Mad Worlds [vidéo+transcription]
La dernière vidéo du collectif SubMedia a pour thème la «santé mentale», le validisme, le rôle de l'État dans la coercition des personnes psychiatrisées et les résistances qui s'organisent face à ça.
SubMedia est un collectif nord-américain qui vise à soutenir les luttes sociales et à promouvoir les idées anarchistes et anti-capitalistes en disséminant des films radicaux. Les vidéos de la série Trouble «sont conçues pour être visionnées en groupe et employées comme ressources pour lancer des discussions et une mobilisation collective. Envie de démarrer un groupe de soutien par les pairs à ton niveau local, ou de mieux intégrer les enjeux de santé mentale aux mobilisations auxquelles tu participes déjà? Songe à te réunir avec quelques camarades pour organiser une projection de cet épisode et discuter de comment s'y prendre.»
PRÉSENTATION DE LA VIDÉO: «La santé mentale dans toute sa complexité est un thème qui touche à peu près tout le monde... et pourtant on en parle rarement. Le validisme, enraciné dans un supposé bien-être mental, est répandu même dans les communautés qui luttent contre d'autres normes sociales oppressives comme l'hétéro-patriarcat et le racisme institutionnalisé. Pour celleux d'entre nous qui connaissent la dépression, la psychose ou toute autre forme de folie, nos difficultés demeurent habituellement invisibles et non reconnues jusqu'à ce qu'elles explosent en énorme crise. Lorsque cela se produit, l'immense potentiel coercitif de l'État est utilisé pour nous forcer à regagner le droit chemin. Si nous avons suffisamment de chance pour finir par échapper aux prisons et aux hôpitaux psychiatriques qui forment l'épée à double tranchant de la psychologie carcérale, nous en sortons souvent traumatisé·es, lourdement médicamenté·es et fortement susceptibles de devoir à nouveau affronter l'institutionnalisation par la suite.
Dans l'épisode de la série Trouble de ce mois-ci, subMedia discute avec des gens qui s'opposent à cette réalité. Refusant d'accepter l'idée que le mal-être mental est dû à la neurochimie d'une personne, iels reconnaissent plutôt la nature fondamentalement sociale et interconnectée des gens et de nos problèmes. Plutôt que de laisser les interventions demeurer le territoire des psychiatres et de la police, nos invité·es revendiquent certaines traditions, expérimentent des collectifs d'autothérapie et bâtissent des relations fondées sur le soin et la confiance qui constituent les fondations résilientes si nécessaires aux communautés engagées dans les luttes.»
Si la vidéo ci-dessus ne s'affiche pas, vous pouvez la visionner sur le site de subMedia à cette adresse: https://sub.media/video/trouble-17-mad-worlds/
Les sous-titres en français sont disponibles en cliquant tout en bas à droite sur la petite icône indiquant "CC".
Ou encore passer par ce lien direct vers leur page Youtube. Pour faire apparaitre les sous-titres en français, cliquer dans paramètres (le symbole de rouage tout en bas à droite), puis "Sous-titres", puis "Français":
Transcription:
Les personnes anarchistes, anti-autoritaires et radicales de tout acabit passent un temps et une énergie disproportionnées à se confronter aux problèmes du monde et à se pencher sur la situation globale. Dans cette compétition effrénée vers le changement social, nous négligeons trop souvent les combats personnels auxquels nous faisons face, y compris les questions fondamentales de notre relation à nous-mêmes, aux autres et au monde qui nous entoure.
Pour certain·es, les tâches de la vie quotidienne peuvent sembler tellement dénuées de sens, ou bien tellement importantes, que même la plus simple des décisions devient une épreuve insurmontable. Pour d'autres, les expériences actuelles ou passées de danger physique, de trauma, ou de précarité peuvent sévèrement complexifier les difficultés que nous devons déjà affronter pour survivre à la société capitaliste, hétéropatriarcale et suprémaciste blanche. Mais bien que nous soyons nombreuseux à faire face à ces luttes au quotidien, au sein de nos mouvements, la santé mentale est souvent employée comme un simple mot-clé ou traitée comme un sujet secondaire et la maladie mentale est souvent invisibilisée.
