Le langage de la souffrance: santé mentale et invisibilité des femmes Noires
Guilaine Kinouani
Je me suis sentie privilégiée de lire les mots percutants de Chimamanda Ngozi Adichie au sujet de la dépression. L'article, qui aurait été publié par erreur, a maintenant été retiré. Le courage et l'honnêteté dont elle a fait preuve en témoignant et décrivant son vécu avec autant de détails intimes étaient réellement émouvants. Dans une large mesure, je n'ai pas été surprise par son récit. En effet, parmi les femmes noires que je connais, beaucoup ne sont pas étrangères à ce que la plupart des professionnel·les de la santé mentale verraient comme des «troubles» dépressifs et/ou anxieux. La majorité d'entre nous considèrent que ces expériences vont de pair avec le fait de devoir naviguer à travers l'injustice et l'oppression. C'est ce qu'on appelle la vie. Les théories biochimiques qui expliqueraient ce qui semble uniquement se manifester au sein des structures de domination et d'asservissement n'ont pas nécessairement beaucoup d'importance pour nous. Malgré la controverse entourant la publication de l'article, suivie de son retrait du site web de The Guardian, il semble qu'il ait au moins favorisé une discussion autour des besoins émotionnels et du vécu des femmes Noires et Africaines.
Malheureusement, ces discussions ont presque exclusivement eu lieu en fonction d'un modèle médical/psychiatrique et de nombreux sites web incitent maintenant les femmes Noires à demander de l'aide face à cette «maladie». S'il faut saluer les tentatives visant à encourager les gens à demander du soutien face à des problèmes émotionnels ou psychologiques, l'enfermement des expériences des femmes Noires à l'intérieur d'un discours médical doit être remis en question. En effet, il ne nous parle pas à toutes. Personnellement, ce n'est qu'au cours de mes études de psychologie que j'ai réalisé que ce sentiment récurrent d'évanouissement imminent avait un nom médical: «anxiété» ou «crises de panique». Le fait d'appeler cela de l'«anxiété» ne m'a pas apporté de réconfort ou d'apaisement. Je ne me suis pas dit: «Super, maintenant je sais ce qui ne va pas chez moi». Je me suis sentie en colère. En colère et invisible. En colère et à nouveau traumatisée.
Le mot dépression est-il utile aux femmes Noires?
Ces catégories effaçaient les assauts quotidiens contre mon existence tout en affirmant que j'étais malade. Je n'ai pas ressenti de honte. Je ne me suis pas sentie stigmatisée. Je l'ai ressenti comme une insulte à mon intelligence et à mon expérience. Beaucoup de mes ami·es et de mes proches préféreraient boire un cocktail d'eau de Javel plutôt que de faire appel aux services de santé mentale. Par ailleurs, contrairement à Chimamanda, la plupart des femmes Noires que je connais n'envisageraient pas d'appeler «dépression» ce qu'elles vivent (ou «anxiété» ou tout autre terme désignant des «maladies mentales»). Bien que nous soyons trop souvent conditionné·es à penser le contraire, pour beaucoup de femmes Noires, cette approche n'a aucun sens. Et pourquoi devrait-il en être autrement? Pourquoi devrait-on s'attendre à ce que les femmes Noires fassent correspondre leur souffrance aux schémas psychiatriques dominants – des schémas qui ont historiquement été utilisés pour nous pathologiser et nous faire intérioriser – sans opposer de résistance?
Ne laissez personne vous faire croire une seule seconde que les femmes Noires n'ont pas conscience de la normalisation du racisme et du sexisme qui est entremêlée aux conceptions psychiatriques de la normalité. Certaines d'entre nous ne possèdent peut-être pas le langage qui leur permettrait d'exprimer cela, mais étant donné qu'il n'existe pas un seul aspect de notre être qui n'ait été enfermé dans des étiquettes, nous avons appris quelles conséquences délétères vont avec le fait de vivre dans un monde qui cherche à se prémunir contre notre existence. Il me semble parfaitement adapté et pragmatique que beaucoup d'entre nous refusent une énième étiquette, ainsi que les discriminations et les préjugés qui lui sont associés. Et il est extrêmement troublant que nous soyons pathologisées essentiellement pour avoir résisté à davantage d'oppression. Mettre une étiquette médicale sur une expérience ne rend pas cette expérience plus ou moins réelle ou douloureuse. Cela ne la valide pas non plus; tout ce que cela fait se résume ainsi: cela lui donne une étiquette médicale.
