Race et folie
Ce texte de Nadia Kanani porte sur la «race» et la «folie» en tant que phénomènes socialement construits. Plus précisément, l'autrice analyse ici l'intersection de la race et la folie dans le contexte historique et géographique du Canada et des États-Unis. Malgré ce contexte précis, les outils d'analyses qu'elle présente et développe s'avèrent utiles et pertinents bien au delà de ce cadre.
Pour une analyse d'un thème similaire situé cette fois dans le contexte (post)colonial français, sur l'île de la Réunion, voir par exemple Françoise Vergès: ''(Post)colonial psychiatry: The making of a colonized pathology'' (1999) qui s'intéresse à la façon dont des psychiatres français ont élaboré des discours psychiatriques coloniaux au sujet de la mère créole et construit une ''pathologie créole'' en considérant que la famille créole était génératrice de comportements névrotiques, rendant ainsi ces populations responsables de leur manque d'intégration sociale. Ou encore, toujours pour le contexte de la colonisation française et cette fois au Maghreb, voir le texte de Richard C. Keller: ''Pinel in the Maghreb: Liberation, Confinement, and Psychiatric Reform in French North Africa'', (2005) qui met en lumière le rôle joué par la psychiatrie dans l'emprise coloniale française en Algérie, en Tunisie et au Maroc, au début du XXe siècle.
Ainsi, les limites géographiques et historiques posées ici par l'autrice pour les besoins de son étude ne doivent pas faire oublier qu'une analyse des mêmes thèmes dans le contexte de la domination coloniale européenne est possible.
[Avertissement: violences psychiatriques racistes, violences physiques et sexuelles]
★★★
RACE ET FOLIE:
SITUER LES EXPÉRIENCES DES PERSONNES RACISÉES AYANT DES ANTÉCÉDENTS PSYCHIATRIQUES AU CANADA ET AUX ÉTATS-UNIS
Nadia Kanani
La construction sociale intersectionnelle de la race et de la folie a sensiblement façonné le vécu des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques. Malheureusement, peu d'études se penchent sur les intersections entre la race et la folie, et encore moins qui situent ces intersections dans les contextes sociaux et politiques de la colonisation, des États colonisateurs canadiens et américains et de l'immigration. Le but premier de cet article est de fournir un examen de la documentation qui s'intéresse aux intersections de la race et de la folie au Canada et aux États-Unis. En particulier, l'autrice soulignera les thèmes communs articulés dans cette documentation. Le deuxième objectif de cet article est de situer les expériences des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques dans le contexte socio-historique dans lequel elles émergent. L'autrice soutient que la race et la folie se sont mutuellement construites socialement dans la société canadienne et américaine. De plus, l'autrice montrera que les constructions psychiatriques des personnes racisées ont permis, tant historiquement qu'actuellement, de rationaliser et de justifier la domination coloniale et impérialiste, l'esclavage et les politiques d'immigration excluantes.
L'histoire de la psychiatrie au Canada et aux États-Unis est marquée par l'oppression, le racisme, la violence et les traitements inhumains. Pourtant, il existe peu de documentation qui se penche sur cette histoire ou qui explore le vécu des personnes racisées ayant été étiquetées "malades mentales".1 La littérature existante dépeint souvent la race et la folie comme étant additives, c'est-à-dire que les personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques sont considérées comme vivant deux formes distinctes d'oppression: le racisme et le capacitisme. Il en résulte que les personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques sont souvent représentées comme étant en bas d'une hiérarchie d'oppression, où la race et la folie sont conceptualisées comme des catégories distinctes pouvant être comparées et opposées (Mollow, 2006). De telles représentations des expériences des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques masquent les intersections complexes de la race et de la folie qui ont existé tout au long de l'histoire et qui continuent d'affecter le vécu des personnes racisées de nos jours.
L'inadéquation d'une telle approche est évidente si l'on considère la façon dont la folie et la race ont été socialement construites au cours de l'Histoire canadienne et américaine. L'étiquetage psychiatrique, le traitement, l'institutionnalisation et les expériences vécues par les survivant·es psychiatriques racisé·es ont été grandement déterminés par le projet politique de la colonisation, les institutions politiques comme l'esclavage, le racisme scientifique et les discours eugénistes ainsi que les politiques d'immigrations excluantes. De plus, ces contextes sociopolitiques ont façonné la construction sociale de l'"Autre" racisé·e. Par conséquent, la folie et la race ne peuvent être prises en compte séparément de ces facteurs.
