Militant·es trans, ne jetez pas les personnes folles sous le bus!
Cat Fitzpatrick et Jijian Voronka
Récemment, le Centre canadien sur la santé mentale et la dépendance (CAMH) de Toronto a fermé sa Clinique de l’identité de genre (GIC) pour enfants, jeunes et familles [Child Youth and Family Gender Identity Clinic], a congédié son directeur, le prestigieux et très controversé Dr Kenneth Zucker et l'a démis de son poste de psychologue en chef du CAMH. Les détracteur·ices du GIC ont dénoncé le fait que ses méthodes équivalaient à de la thérapie réparatrice ou de conversion anti-trans, une approche qui est depuis longtemps discréditée pour les personnes homosexuelles. Le CAMH nie ce fait, mais reconnaît, dans un langage plus atténué, que les activités du GIC n'étaient pas alignées sur les pratiques exemplaires actuelles et émergentes dans le domaine.
Il est clair que la fermeture du GIC est une victoire majeure, non seulement au Canada, mais partout dans le monde, pour les personnes qui militent contre la domination que les psychiatres et les psychologues exercent sur la vie des personnes trans, une domination qu'iels exercent en contrôlant l'accès aux hormones, à la chirurgie et souvent aux changements légaux de nom et de genre, ainsi qu'en exploitant la naïveté ou les préjugés des parents cisgenres.
Alors que le GIC de Toronto n'exerçait un contrôle direct que sur la vie des enfants transgenres au Canada, les opinions et les méthodes de Zucker ont eu une influence énorme dans le monde entier, et il est important que de telles pratiques soient maintenant discréditées. Cela s'ajoute à d'autres victoires récentes, notamment la décision du Planning Familial de commencer à fournir des hormones aux personnes trans sur la base du consentement éclairé dans l'ensemble des États-Unis, et les recommandations d'un comité parlementaire au Royaume-Uni selon lesquelles les demandes de modification des actes de naissance ne sont plus soumises à l'autorisation des psychiatres.
Ces victoires font partie d'un processus de dépathologisation des identités trans qui s'inscrit en parallèle avec la dépathologisation des identités gays entre les années 1960 et aujourd'hui, et qui s'en inspire. De moins en moins de gens pensent que l'homosexualité est une maladie mentale, et il est de plus en plus rare que les personnes homosexuelles soient forcées à être suivies par des psychologues, ou que les médecins tentent de les guérir, de leur faire subir des électrochocs ou de questionner leurs désirs et leurs choix. Les militant·es trans travaillent à une transformation similaire dans le traitement des personnes trans.
En tant que militant·es trans, ce à quoi nous devons faire attention, alors que ce combat commence à être gagné, c'est de ne pas imiter les militant·es homosexuel·les en nous désolidarisant des personnes folles par souci de respectabilité.
Ici nous utilisons les termes "folle/fou" d'une manière dérivée du mouvement Mad Pride, qui rejette la terminologie psychiatrique pathologisante pour les personnes qui, par exemple, entendent des voix ou éprouvent de la souffrance psychologique. Au lieu de cela, tout comme les activistes LGB ont revendiqué le terme "queer", les militant·es de la Mad Pride ont cherché à revendiquer des termes comme "folle/fou" et "dingue". Ces termes ont des histoires bien plus longues et plus riches que les diagnostics psychiatriques, ne constituent pas un tel appui à l'institution psychiatrique, et permettent que les différences des personnes folles soient reconnues comme faisant partie de leur personnalité, et non comme des "maladies" ou des "blessures" externes. Les militant·es de la Mad Pride agissent pour améliorer les conditions de vie des personnes folles au sein des institutions psychiatriques et psychologiques, pour contester le pouvoir coercitif des psychologues et des psychiatres, et pour que la prise en compte des personnes folles ne passe plus par des modèles de "maladie", "déviance" ou "déficit" devant être corrigés, mais par des modèles qui cherchent à fournir à des personnes diverses un accès à des ressources (par exemple, le logement) qu'elles pourront utiliser pour s'épanouir.
À quelques exceptions près, les militant·es LGB qui ont fait campagne contre la pathologisation des personnes LGB n'ont pas agi en solidarité avec les personnes folles. Malgré leur expérience directe de la façon dont les psychiatres et les psychologues étendent leur domination sur des domaines de l'expérience humaine à l'aide de "diagnostics" fallacieux et maltraitent et contrôlent les personnes qu'iels sont en mesure de mettre sous leurs filets, les militant·es homosexuel·les ont été lent·es à questionner la façon dont les psychiatres et les psychologues pouvaient traiter les autres personnes soumises à leur empire diagnostique. Au lieu de cela, la ligne LGB a été la plupart du temps: "Nous ne sommes pas des malades mental·es, contrairement à elleux."
