Jetons les outils du maître : nous libérer du paradigme de la pathologie
Nick Walker (16/08/13)
Cet article est une version remaniée d'un essai rédigé pour l'anthologie novatrice "Loud Hands: Autistic People, Speaking", publiée en 2012.
Alors que le terme neurodiversité s'est initialement développé au sein de la communauté autiste, le paradigme de la neurodiversité ne concerne pas exclusivement l'autisme, mais l'ensemble du spectre de la variation neurocognitive humaine. Cet essai, cependant, s'adressait au départ aux lecteurs et lectrices autistes, et, dans sa discussion sur les implications du changement de paradigme en relation à la neurodiversité, il est très axé sur l'autisme, puisque c'était le sujet de l'anthologie pour laquelle il a été écrit à l'origine.
En matière de neurodiversité humaine, le paradigme dominant dans le monde aujourd'hui est ce que j'appelle le paradigme de la pathologie. Le bien-être à long terme et l'empuissancement [empowerment] des autistes et des membres d'autres groupes de minorité neurologiques dépendent de notre capacité à créer un changement de paradigme – un changement allant du paradigme de la pathologie vers le paradigme de la neurodiversité. Un tel changement doit se produire intérieurement, par une prise de conscience des individus, et doit aussi se propager dans les cultures dans lesquelles nous vivons.
Et que signifie tout ce beau discours? Quels sont ces paradigmes dont je parle et que signifie un «changement» de paradigme? Cet article tente d'expliquer tout cela, dans un langage clair, qui, je l'espère, rendra ces concepts facilement accessibles.
Qu'est-ce qu'un paradigme et qu'est-ce
qu'un changement de paradigme ?
Même si vous ne l'avez pas rencontré dans un contexte académique, vous avez probablement déjà entendu le terme paradigme, parce qu'il est péniblement suremployé par les spécialistes du marketing pour décrire tous les nouveaux développements pour lesquels iels tentent de susciter un engouement: Un nouveau paradigme dans la technologie sans fil ! Un nouveau paradigme de vente!
Comme l'a dit un jour un grand diplomate espagnol, je ne pense pas que cela signifie ce qu'iels pensent que cela signifie.
Un paradigme n'est pas simplement une idée ou une méthode. Un paradigme est un ensemble d'hypothèses ou de principes fondamentaux, un état d'esprit ou un cadre de référence qui façonne la façon dont on pense et parle d'un sujet donné. Un paradigme façonne la manière dont on interprète l'information, et détermine quelles questions on pose et comment on les pose. Un paradigme est une lentille à travers laquelle on perçoit la réalité.
L'exemple le plus simple et le plus connu de changement de paradigme provient probablement de l'histoire de l'astronomie: le passage du paradigme géocentrique (qui suppose que le Soleil et les planètes tournent autour de la Terre) au paradigme héliocentrique (la Terre et plusieurs autres planètes tournent autour du Soleil). Au moment où ce changement a commencé, de nombreuses générations d'astronomes avaient déjà enregistré des observations détaillées des mouvements des planètes. Mais toutes leurs mesures prenaient maintenant une toute autre signification. Toutes les informations devaient être réinterprétées dans une perspective entièrement nouvelle. Ce n'était pas simplement que les questions avaient de nouvelles réponses – les questions elles-mêmes étaient différentes. Des questions qui semblaient auparavant importantes, comme «Quel est le parcours de l'orbite de Mercure autour de la Terre?», devenaient alors complètement absurdes, alors que d'autres questions, qui n'avaient jamais été posées parce qu'elles auraient semblé absurdes sous l'ancien paradigme, prenaient soudainement tout leur sens.
Voilà un véritable changement de paradigme: un changement dans nos hypothèses fondamentales; un changement radical de perspective qui nous oblige à redéfinir nos termes, recalibrer notre langage, reformuler nos questions, réinterpréter nos données et repenser complètement nos concepts et nos approches de base.
Le paradigme de la pathologie
Un paradigme peut souvent se résumer à quelques principes généraux et basiques, bien que ces principes tendent à avoir des implications et des conséquences de grande envergure. Les principes d'un paradigme socioculturel largement dominant comme le paradigme de la pathologie prennent habituellement la forme de présupposés – c'est-à-dire qu'ils sont si largement considérés comme allant de soi que la plupart des gens n'y réfléchissent jamais consciemment ou ne les expriment pas (et parfois cela peut constituer une révélation troublante que de les entendre clairement exprimés).