La violence du racisme n'a pas seulement façonné les expériences des gens dans le système psychiatrique. Le racisme, ou l'oppression des personnes fondée sur les constructions sociales négatives de l'Autre racisé·e a également été désigné par les personnes racisées comme étant à l'origine des expériences de maladie mentale ou de folie (Danquah, 1998; Fanon, 1967; Waldron, 2002). L'approche additive des expériences de racisme et de folie ne tient pas compte non plus de ce lien entre racisation et folie. Par conséquent, il est extrêmement important d'examiner les façons dont la race et la folie se sont intersectées tout au long de l'histoire, créant ainsi des expériences singulières d'oppression pour les personnes racisées.
Le but de cet article est de situer les expériences des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques dans le contexte socio-historique dans lequel elles émergent. Il s'agit avant tout d'un examen de la documentation spécialisée. Comme il existe peu de recherches sur les intersections entre la race et la folie dans l'Histoire du Canada et des États-Unis, le présent article rassemblera les résultats de ces recherches et en tirera les thèmes communs énoncés dans ces travaux. Par l'analyse de la documentation existante, cet article soutient également que la race et la folie se sont mutuellement et socialement construites dans les sociétés canadienne et américaine. En outre, il montrera que les constructions psychiatriques des personnes racisées ont permis de rationaliser et de justifier la domination coloniale et impérialiste, l'esclavage et les politiques d'immigration excluantes, tant historiques qu'actuelles.
La première partie de cet article portera sur les constructions sociales et politiques de la race et de la folie. Dans cette partie, la relation entre la colonisation, la psychiatrie et la construction de l'Autre anormal·e et racisé·e sera examinée. Cette partie fournira un contexte aux parties suivantes, qui se concentreront plus directement sur les expériences vécues par les personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques. La deuxième partie de l'article examinera comment la psychiatrie a été utilisée pour maintenir un ordre social dominant et pour discipliner les personnes racisées. La troisième partie traitera plus particulièrement de l'étiquetage, du traitement et de l'institutionnalisation des personnes folles racisées. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un objectif spécifique de cet article, il est important de noter que les personnes racisées n'ont pas été des victimes passives du système psychiatrique, mais ont participé à des actes de résistance malgré certaines conséquences brutales qu'elles ont subies. Enfin, la conclusion soulignera certaines des lacunes de la documentation sur l'Histoire de la race et de la folie au Canada et aux États-Unis.
Colonisation, psychiatrie et construction de l'Autre anormal·e et racisé·e
La construction sociale de la maladie mentale
La psychiatrie est souvent présentée comme une discipline objective et scientifique. En fait, la construction de la psychiatrie occidentale en tant que science exempte de valeurs morales a été au centre de sa capacité à maintenir son pouvoir sur les conceptions autochtones et non-occidentales de la santé mentale. De plus, la psychiatrie a conceptualisé la maladie mentale comme un phénomène facilement observable, statique, objectif et diagnostiquable. Néanmoins, malgré la large acceptation de la psychiatrie et de la notion de maladie mentale, ces constructions n'ont pas manqué d'être critiquées. Deux des critiques les plus connues de la psychiatrie ont été avancées par Michel Foucault et Thomas Szasz2.
Dans son ouvrage précurseur, Histoire de la Folie à l'âge classique, Foucault (1972 pour l'édition française) soutient que le pouvoir est au cœur de l'institution de la psychiatrie occidentale. Plus précisément, il affirme que la pratique d'étiqueter et de catégoriser les gens comme malades mental·es a permis à la psychiatrie de maintenir son pouvoir et d'exercer un contrôle sur les individus qui manifestaient des comportements jugés psychologiquement déviants. Foucault montre également comment les traitements psychiatriques administrés aux personnes étiquetées malades mentales ont été utilisés comme moyens de punir la déviance et de réguler les comportements dits "anormaux".
En plus de sa critique de la psychiatrie, Foucault (1972) remet en question l'idée que la maladie mentale est un phénomène objectif ou exempt de valeurs morales. Par son analyse, il montre que le concept de folie est un produit de l'histoire et de la société. Foucault soutient en particulier que la moralité et les notions de comportement socialement acceptable ont influencé la construction historique de la folie dans la société occidentale. De plus, il illustre que les concepts de normalité et d'anormalité ont changé avec le temps, tout comme la façon dont la folie a été définie. Ainsi, les travaux de Foucault sur l'histoire de la folie démontrent que la psychiatrie et la folie sont les produits d'un contexte socio-historique particulier.