Un exemple: un·e célèbre miliant·e et écrivain·e LGB, que nous admirons beaucoup, est récemment apparu·e dans l'un de nos fils Twitter, écrivant à quel point il était merveilleux que les scientifiques travaillent à la découverte du fondement génétique de la schizophrénie, et que cela constituait la clé de la lutte contre la stigmatisation. Ce n'est pas quelqu'un·e à qui il viendrait à l'idée de louer des tentatives similaires qui viseraient à découvrir le gène de l'homosexualité, mais la pathologisation et l'investigation de la personnalité des personnes folles ne lae dérange apparemment pas.
Il est vital que les militant·es trans évitent d'être aussi borné·es. La plupart des personnes trans en Occident, en l'état actuel des choses, sont de facto des survivantes de la psychiatrie, quand elles ne s'identifient pas elles-mêmes comme telles. Nous savons ce que c'est que d'avoir des psychiatres et des psychologues qui s'insèrent dans votre vie, vous disent que vous avez un problème, vous disent sur quel modèle (leur modèle) votre problème doit être compris, et puis tentent de vous forcer à le résoudre de la manière qu'iels ont décidé, avec pour objectif final, non pas votre satisfaction, mais la leur.
Nous savons qu'il ne s'agit pas seulement de la façon dont les psychiatres et les psychologues refusent ou rationnent l'accès aux services dont nous avons besoin et nous contraignent vers d'autres dont nous n'avons peut-être pas besoin, mais aussi de la façon dont leurs interventions étouffent et empêchent notre propre compréhension de nous-mêmes, et la façon dont le reste du monde nous perçoit, de sorte que nous finissons par nous identifier à la description qu'iels font de nous, et à l'utiliser pour nous décrire face aux autres, même si nous savons à quel point elle est fausse.
Nous savons que les divers diagnostics psychiatriques pour les personnes trans n'ont pas été fondés sur une écoute sensible ou sur une quelconque connaissance scientifique de l'étiologie, mais qu'au contraire, ils n'ont été que des véhicules arbitraires et punitifs utilisés pour imposer des attentes normatives sur la manière dont une personne devrait être. Nous savons que les psychiatres et les psychologues ne nous écoutent pas, ni nos communautés, ne savent rien de nous, ni de nos communautés, et ne nous aident pas, ni nos communautés. Pourquoi supposerions-nous que les choses sont différentes pour tous les autres types de personnes sur lesquelles les psychiatres affirment leur domination?
Il est vital que nous reconnaissions que cette expérience de la psychiatrie est une expérience que nous partageons avec d'autres survivant·es de la psychiatrie, avec une grande variété de personnes folles et neurodiverses, et que la façon dont les psychiatres nous traitent est aussi la façon dont les psychiatres les traitent (ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de différences importantes). Il est vital que nous contextualisions notre lutte, non pas simplement comme une lutte pour les «droits des trans», mais comme une partie de la lutte de tous les types de personnes dont le corps et le psychisme sont jugés défectueux ou déficients – pas seulement les personnes folles, mais aussi les personnes grosses, handicapées et racisées.
Les personnes trans partagent une cause commune avec ces personnes et un chevauchement important – combien de personnes trans ont un diagnostic de santé mentale? Combien de personnes trans sont malades ou handicapées (Et inversement, combien de personnes queer travaillent et contribuent à l'institution psychiatrique?)
Si les militant·es trans suivent le modèle des droits homosexuels qui plaçaient la respectabilité avant tout, alors nous perdons aussi la possibilité de créer de puissantes alliances avec d'autres personnes qui ont connu le pouvoir coercitif de l'autorité médicale et psychiatrique. Cela comprend le militantisme pour la justice pour les personnes handicapées, le militantisme anti-carcéral et anticolonial (l'autorité psychiatrique et psychologique était et continue d'être un outil de colonisation et d'implantation du colonialisme).