Le paradigme pathologique se résume en définitive à deux hypothèses fondamentales:
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Il existe une façon «correcte», «normale» ou «saine» d'agencement ou de fonctionnement des cerveaux et des esprits humains (ou une gamme «normale» relativement étroite dans laquelle l’agencement et le fonctionnement des cerveaux et des esprits humains devraient rentrer).
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Si votre agencement et votre fonctionnement neurologique (et, par conséquent, vos façons de penser et de vous comporter) s'écartent considérablement des critères dominants de «normalité», alors il y a quelque chose qui ne va pas chez vous.
Ce sont ces deux présupposés qui définissent le paradigme pathologique. Différents groupes et personnes tirent des conclusions très diverses de ces hypothèses, en fonction de degrés variables de rationalité, d'absurdité, de peur ou de compassion – mais aussi longtemps qu'iels partagent ces deux hypothèses de base, iels opèrent toujours à l'intérieur du paradigme pathologique (tout comme les anciens astronomes mayas et islamiques du 13e siècle avaient des conceptions très différentes du cosmos, mais qui opéraient toutes les deux à l'intérieur du paradigme géocentrique).
L'institution psychiatrique qui classe l'autisme comme un «trouble»; les « œuvres caritatives pour l'autisme » qui considèrent l'autisme comme une «crise sanitaire mondiale»; les chercheuses et chercheurs sur l'autisme qui ne cessent d'élaborer de nouvelles théories sur sa «causalité»; les personnes scientifiquement incompétentes qui croient que l'autisme est une forme d'«empoisonnement»; quiconque parlant de l'autisme dans un langage médicalisé avec des termes comme «symptôme», «traitement» ou «épidémie»; la mère qui pense que la meilleure façon d'aider son enfant autiste est de le ou la soumettre à des «interventions» comportementales destinées à l'entraîner à agir comme un·e enfant «normal·e»; la célébrité autiste qui est une source d'« inspiration » et qui dit à d'autres autistes que le secret de la réussite est d'essayer de se conformer aux exigences sociales des non-autistes... tous ces groupes et personnes opèrent à l'intérieur du paradigme pathologique, indépendamment de leurs intentions ou de leur degré de désaccord sur divers points.
Le paradigme de la neurodiversité
Voici comment j’énoncerais les principes fondamentaux du paradigme de la neurodiversité :
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La neurodiversité – la diversité des cerveaux et des esprits – est une forme naturelle, saine et précieuse de diversité humaine.
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Les dynamiques sociales qui se manifestent à l'égard de la neurodiversité sont semblables aux dynamiques sociales qui se manifestent à l'égard d'autres formes de diversité humaine (par ex., la diversité de race, de culture, de sexe ou d'orientation sexuelle). Ces dynamiques incluent les dynamiques des relations de pouvoir social – les dynamiques d'inégalité sociale, de privilège et d'oppression – ainsi que les dynamiques qui font que la diversité, lorsqu'elle est accueillie, agit comme une source de potentiel créatif à l'intérieur d'un groupe ou d'une société.
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Il n'existe pas de style «normal» ou «correct» de cerveau ou d'esprit humain, pas plus qu'il n'existe une ethnicité, un genre ou une culture «normales» ou «justes».
Les outils du maître ne détruiront jamais
la maison du maître
Lors d'une conférence féministe internationale en 1979, la poétesse Audre Lorde prononça un discours intitulé «Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître». Dans ce discours, Lorde, une lesbienne noire issue d'une famille immigrée ouvrière, fustigea son audience, presque entièrement blanche et aisée, pour sa propagation et son enracinement dans la dynamique fondamentale du patriarcat : la hiérarchie, l'exclusion, le racisme, le classisme, l'homophobie, la non-prise en compte du privilège, l'incapacité à accueillir la diversité. Lorde reconnut le sexisme comme faisant partie d'un paradigme plus large et profondément enraciné qui gérait toutes les formes de différence en établissant des hiérarchies de domination, et elle comprit qu'une véritable libération était impossible tant que les féministes continueraient à opérer à l'intérieur de ce paradigme.
"Qu'est-ce que cela signifie", déclara Lorde, "lorsque les outils d'un patriarcat raciste sont utilisés pour examiner les fruits de ce même patriarcat? Cela signifie que seuls les périmètres de changement les plus étroits sont possibles et admis. [...] Car les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Ils peuvent nous permettre temporairement de le battre à son propre jeu, mais ils ne nous permettront jamais d'apporter un véritable changement."