Thomas Szasz souligne également la nature sociale de ce qu'on a appelé la maladie mentale. Dans son ouvrage Le mythe de la maladie mentale (1960), il affirme que la maladie mentale est un concept mythique, un concept qui a été utilisé pour expliquer les "problèmes de vie", mais qui a surtout servi à obscurcir la nature sociale de ces "problèmes". Selon Szasz, la maladie mentale a été conceptualisée comme une difformité de la personnalité à laquelle l'incohérence et la déviance sont attribuées. Il suggère que le concept de maladie mentale implique un écart par rapport à une norme socialement définie. Selon lui, il en résulte une faille importante dans la conceptualisation psychiatrique de la maladie mentale. Szasz affirme:
La norme à partir de laquelle la déviation est mesurée quand on parle de maladie mentale est psychosociale et éthique. Pourtant, le remède est recherché en termes de mesures médicales [...] La définition du trouble et les termes dans lesquels le remède est recherché sont donc en grave contradiction les uns avec les autres. La signification pratique de ce conflit masqué entre la prétendue nature du défaut et le remède ne peut guère être exagérée (p. 114).
Szasz (1960) conteste également l'idée que la psychiatrie elle-même est une science objective et exempte de valeurs morales. Il soutient que la psychiatrie et les psychiatres ont une compréhension spécifique de la réalité qui est ancrée dans les normes sociales. Puisque les psychiatres observent et étiquettent les comportements des gens par rapport à ces normes, la notion de maladie mentale ne peut exister indépendamment de ces valeurs sociales.
Les problèmes de la psychiatrie soulevés par Foucault et Szasz mettent en lumière la nature socialement construite de la maladie mentale. Ce faisant, ils dénaturalisent le concept de maladie mentale et attirent l'attention sur le rôle central du pouvoir et des groupes dominants dans la définition des comportements et des personnes qui sont étiquetés comme déviants. Cependant, bien que Foucault et Szasz fournissent tous deux d'importantes critiques de la psychiatrie, ni l'un ni l'autre n'examine comment la race et le racisme ont façonné les notions de maladie mentale.
La colonisation, la psychiatrie et la construction sociale de la race
Étant donné que la colonisation est une importante force historique et contemporaine utilisée pour forger les définitions de la race et de la normalité, il est impératif d'examiner son rôle à la fois dans la construction de la déviance et de la santé mentale et dans le façonnement de l'expérience des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques. La colonisation implique le transfert (ou le vol) et l'installation sur les terres occupées par les peuples autochtones, ainsi que l'imposition de la domination des colons sur les populations autochtones. Cela passe par des processus à la fois matériels et symboliques utilisés pour séparer les personnes racisées des colons blanc·hes. Le processus matériel de colonisation renvoie à la dépossession des terres, à la ségrégation spatiale et à l'exclusion des peuples autochtones des sphères économique, sociale, politique et culturelle (Razack, 2002). Le processus symbolique de colonisation implique la création à la fois de l'Autre racisé·e, qui est construit comme inférieur·e à l'humain, et du colon blanc dominant (Razack, 2002).
La construction sociale de la race est un processus intrinsèquement politique, conçu pour servir les intérêts des groupes dominants. Les races sont construites relationnellement (Lopez, 2006) et, dans le contexte de la colonisation, les personnes racisées sont construites comme primitives ou dégénérées par rapport aux colons blanc·hes supposé·es civilisé·es. Les implications de la race en tant que construction relationnelle sont claires lorsqu'on considère comment la construction dénigrante de l'Autre racisé·e a été utilisée pour faire avancer le projet politique de la colonisation.
Plus précisément, la construction de l'Autre racisé·e comme dégénéré·e, primitif·ve et inférieur·e à l'humain·e a permis la rationalisation et la justification de la domination coloniale et impérialiste, tant historiquement qu'actuellement. Elle a également fourni des justifications à l'esclavage et aux politiques d'exclusion et de xénophobie en matière d'immigration au Canada et aux États-Unis. Comme le soutient Bannerji (2009):
L'Europe ou l'Amérique ont créé (et continue de créer) les mythes de l'impérialisme, de la barbarie/sauvagerie, de l'infériorité générale des peuples conquis, des esclaves et des colonisés et ont également créé les mythes de l'exotisme, tout en se définissant également comme "autre" par rapport à cela. Les déterminations négatives du racisme de l'Europe, de l'Amérique ou du Canada se manifestent partout (p. 31).