La société de masse polarise les personnes "folles". D'un côté, elle célèbre quelque-un·es d'entre nous pour notre intelligence créative dans les arts, le cinéma, les livres ou la musique. Mais de l'autre côté, on nous stigmatise, on nous craint, on nous contrôle et on nous enferme. Loin de se résumer à un accélérateur à célébrité artistique, la maladie mentale conduit des millions de personnes à être les laissé·es pour compte de la société neurotypique. La majorité des troubles de santé mentale n'est pas valorisée. Pour la plupart, ça mène plutôt à perdre son emploi ou son logement, faute de réussir à se lever du lit. Ou encore, ne pas parvenir à socialiser ou à se mobiliser à cause de l'anxiété, de la paranoïa ou de l'incapacité à maintenir des relations. On en vient souvent à développer des mécanismes de survie risqués pour tenter de gérer ses symptômes, ou à se fier au système toxique de santé mentale pour se maintenir en vie.
Pour peu qu'elles puissent être distinguées, les industries psychiatriques et pharmaceutiques génèrent toutes les deux d'incroyables profits dans leur supposée quête de notre "bien-être mental". Mais pour celleux qui aspirent à échapper à l'État et au système capitaliste de diagnostics pathologiques et de prescriptions lucratives... quels outils nous restent-ils?
Pendant les trente prochaines minutes, nous discuterons avec quelques individus qui nous partageront leurs perspectives sur les causes et solutions potentielles aux maladies mentales, leur expérience du trauma, la lutte contre la stigmatisation et leur cheminement pour atteindre l'état d'esprit nécessaire... pour bien semer le trouble...
IDIL (organisatrice communautaire): «La santé mentale, c'est notre propre bien-être intérieur, notre équilibre personnel dans nos façons de réagir aux souffrances du monde.»
MARTA (travailleuse dans l'aide aux refugié·es): «La santé mentale c'est notre propre manière de nous sentir bien et stables. Et il faut prendre ça au sens très large. Partout dans le monde, le bien-être prend un sens différent, de culture en culture. Alors je dirais que la santé mentale, c'est un large éventail de façon de se sentir équilibré·e et apte à faire face à la vie, dans toute sa complexité.»
NAKUSET (du refuge pour femmes autochtones): «En tant que peuple autochtone, nous avons survécu à une énorme quantité de trauma et essayer de trouver son équilibre dans le monde qui est le nôtre, c'est compliqué.»
JR (anarchiste): «''santé mentale'' est le terme que j'emploie pour parler d'une certaine incapacité à affronter la réalité et les différentes choses que fait mon cerveau, les façons que j'ai de changer ma perception du monde, qui sont habituellement plutôt nuisibles à ma vie.»
SASCHA ALTMAN DUBRUL (co-fondateur d'Icarus Project): «Dans la société où nous vivons, les enjeux de santé mentale finissent souvent par éclipser le contexte plus large. Le langage que nous utilisons pour parler de santé mentale est celui du modèle biomédical. Mais ça exclue dans le même temps le contexte social. On ne parle pas du tout de vos conditions de vie, de votre couleur de peau, ou de l'accès qu'on vous a donné au logement, ou à l'éducation, ou ce avec quoi vous devez composer au quotidien.»
NAKUSET: «Lorsqu'on vit dans une réserve, on fait face à une multitude de problèmes; mais lorsqu'on vit hors-réserve, on doit gérer un tout autre ensemble de problèmes. Comment faire pour traverser tout cela? Comment améliorer les choses pour la prochaine génération?
TAREN (psychological emancipation for revolutionary abolition, PERA): «Puisque la santé mentale est principalement influencée par des facteurs sociaux, on ne réglera pas la situation sans changer nos conditions sociales. Ce dont on a besoin pour cela, c'est d'être en mesure d'utiliser nos capacités psychologiques pour mieux lutter contre la répression qu'on subit. Nous devons trouver des manières de renforcer nos aptitudes à lutter contre les forces qui nous rendent malades.»