Les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître. Travailler à l'intérieur d'un système, jouer selon ses règles, renforce inévitablement ce système, que cela soit ou non votre but. Non seulement les outils du maître ne servent jamais à détruire la maison du maître, mais chaque fois que vous essayez d'utiliser les outils du maître pour quoi que ce soit, vous finissez par construire une nouvelle extension de cette maudite maison.
La mise en garde de Lorde s'applique tout aussi bien, aujourd'hui, à la communauté autiste et à notre lutte pour l'empuissancement. L'hypothèse selon laquelle il y a quelque chose qui ne va pas chez nous contribue intrinsèquement à nous désempuissanter, et cette supposition est absolument inhérente au paradigme de la pathologie. Ainsi, les «outils» du paradigme de la pathologie (j'entends par là toutes les stratégies, tous les objectifs ou toutes les façons de parler ou de penser qui s'inscrivent explicitement ou implicitement dans les présupposés du paradigme de la pathologie) ne nous empuissanteront jamais sur le long terme. Un empuissancement véritable, durable et généralisé pour les autistes ne peut être atteint qu'en réalisant et en propageant le passage du paradigme de la pathologie au paradigme de la neurodiversité. Nous devons jeter les outils du maître.
Le langage de la pathologie vs
le langage de la diversité
Comme le paradigme de la pathologie a dominé pendant un certain temps, beaucoup de gens, même beaucoup de celleux qui prétendent défendre l'empuissancement des personnes autistes, utilisent toujours un langage basé sur les présupposés de ce paradigme. Le passage du paradigme de la pathologie au paradigme de la neurodiversité demande un changement radical de langage, car le langage approprié pour discuter de problèmes médicaux est très différent du langage approprié pour discuter de la diversité. La question du «langage à la première personne» est un bon exemple de base par lequel commencer.
Si une personne a un problème de santé, on peut dire qu'«elle a un cancer», ou qu'il s'agit d'une «personne ayant des allergies» ou qu'«elle souffre d'ulcères». Mais quand une personne fait partie d'un groupe minoritaire, on ne parle pas de son statut de minorité comme s'il s'agissait d'une maladie. Nous disons «elle est noire», ou «elle est lesbienne». Nous avons conscience qu'il serait scandaleux et inapproprié – et cela nous ferait probablement passer pour ignorant·e ou intolérant·e – de désigner une personne noire comme «atteinte de négroisme» ou comme «souffrant de négroisme», ou encore de dire que quelqu'un·e «est atteint·e d'homosexualité.1.
Donc, si nous utilisons des expressions comme «personne souffrant d'autisme» ou «elle est atteinte d'autisme» ou «familles touchées par l'autisme», nous utilisons le langage du paradigme de la pathologie – qui admet et renforce implicitement l'hypothèse selon laquelle l'autisme est intrinsèquement un problème, quelque chose qui cloche chez nous. Dans le langage du paradigme de la neurodiversité, au contraire, nous parlons de neurodiversité de la même manière que nous parlons de diversité ethnique ou sexuelle, et nous parlons des autistes de la même manière que nous parlons de n'importe quel groupe social minoritaire: Je suis autiste. Je suis un·e autiste. Je suis une personne autiste. Il y a des personnes autistes dans ma famille.
Ces distinctions linguistiques peuvent sembler insignifiantes, mais notre langue joue un rôle clé dans le façonnement de nos pensées, de nos perceptions, de nos cultures et de nos réalités. À long terme, le type de langage utilisé pour parler des autistes a une énorme influence sur la façon dont la société nous traite et sur les messages que nous intériorisons à propos de nous-mêmes. Se décrire dans un langage qui renforce le paradigme de la pathologie, c'est utiliser les outils du maître, suivant la métaphore d'Audre Lorde, et revient ainsi à nous emprisonner encore plus fermement dans la maison du maître.
Je ne crois pas en l'existence des personnes normales
Le concept de «cerveau normal» ou de «personne normale» n'a pas plus de validité scientifique objective – et ne sert pas un meilleur objectif – que le concept de «race maîtresse». De tous les outils du maître (c.-à-d. les dynamiques, le langage et les cadres conceptuels qui créent et maintiennent les inégalités sociales), le plus puissant et le plus insidieux est le concept de «personnes normales». Dans le contexte de la diversité humaine (ethnique, culturelle, sexuelle, neurologique, ou de n'importe qu'elle autre type), traiter un groupe particulier comme «normal» ou comme groupe par défaut, revient inévitablement à privilégier ce groupe et à marginaliser celles et ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe.