La discipline de la psychiatrie est l'une des manifestations de ce racisme. Pourtant, il existe peu de recherches examinant les liens entre la colonisation, la psychiatrie et la construction de l'Autre racisé·e dans les contextes canadien et américain. Néanmoins, ces liens peuvent être établis en examinant comment les stéréotypes racistes, dont bon nombre proviennent des distinctions coloniales entre les colons blanc·hes et les personnes racisées, sont adoptés et manipulés par la psychiatrie, et utilisés pour maintenir le pouvoir sur les personnes racisées et pour constituer le savoir psychiatrique.
La psychiatrie et la construction de l'Autre racisé·e
Dans son texte, African Canadian Women Storming the Barricades! Challenging Psychiatric Imperialism through Indigenous Conceptualizations of'Mental Illness' and Self, Ingrid Waldron (2002) soutient que "depuis le développement de la psychiatrie pendant le colonialisme et l'esclavage, lorsque les mythes sur le racisme étaient intégrés dans la culture européenne, il n'est pas surprenant que l'idéologie raciste soit devenue et demeure une partie intégrante de la discipline" (p.17). De manière inquiétante, non seulement la psychiatrie a adopté les stéréotypes négatifs au sujet des personnes racisées, mais elle a aussi réussi à établir et à maintenir son pouvoir sur la constitution du savoir concernant la santé mentale des personnes racisées.
La croyance en la supériorité de la culture occidentale sur les cultures non occidentales, la médicalisation de la psychiatrie, l'hypothèse selon laquelle la psychiatrie est fondée sur des vérités scientifiques et objectives concernant la santé mentale et la nature humaine, ainsi que le racisme structurel sont autant de facteurs qui ont permis à la psychiatrie de fonctionner comme une force et une autorité impériales sur les personnes racisées.
Par exemple, Waldron (2002) soutient que la psychiatrie a été utilisée pour renforcer et justifier l'esclavage aux États-Unis. Dans ce débat, Waldron révèle comment les idéologies racistes tenaces qui existaient depuis le 19e siècle ont été validées par la psychiatrie et le racisme scientifique. Au XIXe siècle, la science caractérisait les personnes noires comme moins intelligentes que les personnes blanches, comme ayant une capacité de développement limitée, et comme étant intrinsèquement soumises (Waldron, 2002; Washington, 2006). La psychiatrie a utilisé ces constructions racistes des afro-américain·es pour soutenir que les afro-américain·es étaient psychologiquement adapté·es à l'esclavage et que de fait, l'esclavage était une condition naturelle pour elleux (Waldron, 2002). De plus, les Afro-Américain·es qui protestèrent contre l'esclavage et s'enfuirent furent étiqueté·es comme atteint·e de maladie mentale ou, plus précisément, de "drapétomanie" (Waldron, 2002 ; Washington, 2006). La construction médicale et psychiatrique de la drapétomanie montre que les préjugés racistes et les exigences politiques ont été au cœur de la construction sociale de la race et de la folie.
Un autre exemple de la façon dont la psychiatrie a contribué à la construction sociale de l'Autre racisé·e est illustré par le travail de James Waldram (2004), Revenge of the Windigo; The Construction of the Mind and Mental Health of North American Aboriginal People. Dans cet ouvrage, Waldram procède à un examen approfondi de la documentation sur la santé mentale des peuples autochtones d'Amérique du Nord. Waldram (2004) soutient que les stéréotypes et les préjugés racistes ont inspiré une grande partie de la recherche menée dans le domaine de la santé mentale autochtone, ce qui a permis d'homogénéiser et d'essentialiser les identités et les peuples autochtones. Ces préjugés ont également instauré un lien tenace entre la primitivité et la construction de la pathologie autochtone.
Waldram (2004) identifie deux constructions de la figure primitive qui forment les préjugés sous-jacents des recherches menées sur les peuples autochtones d'Amérique du Nord. La première concerne la construction du "bon sauvage", qui se réfère à la perception des peuples autochtones comme étant simples, enfantins et non corrompus par la civilisation. La seconde construction de la primitivité est enracinée dans la notion du "primitif" comme sauvage, dégénéré et brutal. Bien que les métaphores de la primitivité ne soient pas nouvelles en psychiatrie, le constant rattachement des personnes autochtones à la primitivité psychologique a abouti à la construction de l'Autochtone comme inférieur·es aux colons blanc·hes. Waldram souligne ce lien lorsqu'il affirme que, "à bien des égards, l'histoire du regard porté par la psychiatrie sur les peuples autochtones est aussi, du moins en partie, l'histoire de la relation entre le développement de la psychiatrie elle-même et des processus plus larges de la colonisation européenne" (p. 106).