IDIL: «Je ne vois pas la santé mentale comme quelque chose qui appartienne à une personne, ou qui l'habite. C'est plutôt comme une sorte de réaction aux conditions qui nous entourent et qui nous causent du tort dans ce monde.»
JR: «Dans la société générale, la maladie mentale est une épidémie.»
MANGO (psychiatre critique): «Le bon vieux capitalisme nous vend vraiment cette idée comme quoi tout peut être réglé par un échange d'argent.»
JR: «Les termes du succès – et notre conception de ce qu'est une vie réussie – ont été déterminés par l'État et les médias de masse; mais ces objectifs sont inatteignables pour presque tout le monde. Et encore, même lorsqu'on parvient à atteindre cette conception du succès matériel, on peine à y trouver du sens.»
TAREN: «Nos conditions sociales générales ont aussi d'autres effets psychologiques dommageables. Socialement, la façon dont on entre en relation les un·es avec les autres est motivée par la recherche de capital social, plutôt que de relations de proximité avec les gens.»
IDIL: «Lorsque je pense à la santé mentale au niveau de ma communauté immédiate, je nous vois tenter de créer un espace pour les personnes qui vivent avec des troubles de santé mentale. Par exemple, je pense à la possibilité pour cet homme de mon immeuble de vivre ici en étant fou et noir à la fois; ailleurs, il ne pourrait pas se promener librement comme il le fait ici. Parce que ce que j'observe et pas juste dans la ville, mais aussi dans cette province et dans tout le reste de ce pays, c'est la réaction policière face aux personnes noires aux prises avec des troubles de santé mentale, souvent connues pour être psychologiquement instables...ça finit presque toujours en fusillades mortelles.»
JR: «En général, dans ma communauté beaucoup de gens font face à de nombreuses difficultés. Plusieurs consultent des thérapeutes. Certain·es ont des diagnostics. D'autres sont médicamenté·es. Donc je dirais que dans la communauté anarchiste beaucoup de gens traversent des difficultés, mais il commence à y avoir beaucoup plus de discussion autour de ça, beaucoup plus de soutien informel entre pairs, comparé à d'autres communautés amicales ou familiales qui ne sont pas anarchistes.»
SASCHA: «Dans le système de santé mentale, il y a un nombre incroyable de gens qui luttent avec des troubles liés au trauma. Quand iels viennent vers le système de santé et finissent par se faire diagnostiquer une maladie mentale, ce qui leur est arrivé par le passé est alors éclipsé par cette culture, calquée sur l'idée selon laquelle il y aurait une pilule pour tout ce dont on pourrait avoir besoin. Une grosse partie de ce qu'on peut faire, c'est penser en dehors du cadre médical et réfléchir de manière plus transformatrice.»
Les êtres humains sont des créatures sociales, c'est-à-dire que nous réagissons et sommes affecté·es par notre environnement de façon simultanée. Ce fait est souvent ignoré par celleux qui pensent la maladie mentale comme n'étant rien d'autre qu'un déséquilibre neurochimique. En réalité, des facteurs sociaux comme le niveau de pauvreté, la couleur de peau, le genre et l'orientation sexuelle, ainsi qu'à quel point on arrive à passer pour un·e membre productif·ve de la société capitaliste... tout ça joue un rôle déterminant dans la façon dont on est traité·e, à quelle qualité de soins de santé et de soutien social on a accès et ainsi influence grandement notre bien-être émotionnel et psychologique.
L'hyper-individualisme promu par notre paradigme actuel de médias sociaux troque le contact humain pour des interactions superficielles, fondées sur une image publique méticuleusement arrangée selon les "likes" et les partages. Le spirituel a été tellement récupéré et teinté par les institutions religieuses, que nombreuseux d'entre nous n'avons plus accès aux rituels et traditions qui pourraient nous aider à créer une connexion significative avec le monde. L'industrie pharmaceutique, qui profite de ce fouillis, est composée de quelques-unes des plus puissantes entreprises mondiales et dépense des milliards chaque année pour démarcher les médecins, afin qu'iels incitent leurs patient·es à consommer leurs médicaments lucratifs, le tout dans le but de soumettre le plus de gens possible à la médication.