L'hypothèse douteuse voulant qu'il existe une «personne normale» est au cœur du paradigme de la pathologie. Le paradigme de la neurodiversité, au contraire, ne reconnaît pas le terme «normal» comme un concept valable lorsqu'il s'agit de diversité humaine.
La plupart des personnes raisonnablement instruites reconnaissent aujourd'hui que le concept de «normal» est absurde et insignifiant dans le contexte de la diversité raciale, ethnique ou culturelle. Les Chinois·es Han constituent le groupe ethnique le plus important au monde, mais il serait ridicule de prétendre que cela fait des Chinois·es Han l'ethnie humaine "naturelle" ou "par défaut". Le fait qu'un·e être humain·e sélectionné au hasard ait statistiquement beaucoup plus de chance d'être un·e Chinois·e Han qu'un·e Irlandais·e ne rend pas un·e Chinois·e Han plus «normal·e» qu'un·e Irlandais·e (quel que soit le sens qu'on donne à cela).
Le type d'inégalité sociale le plus insidieux, le genre de privilège le plus difficile à contester, se produit lorsqu'un groupe dominant est tellement profondément établi comme étant le groupe «normal» ou «par défaut» qu'il n'a pas de nom spécifique, pas d'étiquette. Les membres d'un tel groupe sont simplement considéré·es comme des «personnes normales», des «personnes saines» ou simplement des «personnes» – avec l'implication que celles et ceux qui ne sont pas membres de ce groupe représentent des déviations par rapport à ce qui est normal et naturel, plutôt que des manifestations tout aussi naturelles et légitimes de la diversité humaine.
Examinons par exemple les connotations de l'affirmation «les personnes homosexuelles veulent les mêmes droits que les personnes hétérosexuelles», par rapport aux connotations de l'affirmation «les personnes homosexuelles veulent les mêmes droits que les personnes normales». Simplement en substituant le mot normales à hétérosexuelles, la seconde affirmation admet et renforce implicitement le privilège hétérosexuel, et relègue les personnes homosexuelles à un statut inférieur, «anormal».
Maintenant, imaginez si le terme hétérosexuel·le n'existait pas du tout. Cela placerait les activistes pour les droits des homosexuel·les dans la position de devoir dire des choses comme «Nous voulons les mêmes droits que les personnes normales» – un langage qui renforcerait leur statut marginal, «anormal» et ainsi nuirait à leur lutte. Iels seraient contraint·es d'utiliser les outils du maître. Si un terme comme hétérosexuel·le n'existait pas, il faudrait que les activistes pour les droits des homosexuel·les l'inventent.
C'est pourquoi une première étape essentielle dans le mouvement de neurodiversité a été l'invention du terme neurotypique. Le terme neurotypique est au terme autiste ce que le terme hétérosexuel·le est au terme homosexuel·le. L'existence du mot neurotypique rend possible des conversations sur des sujets comme le privilège neurotypique. Neurotypique est un mot qui nous permet de parler des membres du groupe neurologique dominant sans renforcer implicitement la position privilégiée de ce groupe (et notre propre marginalisation) en les qualifiant de personnes «normales». Le mot normal, utilisé pour privilégier une sorte d'être humain·e par rapport à d'autres, est l'un des outils du maître, mais le mot neurotypique fait partie de nos outils – un outil que nous pouvons utiliser à la place de l'outil du maître; un outil qui peut nous aider à détruire la maison du maître.
Le vocabulaire de la neurodiversité
Le mot neurotypique est une partie essentielle du nouveau vocabulaire de la neurodiversité qui commence à émerger – qui doit émerger, si nous voulons nous libérer du langage désempuissantant du paradigme de la pathologie, et si nous voulons réussir à propager le paradigme de la neurodiversité dans notre propre pensée et dans la sphère du discours public.
Le mot neurodiversité en lui-même est bien sûr la partie la plus essentielle de ce nouveau vocabulaire. L'essence de tout le paradigme – la compréhension de la variation neurologique comme une forme naturelle de diversité humaine, soumise aux mêmes dynamiques sociales que les autres formes de diversité – est contenue dans ce mot.