Pour un «changement de paradigme»
La souffrance des femmes noires, même au sein des services de santé mentale, passe souvent inaperçue. Cela n'est probablement pas surprenant compte tenu du fait que nous sommes forcées d'adhérer à une vision du monde et d'utiliser un langage qui peuvent invalider notre douleur, notre détresse et notre expérience du monde elles-mêmes. Pourtant, c'est un langage que des millions de personnes acceptent sans poser de questions. Un langage maintenant adopté y compris par des personnes dont ce n'est peut-être pas l'intérêt. Un langage qui semble être devenu la condition préalable pour que nos besoins psychologiques soient perçus. Un langage qui, à mes yeux, perpétue des siècles d'oppression en effaçant nos expériences et nos histoires en tant que femmes Noires, et qui reproduit l'invisibilité de nos blessures. Il est parfaitement du droit de chacune de choisir le nom donné à toute expérience vécue, sans être dévalorisée.
Si le modèle médical aide des femmes comme Chimamanda à donner un sens à leur expérience et à prendre soin d'elles-mêmes, alors cela doit être respecté. Cependant, il est important de ne pas perdre de vue le fait que les preuves sur lesquelles se fondent les théories de la maladie/pathologie (comme celle du déséquilibre chimique cérébral) demeurent contestables. Dans sa tentative de modifier les conceptions actuelles de la souffrance émotionnelle, le Département de Psychologie Clinique (DCP) de la Société Britannique de Psychologie a publié une déclaration de principes sur les diagnostics psychiatriques. La déclaration indique clairement que les systèmes de classification et les diagnostics psychiatriques actuels comportent d'importantes limites – tant sur le plan conceptuel qu'empirique.
De plus, en plaidant en faveur de ce qui est appelé un «changement de paradigme», le DCP souligne les conséquences des diagnostics psychiatriques sur la vie des personnes en souffrance. Ces conséquences incluent la marginalisation de l'expérience vécue, la décontextualisation de la souffrance et la stigmatisation. Il est encourageant de constater que la déclaration reconnaît également les «biais ethnocentriques» inhérents à de telles conceptualisations, étant donné qu'elles sont issues d'une vision occidentale du monde et qu'elles peuvent se traduire par des pratiques discriminatoires.
D'une part, nous avons accompli beaucoup pour augmenter la pertinence et l'adéquation des services de santé mentale pour les groupes racisés. En effet, les services spécialisés se sont multipliés au cours des dernières décennies et divers collectifs existent aujourd'hui pour tenter de faire en sorte que les besoins psychologiques soient satisfaits de manière à être davantage conformes aux valeurs, aux visions du monde, aux histoires et aux réalités sociales des gens. Par exemple, le Centre de thérapie interculturelle Nasfiyat [www.nafsiyat.org.uk] est spécialisé dans la psychothérapie pour des client·es de diverses origines. Le Réseau de thérapeutes Noir·es, africain·es et asiatiques [www.baatn.org.uk], un réseau de plus de 800 thérapeutes, conseiller·es et sympathisant·es, cherche à mieux répondre aux besoins psychologiques des personnes Noires et Asiatiques au Royaume-Uni. Afiya Trust [www.nbta-uk.org.uk/partners/afiya-trust] et Black Mental Health [www.blackmentalhealth.org.uk] ont été créés pour aider à réduire les inégalités dans les soins de santé mentale pour les personnes issues respectivement des groupes BAME [acronyme pour «black asian and minority ethnic», c-à-d. noirs, asiatiques et de minorité ethniques] et des communautés africaines et afro-caraïbéénnes, et pour soutenir ces communautés afin d'accroître leur influence stratégique dans la mise en service et le développement des services de santé mentale.