MANGO: «Dans un contexte où une personne sur quatre souffre de troubles de santé mentale, je me dois de me questionner sur ce que ça signifie. Au-delà du statut qu'on donne à la santé mentale, elle est en net déclin, et je crois que c'est un phénomène international. Il me semble que tout et n'importe quoi est décrit comme étant lié à un problème de santé mentale; ça crée cette fausse conception qu'il y aurait donc une solution de santé mentale à tout ça. Possiblement sous la forme d'une pilule, mais souvent aussi sous la forme d'un autre type de contrôle additionnel.»
TAREN: «Beaucoup des facteurs liés à ce qu'on appelle la maladie mentale sont entièrement hors du contrôle des gens qui les vivent, et ne proviennent pas vraiment d'un problème biologique ou chimique, mais des conditions sociales qu'iels vivent.»
IDIL: «Comment pouvons-nous habiter le monde tel qu'il est et nous sentir "bien"?»
SASCHA: «Il nous faut reconnaître que notre société actuelle est très malsaine. Si on agit selon le postulat qu'il faut tenter de rendre les gens plus sain·es afin qu'iels s'insèrent mieux dans la société...»
IDIL: «...ça, ça me fait vraiment peur. Parce que j'ai souvent mal, je suis souvent triste. Je suis souvent anxieuse ou paranoïaque... et tout ça, pour des raisons légitimes. Je ne peux pas avoir un esprit stable lorsque le monde matériel que j'habite est absolument terrifiant.»
MAMGO: «La peur viscérale et réelle de la déportation, de la faillite, de l'incarcération, de perdre mon logement... ce sont des choses qui contribuent à ce qu'un·e individu ressente du désespoir. Et plutôt que de proposer une solution, il s'agit toujours de se contenter de donner une pilule, une injection... ou alors, on se débarrasse de la personne.»
MARTA: «Je travaille avec des demandeureuses d'asile. Au cours de leurs premières semaines au Canada, iels traversent tout un éventail d'épreuves, souvent lié à leur bagage, ce qu'iels ont vécu dans leur pays: la guerre, le viol, la prison, la torture... Mais iels ont aussi vécu beaucoup de choses en tentant de rejoindre le Canada. Il y en a qui ont peut-être voyagé pendant un an, traversant des dizaines de pays sans documents, sans papiers, avant d'arriver ici. Iels portent un très lourd fardeau. Parmi les épreuves qu'iels doivent affronter, il y a le fait d'arriver ici sans rien, ni connaître personne, et devoir faire face à ce que c'est d'être un·e demandeureuse d'asile au Canada. Une des choses les plus difficiles, c'est de se trouver dans un pays où iels ne savent pas ce qui va leur arriver, tu vois? Iels attendront peut-être un an, deux ans, avant de savoir s'iels pourront rester ici. Cette période d'attente, sans savoir ce qu'on peut se construire ici comme vie pour soi et ses enfants, c'est une vie très dure, très angoissante.»
SASCHA: «Je crois que c'est crucial, lorsqu'on réfléchit aux questions de santé mentale et de bien-être psychologique, de se concevoir comme faisant partie d'un contexte social plus large. Je crois qu'une des choses qui influence le plus notre santé mentale, c'est de vivre dans une société si individualiste, où on pense que les choses qui nous arrivent sont dues à la chimie de notre cerveau, ou alors, parce qu'on aurait commis une faute quelconque, ou parce qu'on est pas assez fort·es pour survivre. Alors que dans le fond, c'est lié à des enjeux sociaux plus larges, qui affectent tout le monde.»
JR: «Personnellement, mes ennuis arrivent quand je me sens déconnecté des choses qui sont importantes pour moi. Un de mes objectifs dans la vie, c'est de contester les rapports de pouvoirs avec les communautés qui tentent de leur résister.»
TAREN: «Beaucoup de ces facteurs se trouvent au cœur de la société, comme la stigmatisation des personnes noires, le racisme et le capitalisme. Tant que ces facteurs ne seront pas détruits, il n'y aura pas de vraie solution.»