Un autre mot utile est neurominorité. Les neurotypiques sont majoritaires; les autistes, les dyslexiques et les bipolaires sont autant d'exemples de neurominorités. J'aimerais que son usage devienne plus répandu, car il a une utilité; le discours sur la neurodiversité comporte beaucoup de thèmes qui sont bien plus faciles à aborder lorsqu'il existe un mot correct, non pathologique, pour désigner les différents groupes de personnes qui ne sont pas neurotypiques.
Des termes comme neurodiversité, neurotypique et neurominorité nous permettent de parler et de penser à la neurodiversité sans implicitement pathologiser les personnes appartenant à la neurominorité. En développant la communauté autiste et en interagissant avec d'autres communautés de neurominorités, ainsi qu'en continuant à générer des écrits et des discussions autour des questions qui nous concernent, un nouveau vocabulaire continuera à apparaître. Nous avons d'ores et déjà créé des termes tels que le stim et les mains bruyantes pour décrire des aspects importants de l'expérience autiste. Et dans mon propre travail académique, mes études sur la compétence interculturelle (la capacité d'interagir et de communiquer habilement avec des personnes de multiples cultures) m'ont amené à utiliser les termes de compétences inter-neurotypes et de neurocosmopolitisme, termes et concepts qui j'espère seront largement repris.
J'espère aussi que les concepts de paradigme de la neurodiversité et de paradigme de la pathologie se répandront et que leur utilisation se généralisera. Dans un souci de clarté, il est utile de faire la distinction entre la neurodiversité (le phénomène de la diversité neurologique humaine) et le paradigme de la neurodiversité (la conception de la neurodiversité comme une forme naturelle de diversité humaine soumise aux mêmes dynamiques sociétales que les autres formes de diversité). Et le fait d'avoir un nom pour le paradigme de la pathologie rend ce paradigme beaucoup plus facile à examiner, à reconnaître, à remettre en question et à déconstruire – et en définitive à détruire.
Les mots sont des outils. Et comme nous admettons que les outils du maître ne détruiront jamais la maison du maître, nous sommes en train de créer nos propres outils, qui peuvent non seulement nous aider à détruire la maison du maître, mais aussi à construire une nouvelle maison dans laquelle nous pourrons mener des vies meilleures et empuissantées.
L'avant-poste dans sa propre tête
Cela me brise le cœur lorsque je rencontre tant de personnes autistes qui parlent et pensent à elleux-mêmes dans le langage du paradigme de la pathologie, et lorsque je vois comment cela les désempuissante et les fait se sentir mal dans leur peaux. Iels ont passé leur vie à écouter les messages toxiques diffusés par les partisan·es du paradigme de la pathologie, iels ont accepté et intériorisé ces messages et maintenant iels les répètent indéfiniment dans leurs propres têtes.
En réalisant que les luttes des neurominorités suivent en grande partie les mêmes dynamiques que les luttes des autres groupes minoritaires, nous réalisons aussi que ces discours auto-pathologisant sont la manifestation d'un problème qui a affligé les membres de nombreux groupes minoritaires – un phénomène appelé l'oppression intériorisée.
Une contemporaine d'Audre Lorde, la journaliste féministe Sally Kempton, a dit ceci à propos de l'oppression intériorisée: "Il est difficile de combattre un ennemi installé en avant-poste dans sa propre tête."
L'effort pour nous libérer de la maison du maître commence par la destruction des parties de cette maison qui ont été construites dans nos propres têtes. Et ce processus commence par le rejet des outils du maître afin que nous cessions de construire par inadvertance précisément ce que nous essayons de détruire.
Jeter les outils du maître
Une fois admis que le fondement du paradigme de la pathologie – le concept fictif de «personnes normales» – est un élément fondamental de la boîte à outils du maître, il devient beaucoup plus facile d'identifier et de se débarrasser des outils du maître. Nous devons simplement examiner attentivement nos mots, nos concepts, nos pensées, nos croyances et nos inquiétudes, et voir si elles ont encore un sens lorsque nous rejetons le concept de «normal», ce concept voulant qu'il existe une façon «correcte» de fonctionner pour le cerveau et l'esprit des gens.
Dès lors que nous avons rejeté le concept de «normal», les neurotypiques ne sont plus que les membres d'une majorité – pas plus sain·es ou meilleur·es que le reste d'entre nous, seulement plus répandu·es. Et les autistes sont un groupe minoritaire, pas plus intrinsèquement malades que n'importe quelle minorité ethnique. Quand nous réalisons que «normal» est juste quelque chose qui a été inventé par quelques personnes, quand nous l'identifions comme l'un des outils du maître et que nous le jetons par la fenêtre, l'idée de l'autisme en tant que «trouble» disparaît tout de suite avec lui. Désordonné·es [disordered] par rapport à quel ordre, exactement, si nous refusons l'idée qu'il existe un unique ordre «normal» auquel tous les esprits devraient se conformer?