Le contact avec la civilisation occidentale a souvent été considéré comme un facteur causal de la maladie mentale chez les personnes autochtones (Waldram, 2004). Il est important de noter qu'en général, la psychiatrie n'a pas pris en compte la violence de la dépossession, de la ségrégation, de l'exclusion ou du génocide culturel qui caractérise le processus de colonisation en tant que facteur causal de la maladie mentale chez les personnes autochtones. C'est plutôt l'incapacité perçue des personnes autochtones à faire face aux changements socioculturels provoqués par la civilisation occidentale qui fut considérée comme une cause de maladie mentale (Waldram, 2004). En examinant comment la psychiatrie a constamment construit les peuples autochtones d'Amérique du Nord comme des peuples primitifs et comment les "causes" de la maladie mentale chez les personnes autochtones sont abordées dans la recherche psychiatrique, nous voyons encore une fois comment les constructions sociales de la race et du racisme sont au fondement la discipline de la psychiatrie. Il est clair que les préjugés racistes et les exigences politiques sont au cœur des intersections entre la race et la folie. En outre, ces préjugés racistes ont été maintenus tout au long de l'histoire par l'utilisation de données falsifiées et d'études biaisées (Gamwell et Tomes, 1995; LaDuke, 2005; Washington, 2006).
Malheureusement, les travaux déconstruisant activement le rôle de la psychiatrie dans la construction de l'Autre racisé·e restent limités. Bien que les travaux cités ci-dessus permettent une bonne compréhension de la façon dont la psychiatrie a contribué à construire des stéréotypes sur les personnes afro-américaines et autochtones, il existe peu de recherches qui portent sur liens entre les constructions sociales/perceptions des immigrant·es racisé·es au Canada et aux États-Unis et la psychiatrie. Il s'agit là d'un domaine de recherche qui doit être exploré davantage. Néanmoins, nous constatons que les constructions de la race et de la folie ont affecté les expériences vécues non seulement par les personnes afro-américaines et autochtones, mais aussi par d'autres groupes racisés.
Psychiatrie, discipline et maintien de l'ordre social
À bien des égards, le succès de la colonisation dépend du maintien de la discipline et de l'ordre social au sein des groupes subordonnés. En régulant les peuples autochtones par le biais d'institutions psychiatriques (entre autres formes de régulation telles que les systèmes pénaux et les pensionnats), les sociétés colonisatrices ont été en mesure de subordonner les peuples autochtones de façon permanente et d'assurer le transfert des terres autochtones aux gouvernements coloniaux. Dans le contexte canadien et américain, nous pouvons voir comment la psychiatrie a été utilisée par l'État comme un outil pour discipliner les peuples autochtones. Dans leur étude sur les personnes autochtones placées en établissement psychiatrique en Colombie-Britannique, Robert Menzies et Ted Palys (2006) notent:
La fonction de régulation sociale de l'hospitalisation psychiatrique est de loin le thème le plus récurant des travaux en histoire de la santé mentale, et cette fonction est ici perceptible dans les réactions officielles aux personnes autochtones considérées comme perturbatrices, obstinées, sauvages, abusives, résistantes ou bien énigmatiques (p.161).
En examinant les dossiers cliniques de 100 personnes autochtones internées dans des hôpitaux psychiatriques publics de la Colombie-Britannique entre 1879 et 1950, Menzies et Palys (2006) ont constaté que la plupart d'entre elles étaient étiquetées malades mentales pour avoir enfreint les "conventions sociales et raciales". Les recherches menées sur les personnes autochtones internées aux États-Unis présentent le même thème.
Dans son article "Wild Indians; Native Perspectives on the Hiawatha Asylum for Insane Indians", Pemina Yellow Bird montre qu'un grand nombre des personnes autochtones internées à l'asile de Hiawatha étaient là pour punir leurs actes de résistance contre les autorités coloniales. Certaines personnes autochtones ont été placées en institution pour s'être disputées avec un·e préposé·e aux réservations, un·e enseignant·e ou un·e conjoint·e (Yellow Bird, s.d.). D'autres ont été interné·es parce qu'iels refusaient d'abandonner leur mode de vie cérémoniel ou spirituel ou parce qu'iels refusaient d'assimiler les normes de la société des colons blanc·ches. Refuser que ses enfants soient emmené·es dans des pensionnats était également considéré comme un motif d'internement pour les personnes autochtones. Comme l'affirme Yellow Bird, de nombreuses personnes internées à l'asile de Hiawatha "étaient là pour des raisons qui n'avaient rien à voir avec la maladie mentale" (p. 5). Le Bureau des affaires indiennes avait le pouvoir d'interner des personnes autochtones sans raison médicale "légitime", et le faisait souvent comme moyen de punition.