Bien que les psychiatres et les psychologues maltraitent sans aucun doute les personnes trans, il n'est pas nécessaire de chercher loin pour trouver des praticien·nes qui agissent dans un éventail bien plus large de pratiques coercitives et abusives. Des exemples comme l'isolement scandaleux au sein du CAMH de Melville Ince, sans en aviser qui que ce soit, ne sont que la pointe de l'iceberg. Bien que le cas de Ince soit remarquable en raison de l'absence de notification, le CAMH à lui seul isole régulièrement environ six personnes chaque année pendant des périodes prolongées en cellule d'isolement (largement reconnu comme une forme de torture).
Nous devons combattre ces exemples flagrants de mauvaises pratiques psychiatriques. Mais il faut aussi veiller à ne pas les considérer comme des cas isolés ("des dérives"), ni même comme des éléments d'une tendance inquiétante qui pourrait néanmoins être combattue par la "bonne psychiatrie" ou les "bon·nes psychologues". Ces pratiques ne sont pas seulement rendues possibles par l'autorité accordée aux psychiatres et aux psychologues dans le cadre du complexe médico-légal psychiatrique – elles sont fondamentales à leur mission de gouverner les personnes marginalisées et exclues et de contrôler les frontières de la normalité dans nos sociétés. Cette violence structurelle n'est pas un accident du CAMH et de l'institution psy dans le monde entier, elle en est le fondement même.
Le CAMH et d'autres organismes comme lui travaillent dur pour s'assurer que les ressources que notre société alloue (à contrecœur) aux soins des personnes marginalisées en tant que différentes ne soient pas directement destinées à ces personnes et à la satisfaction de leurs besoins matériels (par exemple en leur fournissant un logement universel), mais plutôt qu'elles passent par l'institution psychiatrique, donnant ainsi aux psychiatres et aux psychologues l'accès à des emplois confortables et à un pouvoir et un prestige personnel important. Dans le cas du CAMH, par exemple, en plus de recevoir des fonds gouvernementaux, iels font activement et avec succès campagne pour recueillir d'autres fonds du secteur privé, par exemple dans le cadre de leur campagne «breakthrough» de 200 millions de dollars, qui a débuté en 2014 et fut une réussite.
Iels justifient cette répartition des ressources et du pouvoir par leur étroite collaboration (et leur incarnation) avec les pouvoirs carcéral et punitif de l'État. Les psychiatres et les psychologues jouent un rôle important dans le fonctionnement du système judiciaire, tant dans le domaine pénal que familial. De plus, les diagnostics psychiatriques, ou même leurs implications, sont couramment utilisés pour justifier des actions violentes ou nuisibles de la part de la police et des services sociaux (et, bien sûr, dans une logique inversée pour les tueurs de masse blancs). Des études suggèrent que jusqu'à la moitié de toutes les victimes de la police sont considérées comme "malades mental·es" avant ou après leur mort. Même lorsqu'il est prouvé que la victime n'a aucun antécédent psychiatrique, les allégations de "maladie mentale" seront souvent invoquées pour justifier la réponse de la police. Vous trouverez dans ce rapport de plus amples informations sur la violence à laquelle sont confrontées les personnes folles et neurodiverses.
Tout cela s'ajoute au travail direct que font les psychiatres et les psychologues en tant qu'agents de l'ordre social dans le cadre de leur travail quotidien, restreignant, incarcérant et soignant de force les personnes jugées déviantes ou déficientes. Tandis que nous contestons le rôle préjudiciable que les psychiatres ont joué dans la vie des personnes trans, nous faisons partie, que nous le sachions ou non, de cette lutte plus large. Et le backlash auquel nous sommes sur le point d'être confronté·es ne concerne donc pas seulement la justice trans.
Zucker, en tant qu'homme puissant et riche, est en train de déployer des moyens légaux pour contester sa disgrâce, poursuivant à la fois son ancien employeur et les militants trans qui ont fait campagne contre lui. Mais le backlash se fait aussi sentir dans les médias, notamment dans le magazine New York, qui a publié un article et une série de blogs sur la controverse par Jesse Singal. Le magazine New York a des antécédents de reportage transphobe, notamment dans son article de 2014 sur Martine Rothblatt, la "PDG trans-everything", bien que de plus petits exemples abondent. Et dans un certain sens, l'article de Singal n'est que la continuation de ceux-ci. Il considère certainement que l'identité trans est une situation regrettable et que quelque chose dans l'identité des personnes trans doit être remis en question.