IDIL: «Quand je réfléchis au contexte qui contribue au mal-être des personnes noires, le facteur principal concerne généralement l'existence de la traite transatlantique des esclaves, avant tout; l'expérience du colonialisme, qui continue toujours aujourd'hui; l'occupation actuelle des espaces de vie des communautés noires. Je considère l’hyper-surveillance de ces communautés comme une forme particulière "d'occupation". J'emploie ce terme avec des guillemets, en gardant à l'esprit ce que le mot "occupation" signifie ici.»
NAKUSET: «500 ans de colonialisme ont dévasté les peuples autochtones et ce, de tellement de manières différentes. Il y a eu beaucoup de souffrance. Beaucoup de douleur. Énormément de traumas, passés de génération en génération. C'est un réel combat de tenter de guérir, lorsqu'on est livré·es à soi-même. On dirait que dans de nombreuses communautés, on fait exprès de tout prendre aux gens... comme si ensuite on attendait plus que de voir tout le monde crever. Avec le taux élevé de suicide dans nos communautés – je sais que les Inuits ont sûrement le taux le plus élevé, mais même dans ma propre communauté, le taux de suicide est plutôt élevé. Lorsqu'on est toujours entouré·es par la mort, parce que les gens abandonnent, je crois qu'il est bon d'avoir des cérémonies vers lesquelles se tourner afin de s'entourer de guérisseureuses et d'honorer la mémoire des nôtres. Puisque l'«Indian Act» nous a forcé·es à abandonner toutes ces cérémonies, maintenant nous devons les réapprendre.»
De toutes les sciences modernes visant à reproduire l'asservissement et renforcer l'État... la psychiatrie est particulièrement ignoble. Son histoire est faite du parcage et de la torture d'innombrables individus, dans les sanatoriums et les asiles. Dans sa quête éternelle pour saisir et détruire la différence, les États ont conduit toutes les sortes d'expériences imaginables sur des cobayes humain·es, de la stérilisation de masse aux comas induits par LSD, en passant par des décennies de lobotomies routinières.
L'enthousiasme de la psychiatrie du début du XXe siècle pour l'eugénisme fut une source d'inspiration majeure pour les scientifiques nazis, qui y ont trouvé une justification pseudo-scientifique pour l'Holocauste. Si le terme est devenu tabou près à la Seconde Guerre Mondiale, le lien intrinsèque entre la psychiatrie et l'eugénisme a persisté depuis et, selon certain·es, perdure toujours aujourd'hui.
Bien que la psychiatrie figure parmi les branches reconnues de la médecine scientifique pure, nulle part ailleurs la création de troubles et de conditions médicales n'est aussi socialement construite que dans sa bible de référence, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, ou DSM. S'il est vrai que le processus de catégorisation des malêtres psychologiques peut impliquer des méthodes scientifiques, cela se réduit souvent à une réunion de vieux hommes blancs, animés par les mêmes biais sociaux et des motivations personnelles.
Dans les pages sacrées du DSM, l'homosexualité fut considérée comme un trouble mental jusqu'en 1987; encore aujourd'hui, de nombreuses personnes transgenres doivent obtenir un diagnostic de maladie mentale afin d'avoir accès au traitement dont iels ont besoin. Les femmes qui, à l'époque, auraient été catégorisées comme nymphomanes ou hystériques sont maintenant étiquetées du Trouble de Personnalité Limite (ou borderline), un diagnostic fourre-tout qu'on attribue principalement aux femmes dont les antécédents traumatiques ne sont pas considérés comme légitimes ou réels.
Même si on a tenté de distancier la psychiatrie de cet héritage, celui se prolonge actuellement à travers les cellules capitonnées, les injections forcées, les électrochocs et l'institutionnalisation à durée indéterminée. Lorsqu'on se retrouve du mauvais côté du système de santé mentale moderne, on peut facilement tomber dans un cercle vicieux de crises psychologiques, souvent déclenchées par le trauma, menant à davantage de violences et de traumatismes. Cela peut prendre la forme d'hospitalisation forcée, d'incarcération, ou peut mener à se faire du mal à soi-même ou aux personnes qu'on aime, ou bien aller jusqu'à se faire tuer par la police.