L'institutionnalisation des personnes autochtones dans les établissements psychiatriques comme forme de punition se retrouve dans plusieurs récits. Par exemple, dans son témoignage sur ses expériences au sein du système psychiatrique canadien, Vern Harper, membre de la communauté des Premières nations Cree, décrit comment il a été interné dans un établissement psychiatrique par la GRC (Gendarmerie royale du Canada) après une dispute conjugale. Harper (1988) explique que même si sa partenaire avait abandonné les poursuites, la GRC l'a arrêté. Pendant son incarcération, Harper, qui souffre d'épilepsie, a fait une crise et a été déclaré dangereux suite à cela. Bien que la GRC l'ait au départ envoyé en observation pour 30 jours, il est resté interné durant deux ans.
Les travaux de Dorothy Chunn et Robert Menzies (1998) sur les femmes étiquetées "folles criminelles" mettent encore davantage en lumière la relation entre psychiatrie et régulation sociale. Iels soutiennent que "la psychologie et le travail social ont été forgés dans un creuset de discours d'ordre moral gravitant autour de la normalisation des défauts humains et du Saint Graal de la vie familiale patriarcale" (p. 313). Bien qu'iels ne mettent pas particulièrement l'accent sur les expériences des femmes racisées, leur analyse des dossiers des patientes révèle qu'un nombre disproportionné de femmes étiquetées comme folles criminelles et internées appartenaient à des groupes ethniques et raciaux minoritaires. De manière significative, sur les 38 femmes internées pour cause de folie criminelle, sept étaient des femmes des Premières nations (Chunn et Menzies, 1998).
Les institutions psychiatriques et le colonialisme ont également œuvré conjointement pour accroître la surveillance et le contrôle de la reproduction des peuples autochtones, en encourageant des politiques de stérilisation et d'extermination forcées. Pour les personnes autochtones internées dans l'asile de Hiawatha, la politique de l'établissement stipulait que les individus ne devaient pas être autorisé·es à procréer et qu'iels ne pouvaient donc pas être libéré·es avant d'avoir été stérilisé·es (Yellow Bird, n. d.). Au Canada, les femmes des Premières Nations déclarées "déficientes mentales" étaient stérilisées à des taux disproportionnellement plus élevés que les femmes blanches. Par exemple, bien que les personnes autochtones ne représentaient que 2,5 % de la population d'Alberta pendant la période où la Loi sur la stérilisation sexuelle d'Alberta (Sexual Sterilization Act of Alberta) était en vigueur, iels représentaient 25% des stérilisations qui ont eu lieu pendant les dernières années de la loi (Egan et Gardner, 1999).
L'utilisation de la psychiatrie comme moyen de maintenir l'ordre social est également évidente si l'on considère les expériences des personnes afro-américaines aux États-Unis. Breggin et Breggin (1998) soutiennent qu'une fois l'esclavage terminé aux États-Unis, le mythe de l'Afro-Américain·e violent·e a gagné en importance et a servi à diagnostiquer les Afro-Américain·es comme malades mental·es. De manière significative, les actes de violence commis par des Afro-Américain·es n'ont pas été examinés dans le contexte de la violence qu'iels avaient vécue en raison de l'oppression raciste, de l'esclavage et des lynchages collectifs. Au lieu de cela, l'État a utilisé l'institutionnalisation psychiatrique comme moyen d'intimider, de punir et de contrôler les Afro-Américain·es qui ne se montraient pas dociles. Comme le fait remarquer Jackson (2005), la violence était considérée comme une forme de maladie mentale pour un grand nombre d'Afro-Américain·es qui ont été internéré·es à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
Le lien établi entre la violence et la maladie mentale a conduit à l'utilisation de "traitements" extrêmement cruels et invasifs, comme la psychochirurgie, sur les Afro-Américain·es. Par exemple, dans les années 1960, les psychiatres ont pu interner des enfants afro-américain·es dans des établissements ségrégués pour les personnes étiquetées "en retard de développement" (Breggin & Breggin, 1998). De plus, Breggin et Breggin montrent que ces psychiatres ont pu effectuer de multiples interventions chirurgicales sur le cerveau d'enfants que les psychiatres avaient diagnostiqué·es comme agressifs ou agressives et hyperactifs ou hyperactives. Breggin et Breggin montrent comment ces antécédents d'oppression violente sont reliés aux initiatives de l'État visant à contrôler les comportements des personnes afro-américaines, ainsi qu'aux programmes politiques et psychiatriques contemporains visant la "prévention" des comportements violents des enfants racisé·es. Ces traitements extrêmes exercés sur ce qui a été étiqueté comme maladie mentale illustrent une nouvelle fois le lien omniprésent entre la psychiatrie, la discipline et l'ordre social.