D'autre part, alors-même que nos voix se sont faites plus fortes, les inégalités fondées sur la race au sein du système de santé mentale restent plus marquées que jamais, et le programme de formation de la plupart des professionnel·les de santé mentale est toujours incontestablement Blanc. Comme l'indique le rapport Equal Measures de la Commission pour la qualité des soins, le fait est que, en tant que femme Noire, je suis davantage susceptible de me faire prescrire des psychotropes que de me voir proposer une thérapie; que mes chances d'être forcée à recevoir des «soins» psychiatriques si je suis en détresse psychologique sont encore beaucoup plus élevées que la moyenne; et que je suis moins susceptible de vouloir faire appel aux services de santé mentale.
Une meilleure approche
Plutôt que de soutenir davantage le discours dominant, une façon d'encourager les femmes Noires à demander du soutien pour des problèmes émotionnels est de laisser la place à d'autres conceptualisations de la détresse, de nous permettre de nommer nos expériences et d'utiliser le cadre qui nous semble le plus juste. Cela demande d'accepter avec humilité que les diagnostics psychiatriques ne sont qu'un point de vue et qu'en tant que tels ils ne sont pas les seules perspectives qui permettent de donner un sens au monde. Bien qu'il y ait relativement peu d'études portant sur l'expérience des femmes de couleur ayant eu recours aux services de santé mentale, lorsque leurs voix ont été prises en compte (voir, par exemple, le Rapport sur le rétablissement et la résilience de la Fondation pour la Santé Mentale), il a été clairement établi qu'elles se sont senties restreintes ou opprimées par la vision de la souffrance mentale en tant que «maladie» qui domine dans les services de santé mentale, qu'elles ont senti que leur souffrance était décontextualisée et que les conceptions alternatives de la souffrance étaient vues comme problématiques.
Il existe diverses perspectives permettant de comprendre et de situer nos expériences en tant que femmes Noires, y compris les perspectives: sociopolitique, religio-spirituelle, intergénérationnelle/ancestrale, les approches intersectionnelles ainsi que la combinaison de n'importe laquelle de ses approches ou de beaucoup d'autres. Le problème des conceptualisations actuelles de la souffrance émotionnelle est qu'elles réduisent au silence d'autres récits et visions du monde et marginalisent ainsi davantage d'autres épistémologies et ontologies. Cela restreint nos façons de penser ou de savoir et, autrement dit, perpétue l'invisibilité et le détachement. Non seulement cela cause des blessures, mais cela peut aussi empêcher les personnes qui parmi nous traversent les plus grandes souffrances de se manifester, de demander de l'aide ou de prendre la parole.
J'espère sincèrement que des femmes aussi puissantes que Chimamanda prendront la défense des récits marginalisés et silenciés et accorderont du crédit à des modèles explicatifs plus cohérents avec les visions du monde afrocentrées. Cela pourrait permettre de positionner nos vécus de souffrance au sein même de la lutte pour la libération et la reconnaissance.
Guilaine Kinouani est une française d'origine africaine, écrivaine amateure, formatrice indépendante et consultante sur les thèmes de la race, de la culture et de l'égalité, qui travaille actuellement à l'obtention d'un doctorat en psychologie clinique et d'une accréditation en tant que psychothérapeute intégrative. Auparavant, elle a obtenu un diplôme en Cultural Studies et a étudié la psychothérapie après l'obtention d'un master en santé mentale transculturelle. Elle tient le blog racereflections, qui s'intéresse à l’interaction entre la psychologie, la santé mentale, la justice sociale, les inégalités et la différence. Vous pouvez la suivre sur Twitter @KGuilaine.
Cet article a été édité par Sunili Govinnage
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Source et texte en anglais: article publié sur Media Diversified le 6 Mai 2015.
Merci de ne pas republier ce texte sans l'autorisation explicite préalable de son auteure.
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Description de l'image : Collage. Une photographie en noir et blanc du visage en gros plan d'une personne noire, sur un fond beige clair. Le regard et le nez sont masqués par un rectangle de couleur bleu vif composé d'une pellicule photographique où l'on aperçoit en partie le soleil, au centre de l'image.
Crédit image : Nkiruka Oparah