IDIL: «L'État aborde le mal-être mental en se plaçant comme l'autorité capable d'identifier celleux d'entre nous qui vont bien, et celleux qui vont mal.»
JR: «Ainsi, l'État et la psychiatrie définissent le bien-être en termes de notre conformité à la normalité, et ce, dans le contexte où ce qui est "normal" implique tous les aspects problématiques de la société traditionnelle. Si vous retourniez voir votre conseiller·ère d'orientation pour lui demander quelle serait sa conception de la réussite que vous devriez rechercher dans la vie: en gros, il s'agirait de se conformer le mieux possible au système.»
NAKUSET: «Le but des pensionnats était d'assimiler les enfants. C'était la loi, si on n'abandonnait pas nos enfants, on nous jetait en prison. On dit que le système de placement familial est une nouvelle forme de pensionnats. Les enfants qui sont placé·es ne sont pas élevé·es comme il faudrait et iels tombent entre les mailles du filet.»
TAREN: «Généralement, l'État criminalise le mal-être mental. Si on regarde la façon dont les hôpitaux psychiatriques opèrent, on se rend compte qu'il n'y a pas de différence significative avec les prisons. Et si on regarde comment les prisons opèrent, elles font souvent office d'hôpitaux psychiatriques. Il n'y a pas de distinction réelle entre le système carcéral américain et le traitement qu'on réserve aux malades mentale·aux, y compris la façon dont la police leur tire dessus.»
JR: «J'ai passé quatre mois et demi dans les prisons fédérales, et environ un mois et demi dans les hôpitaux psychiatriques et il y avait vraiment certaines similitudes notables. Dans les deux institutions, il y a de la violence coercitive et le recours à l'isolement – mais la différence, c'est que lorsque je suis en prison, je vais bien et je suis moi-même: je suis dans un combat contre l'État, qui est mon ennemi et qui m'a mis en cage. Quand je suis dans un hôpital psychiatrique, c'est un tout autre monde. Je ne comprends pas ce qui se passe, je suis déconnecté de moi-même. Si je refuse la médication, on va me jeter à terre et me l'injecter de force. Le traumatisme que je ressens suite à mon expérience de la prison est infiniment moins profond que celui qui est dû à l'hôpital psychiatrique.»
TAREN: «Généralement, on traite la maladie mentale comme quelque chose qui doit être balayée sous le tapis, cachée; et soit on règle le problème en nous assommant suffisamment pour qu'on soit en mesure de faire avec toute la merde que la société nous impose, ou alors, en nous mettant à l'écart si on n'arrive pas à rentrer dans l'ordre capitaliste.»
MARTA: «En général, l'État aborde le mal-être psychologique sur une base complètement individuelle. Le problème est individualisé et la solution est aussi individualisée.»
TAREN: «Le «soin-de-soi» repose généralement sur des approches néolibérales de la gestion des problèmes de santé mentale.»
NAKUSET: «J'ai bien peur que le fait d'attendre des gens qu'iels pratiquent le soin-de-soi nous conduise à passer à côté de l'essentiel.»
TAREN: «Souvent, on se concentre sur une approche très individualisée, où on nous invite à prendre soin de nos besoins personnels, en portant attention à la façon dont les gens interagissent avec nous, ou à des choses comme ça.»
JR: «Mon bien-être est maintenu par la consommation de médicaments pharmaceutiques conçus par certaines des pires entreprises du monde. Il s'agit de gens qui capitalisent sur l'hypermédication; qui démarchent les médecins pour obtenir le plus gros profit trimestriel possible.»
SASCHA: «Il faut savoir composer simultanément avec ces deux vérités: d'un côté, comprendre que l'industrie pharmaceutique est vraiment intéressée avant tout par le profit et va donc tenter de rendre le plus de gens possible dépendant·es à ces pilules... de l'autre, la réalité c'est qu'il y a beaucoup de gens que ces médicaments aident vraiment, tu vois? C'est très loin d'être le cas pour toutes les personnes qui en prennent... mais je crois qu'il est très important d'avoir une analyse nuancée et d'éviter de penser les choses en noir et blanc.»