Les immigrant·es racisé·es n'étaient pas à l'abri du recours à la psychiatrie par l'État pour maintenir l'ordre social. Comme l'illustre Menzies (2002), les immigrant·es chinois·es au Canada ont également été interné·es dans des établissements psychiatriques pour des "faits de violence manifeste ou des conflits persistants avec la communauté environnante" (p. 209). Les inquiétudes des Canadien·nes blanc·hes quant à la présence de personnes racisées dans leur communauté, ainsi que le fait que les personnes racisées étiquetées comme malades mentales étaient représentées comme des menaces pour la sécurité des femmes et des enfants blanc·hes ont également mené à l'internement d'immigrant·es chinois·es (Menzies, 2002). De plus, comme les personnes racisées malades mentales ne correspondaient pas aux constructions nationalistes du citoyen idéal, représenté par un homme blanc "sain d'esprit", hétéronormé et conforme aux normes de genre, l'État a ainsi pu justifier la déportation de 65 immigrant·es chinois·es au début du XXe siècle. Cette expulsion massive d'immigrant·es chinois·e du Canada illustre non seulement le pouvoir détenu par les professions médicales et psychiatriques, mais aussi les liens étroits entre la psychiatrie, le racisme et les politiques gouvernementales d'immigration. En outre, cela montre que la psychiatrie a été utilisée pour maintenir l'ordre social non seulement dans le contexte de la colonisation et de l'esclavage, mais aussi pour soutenir des politiques d'immigration xénophobes.
L'étiquetage, le traitement et l'institutionnalisation des personnes folles racisées
En plus de régir la vie des personnes racisées, la psychiatrie a également été utilisée pour diagnostiquer et traiter les personnes racisées considérées comme malades mentales. Comme l'illustre l'examen ci-dessus, l'amalgame entre race, violence, dégénérescence, déviance et folie a modelé la façon dont les personnes racisées ont été diagnostiquées. Par conséquent, les biais et les stéréotypes racistes sous-tendent les processus de diagnostic et d'étiquetage psychiatriques. C'est là l'une des principales façons dont les constructions de la race et de la folie ont affecté les personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques.
L'étude de John Hughes (1993) intitulée Labelling and Treating Black Mental Illness in Alabama, 1861-1910, témoigne des biais dans les pratiques diagnostiques psychiatriques. Ses travaux montrent que les Afro-Américain·es étaient plus susceptibles d'être diagnostiqué·es comme "maniaques" que les Blanc·hes, et moins susceptibles d'être diagnostiqué·e de "dépression". Hughes suggère que ces disparités diagnostiques étaient le résultat de stéréotypes racistes sur la capacité émotionnelle limitée des Afro-Américain·es. Plus précisément, Hughes soutient que les psychiatres croyaient que la manie était plus courante chez les Afro-Américain·es parce que leur expérience de la maladie mentale était plus "morale et émotionnelle" que chez les Blanc·hes.
En plus de la probabilité plus élevée d'être diagnostiqué·e comme maniaque, la construction sociale des personnes noires comme agressives, dangereuses, déviantes et paranoïaques a entraîné le surdiagnostic des Afro-Américain·es et des Afro-Canadien·nes comme "schizophrènes" (Waldron, 2002). Ces stéréotypes socialement construits sur la race et la folie chez les Afro-Américain·es et les Afro-Canadien·nes ont également mené à la méconnaissance et à l'invalidation des expériences de dépression des gens (Danquah, 1998 ; Waldron, 2002).