Sans le point de référence fictif au «normal», les catégorisations fonctionnelles – «autisme de haut niveau» et «autisme de bas niveau» – se révèlent être des fictions absurdes. «Haut-fonctionnement» ou «bas-fonctionnement» par rapport à quoi? Qui peut décider quelle devrait être la «fonction» appropriée de tout être humain·e?
Dans le paradigme de la pathologie, l'esprit neurotypique est érigé en idéal «normal» auquel tous les autres types d'esprits sont mesurés. «Bas-fonctionnement» signifie en fait «qui est loin de passer pour neurotypique, loin d'être capable de faire les choses que les neurotypiques considèrent que les gens devraient faire, et loin de pouvoir s'épanouir dans une société créée par et pour les neurotypiques». «Haut-fonctionnement» signifie «qui a plus de chance de passer pour neurotypique». Se décrire soi-même comme ayant un «haut-fonctionnement» revient à utiliser les outils du maître, à s'emmurer dans la maison du maître – une maison dans laquelle les neurotypiques sont la norme idéale à laquelle vous devrez être mesuré·e, une maison où les neurotypiques sont toujours au premier rang, et où «supérieur» signifie «se rapprochant d'elleux».
Si nous partons de l'hypothèse que les neurotypiques sont des personnes «normales» et que les autistes sont «malades», alors les faibles liens établis entre neurotypiques et autistes sont inévitablement attribués à un «défaut» ou à un «déficit» chez les autistes. Si un·e autiste ne peut pas comprendre un·e neurotypique, c'est parce que les autistes ont des déficits d'empathie et des capacités de communication altérées; si un·e neurotypique ne peut pas comprendre un·e autiste, c'est parce que les autistes ont des déficits d'empathie et de mauvaises capacités de communication. Toutes les tensions et les échecs à créer des liens entre les deux groupes, et toutes les difficultés rencontrées par les autistes dans la société neurotypique, sont toutes imputées à l'autisme. Mais lorsque notre vision n'est plus embrumée par l'illusion du «normal», nous pouvons percevoir ce double standard pour ce qu'il est, c'est à dire une autre manifestation du type de privilège et de pouvoir que les majorités dominantes exercent si souvent sur toute sorte de minorités.
La vie au delà du paradigme de la pathologie
Un changement de paradigme, rappelons-le, exige que toutes les données soient réinterprétées à travers le prisme du nouveau paradigme. Si vous rejetez les présupposés fondamentaux du paradigme de la pathologie, et acceptez les présupposés du paradigme de la neurodiversité, il s'avère en définitive que vous ne souffrez pas d'un trouble. Et il s'avère que vous fonctionnez probablement exactement comme vous êtes sensé·e fonctionner, et que vous vivez simplement dans une société qui n'est pas encore suffisamment avancée pour accueillir et intégrer efficacement des gens qui fonctionnent comme vous. Et il est probable que les problèmes rencontrés dans votre vie ne soient pas dus à une quelconque défaillance qui vous serait inhérente. Et que votre véritable potentiel reste inconnu et à explorer. Et peut-être êtes-vous, à vrai dire, une splendeur.
1 Note de Zinzin Zine : Le fait de faire des comparaisons entre différentes formes d'oppressions, même si comme ici, cela a pour but de faciliter la compréhension théorique des mécanismes d'une oppression pour laquelle on manque encore d'outils conceptuels, peut finalement conduire à banaliser, minimiser, voire invisibiliser l'oppression à laquelle on se réfère, en l’occurrence ici la négrophobie et l'homophobie. C'est pourquoi, même si ce texte reste une référence dans l'histoire du mouvement pour la neurodiversité en raison des concepts spécifiques qu'il a largement contribué à développer, il ne semble pour autant ni souhaitable ni indispensable de s'appuyer sur de telles comparaisons pour continuer à utiliser et à développer les concepts présentés ici.
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Source : neurocosmopolitanism.com
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Tous les surlignages ont été ajoutés.
Description de l'image : collage représentant un cerveau humain composé d'une multitude de petites parties de couleurs différentes.