IDIL: «À mon avis, c'est pas parce qu'un système existe qu'on ne peut pas le critiquer tout en comprenant que certaines personnes puissent en tirer des bienfaits. Et il n'y a aucune honte à décider pour soi-même quel type de soin nous convient le mieux. Ça ne vous rend pas moins critique, ni un·e moins bon·ne militant·e pour la santé mentale.»
MANGO: «En tant que psychiatre, je travaille avec beaucoup de gens qui ont trouvé, actuellement ou par le passé, que la médication ou l'hospitalisation les avait aidé·es, au moins en partie, et tant mieux. Ce sur quoi j'aime me concentrer avec les gens, c'est un retour vers un réel consentement éclairé. Lorsque c'est possible, je tente d'apporter du soutien aux personnes qui n'ont peut-être pas réussi à trouver quelqu'un·e qui veuille ou peuvent les aider de l'aide à diminuer ou cesser de prendre leurs médicaments, ou encore pour trouver un environnement moins coercitif en temps de crise.»
NAKUSET: «Il faut vivre dans le monde de l'homme blanc pour réussir à obtenir la légitimité qu'ils jugent acceptable pour nous laisser prendre soin des nôtres. Par exemple, je peux obtenir une consultation avec un·e psychologue via Santé Canada. Ils vont payer pour ça. Mais Santé Canada ne va pas payer pour mon aîné·e spirituel·le, parce qu'iel ne possède pas de diplôme en spiritualité.»
Plutôt que d'accepter passivement l'autorité de l'État quant à la cause et la nature de notre mal-être psychologique et les diktats officiels sur la façon on devrait intervenir, de nos jours, beaucoup de personnes folles revendiquent de pouvoir choisir la combinaison de soutien institutionnel et informel qui leur convient face aux problèmes qu'iels rencontrent.
Ce mouvement grandissant vise à contrer les conceptions stigmatisantes de la maladie mentale, qui la décrivent comme un phénomène isolé et individuel; défendant plutôt le besoin de solutions dynamiques axées sur le soutien par les pairs, ancrées dans l'interconnexion sociale et le soutien de la communauté.
Malgré tous leurs défauts, les réseaux sociaux peuvent jouer un grand rôle dans la construction de réseaux de pairs, en offrant la possibilité de se connecter à d'autres qui ont vécu des expériences similaires. Cela peut s'avérer particulièrement utile pour les personnes qui rencontrent des difficultés géographiques ou émotionnelles pour accéder au soutien communautaire et de santé mentale. Parce qu'au final, la personne la mieux placée pour prendre soin de quelqu'un·e qui vit une crise de santé mentale, c'est souvent quelqu'un·e qui a déjà traversé une épreuve similaire.
MARTA: «Lorsqu'on tente de soutenir ou d'être l'allié·e de quelqu'un·e qui a des problèmes de santé mentale, ou de traumatismes, on devrait se montrer curieuseux, d'une certaine manière. Il ne faut pas avoir peur de poser des questions, d'apprendre, et d'essayer de se connecter avec cette personne qu'on tente d'aider. Et tenter de comprendre, de manière humaine et profonde, ce que ces personnes ont affronté par le passé et comment iels se sentent actuellement.»
NAKUSET: «Le gouvernement a tout fait pour nous détruire... et malgré tout, nous sommes toujours là. Nous portons tous et toutes une forme différente de trauma. Parfois, ces traumas nous rongent, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de nous. Et parfois, on arrive à les surmonter et ils deviennent presque... notre source d'énergie, qui contribue à nous faire avancer, pour pouvoir aider les générations futures. J'espère que cette génération aborde ces enjeux de la bonne manière, pour que nous puissions mettre fin aux traumas. Et peut-être même, tenter de les renverser.»
MARTA: «Les situations humaines sont si complexes... et nous devons être ouvert·es à cette complexité. En essayant de ne jamais simplifier ou coller des étiquettes aux gens. "Cette personne est traumatisée", ou "cette personne va s'en sortir"... "Elle est forte, est elle résiliente", vous voyez le genre? On simplifie des situations qui sont tellement complexes.»
