisé·es, institutionnalisé·es, drogué·es et qu'on leur rabâche qu'iels sont intrinsèquement malades et déficient·es, il n'est pas étonnant que tant de personnes deviennent paranoïaques, déprimées et apathiques. Tout comme d'autres minorités opprimées ou exclues sont davantage susceptibles de connaître une souffrance mentale, il ne faut pas non plus s’étonner que les personnes du spectre schizophrénique rencontrent des problèmes similaires de manière aussi terrible et systématique.

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Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations en nous contactant, cette version est donc en permanence susceptible d'être modifiée. 

 

Source : medium.com

Tous les surlignages ont été ajoutés.

Illustration: Dessin d'une femme à l'allure majestueuse et redoutable.

Crédit image : Daria Hlazatova

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