Ce qui me frappe le plus, cependant, c'est la façon dont son malaise est enraciné. Bien que Singal semble certainement quelque peu mal à l'aise avec le simple fait que les personnes trans existent, ce qui le met le plus mal à l'aise, c'est l'idée que les personnes trans pourraient en savoir plus sur leur vie que les psychiatres. Et si Singal soutient sans aucun doute les psychiatres dans leur réticence particulière à abandonner leur domination sur les personnes trans (et avec celle-ci, le champ fertile d'émotions humaines que nous désignons sous le terme du genre), ce à quoi il s'oppose réellement dans ces articles est l'idée qu'une "poignée de militant·es" de toute sorte puisse légitimement défier l'institution psychiatrique. [Note d'Éd.: Singal conteste ce fait.]
Dans l'un des articles préparatoires de son blog, Singal avait ceci à dire:
Parce que la GIC [Clinique de L'Identité de Genre] a été injuriée par une partie de la communauté LGBT, sa fermeture a fait l'objet d'une large célébration. Jusqu'à présent, c'est ce qui a dominé la couverture publique de l'événement, mais certain·es employé·es actuel·les du CAMH voient les choses très, très différemment. Iels ne sont pas satisfait·es de leur employeur et se demandent à haute voix si leur propre service, s'il subissait des pressions politiques extérieures, pourrait être le prochain. D'après les quelques membres actuel·les du personnel avec qui j'ai parlé, on a généralement l'impression que le CAMH s'est plié aux pressions politiques.
Singal pense que la psychiatrie est scientifique et que la science est totalement séparée de la politique, et il est donc choqué à l'idée que des pressions politiques militantes soient exercées sur un homme de science comme Zucker.
Les personnes trans, bien sûr, savent que la vision de Singal imaginant de puissant·es militant·es menaçant des médecins assiégé·es est loin d'être réaliste. Nous avons vécu les disciplines psy en tant qu'outil brutal et répressif au service de l'ordre social. Nous savons à quel point elles sont éloignées du type de recherche scientifique neutre que nous associons à la physique théorique (non pas que la physique soit une science innocente!) et à quel point elles s'évertuent systématiquement, non pas à découvrir des choses à notre sujet, mais à nous contrôler.
Cela fait 30 ans que Sandy Stone a si clairement signalé aux psychiatres et aux psychologues que les personnes trans diraient tout ce qu'iels veulent entendre afin d'avoir accès aux hormones et à la chirurgie, et donc que le maintien de leur pouvoir était diamétralement opposé, rendant même impossible, toute forme de véritable intérêt pour la réalité des expériences des personnes trans. Et pourtant, il semblerait que les psychiatres et les psychologues ne sont toujours pas en mesure de saisir ce simple point. Ou peut-être ont-iels toujours été davantage intéressé·es par le pouvoir que par le savoir.
Nous savons combien de mauvais traitements nous avons endurés à cause de ce système et des hommes et femmes puissantes qui l'incarnent, et combien il a été difficile d'obtenir un quelconque rapport de force contre leur puissance institutionnelle et leur prestige social. Nous savons qu'il nous a fallu 40 ans pour faire fermer le GIC de Zucker et que le combat est loin d'être terminé. Nous savons que c'est un combat politique.
Mais peut-être que la vision de Singal devrait être une source d'espoir. Nous avons remporté une victoire importante, et l'établissement psychiatrique a peur de nous. Et ce qu'iels craignent, surtout, ce n'est pas seulement de perdre leur domination sur les personnes trans, ou sur le genre des enfants, mais que cela constitue un précédent, que la lutte soit menée à leur encontre dans d'autres domaines.
Lorsque les personnes LGB se sont libérées des disciplines psychologiques, l'institution psychiatrique et psychologique a poursuivi une stratégie réussie consistant à diviser pour mieux régner. Les personnes LGB ont accepté la croyance voulant que "nous ne sommes pas malades mental·es – ce sont ces autres personnes qui sont malades mental·es" et ont ainsi abandonné d'autres groupes pathologisés, y compris les personnes trans, aux mains de la responsabilité diagnostique des psychiatres et des psychologues. Nous ne devons pas faire la même erreur. Si nous sommes solidaires des personnes folles et travaillons ensemble pour continuer et développer cette remise en cause du pouvoir psychiatrique et psychologique, nous pourrions peut-être devenir aussi puissants que Singal craint que nous soyons.
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Source et texte en anglais : article paru en anglais sur feministing.com en 2016.
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Tout les surlignages ont été rajoutés.
Description de l'image : représentation d'un ciel étoilé colorisé avec des teintes éclatantes: jaune, rose, vert, violet.
Crédit image : Melissa Eliza