TAREN: «Les gens ont tendance à avoir beaucoup de manières collectives ou personnelles d'appréhender les problèmes de santé mentale, mais en tant que société, on échoue complètement. En général, ce que je remarque dans les communautés c'est un désir d'aider et un manque d'outils pour le faire. Les conditions sociales qui causent ces problèmes sont la vraie source du problème; or personne ne semble s'attaquer vraiment bien à ça.»
JR: «Le meilleur soutien communautaire auquel je participe est très informel. Ça se résume à discuter avec des ami·es de comment on va, à quoi on pense.»
TAREN: «Beaucoup du travail consiste à établir ces relations à l'avance. Parce que ce qui se passe pendant une crise sera influencé et orienté par les relations concrètes qu'on a avec les gens autour de nous.»
IDIL: «Il faut s'assurer que les interactions qu'on a avec les autres sont consentantes. Il faut comprendre ce que ça peut être pour quelqu'un d'avoir très peur et de se confier à vous; il faut se demander non seulement ce dont la personne a besoin, mais ce qu'on est en mesure de lui offrir. Pour moi, c'est une question primordiale.»
SASCHA: «Il y a une opportunité dans la crise, dans l'effondrement – ça peut se transformer en percée. Si on persévère, si on passe à travers les moments difficiles et qu'on s'en sort, il y a de très bonnes chances qu'on en ressorte avec une sagesse qu'on n'aurait jamais atteint sans cela. En tant que communauté qui cherche à changer le monde, nous devons bâtir les fondations de relations plus compréhensives aux crises.»
JR: «Le meilleur soutien de la communauté ne doit pas obligatoirement prendre la forme d'une intervention. Idéalement, lorsque nos communautés vont bien et que les individus y ont des relations bienveillantes, avec des réseaux de soutien mis en place, alors les crises sont évitées, ou bien elles peuvent être allégées.»
IDIL: «Je crois que ce que nous devons commencer à prendre en compte plus sérieusement, c'est que les émotions font surface de façons différentes chez chaque personne. Parfois, on peut penser qu'il suffit d'écouter, et c'est peut-être vrai. D'autres fois, les gens ont besoin de plus de notre part.»
MANGO: «L'autorité qu'on octroie aux psychiatres peut être subvertie pour porter la voix des participant·es aux relations thérapeutiques. Le rôle des thérapeutes, des psychiatres, des travailleuseurs sociale·aux, des travailleuseurs en santé mentale... ça devrait être d'arrêter de se mettre en avant et de construire des façons d'être ensemble qui soient non-hiérarchiques et transparentes.»
JR: «J'espère que tout le travail que font nos communautés pour la guérison des traumas et la justice transformatrice, la redevabilité communautaire... pourra servir à bâtir des modèles plus solides de support par les pairs et d'intervention en temps de crise. Et autant j'ai de l'espoir et de l'enthousiasme pour ce travail, autant je suis sceptique devant l'ampleur des crises en santé mentale.»
NAKUSET: «On fait face à tellement de difficultés à la fois, que ça peut devenir écrasant. Mais si on continue d'aller de l'avant, de prendre en compte ces difficultés et de chercher des solutions... alors, cela fait naître de l'espoir chez les autres.»
Entre les épidémies de suicides et d'overdoses, le choc et la rage provoqués par l'incessante vague de meurtres policiers, il est douloureux de penser à tous·tes celleux qui sont mort·es suite à des complications liées à leur santé mentale, et à leur incapacité à trouver le soutien dont iels avaient besoin. Mais leurs vies et leurs histoires ne seront pas oubliées.
Alors que nous continuons de lutter contre un monde qui devient toujours plus terrifiant, nous devons nous préparer collectivement aux combats à venir. Trouver de nouvelles manières de composer avec le mal-être psychologique, avec toute la beauté et le conflit que ça suppose, est un aspect fondamental de la construction de communautés de résistance plus fortes et plus saines.
Si nous arrivons à cela, nos mouvements seront non seulement plus résilients et plus durables, mais gagneront de nouvelles brèches de possibilités, alors que nous avançons ensemble vers un avenir incertain.
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