En plus de ces biais dans le processus diagnostique, les soi-disant traitements donnés aux personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques ont également été caractérisés par la violence, l'abus et l'oppression racistes. Le recours généralisé aux traitements violents et abusifs souligne que l'un des principaux objectifs de la psychiatrie a été de contrôler, discipliner et punir les personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques. Un exemple frappant de l'utilisation de soi-disant "traitements psychiatriques" pour discipliner et punir les personnes racisées qui ont connu la folie nous est fourni par le témoignage de Lionel Vermette (1988) au sujet de son expérience d'internement. Vermette, un homme des Premières Nations, a été interné en 1952 après avoir été qualifié de "schizophrène" et de "psychopathe". Une fois à l'intérieur, Vermette a été soumis à la fois à une thérapie de choc à l'insuline et à une thérapie par électrochoc, alors même que, selon lui, tout ce dont il avait besoin était d'un traitement contre l'alcoolisme. Il affirme: "Je savais que je n'étais pas "schizophrène" et que je ne l'avais jamais été. Ils m'ont aussi fait des électrochocs pour oublier: 'On va lui faire des électrochocs pour qu'il oublie qu'il est Indien'". (p. 118). Le personnel de l'hôpital a également pratiqué le traitement par packing (enveloppement du corps dans des linges froids et humides) lorsqu'il ne voulait pas leur obéir, et lorsqu'il a essayé de lutter contre leur racisme. Il cite leur justification: "Pourquoi ont-ils utilisé le packing sur moi? 'Les Indiens sont violents'" (p. 118).
Le récit de Vern Harper (1988) témoigne également de la banalité du racisme dans les traitements psychiatriques administrés aux peuples des Premières nations et aux peuples autochtones du Canada. Il soutient:
Le traitement psychiatrique est déjà assez dur pour les personnes qui ne sont pas autochtones, mais il est beaucoup plus dur pour les personnes autochtones à cause du racisme. Les psychiatres ne savent pas grand-chose des personnes autochtones et de la spiritualité autochtone. Et, bien sûr, beaucoup d'entre eux croient malheureusement aux stéréotypes associés à l'Indien. Donc, en tant que patient, vous êtes confronté à ça (p. 121).
L'étude de Vanessa Jackson (2002) sur les expériences des Afro-Américain·nes dans le système de santé mentale met également en évidence des thèmes similaires. Dans son interview avec Ola Mae Clemons, une militante des droits civiques internée en 1965 à la suite d'une "dépression nerveuse", Jackson a découvert que Mme Clemons avait reçu près de 100 traitements par électrochocs pendant son séjour de 30 ans au Central State Hospital. Se référant à l'expérience de Mme Clemons, Jackson affirme:
[Cela] m'évoque tout le mal qui réside dans notre système politique, et le système psychiatrique qui fonctionne souvent comme son serviteur, à tel point qu'à aucun moment dans son traitement, la question de son harcèlement, des abus subis et de son internement n'a été considérée comme un acte de racisme et de répression contre son activisme. Au lieu de cela, elle a le sentiment que si elle devait tout revivre, elle "s'assiérait là où lui demande de s'asseoir" (p. 15).
De nombreuses études sur l'expérience des personnes racisées au sein du système de santé mentale révèlent que la violence a été utilisée comme forme de traitement psychiatrique. L'étude de Menzies (2002) sur l'expérience des immigrant·es chinois·es interné·es au début du XXe siècle en Colombie-Britannique révèle que les sédatifs, l'isolement et les contraintes physiques étaient les "thérapies" couramment administrées aux interné·es chinois·es. L'étude de Vanessa Jackson (2005) sur les établissements psychiatriques pratiquant la ségrégation aux États-Unis révèle l'usage courant du choc au métrozol, du coma insulinique, de l'hydrothérapie et de l'électroconvulsivothérapie chez les Afro-américain·es interné·es au début des années 1900. Parallèlement, une autre pratique courante vis-à-vis des personnes folles racisées était simplement de les enfermer sans leur fournir de traitement (Menzies et Palys, 2006). Toutefois, l'enfermement sans traitement ne protégeait pas les personnes racisées contre les abus.
Un grand nombre des personnes racisées internées au Canada et aux États-Unis avant les années 1950 l'ont été dans des hôpitaux ou des services pratiquant la ségrégation. Bien que les conditions de vie de l'ensemble des personnes qualifiées de malades mentales étaient assez difficiles, les établissements ségrégués qui abritaient des personnes racisées étaient de très mauvaise qualité (Hughes, 1993; Jackson, 2005). Comme l'illustre Hughes (1993), les installations matérielles prévues pour les Afro-Américain·es étaient inférieures à celles des blanc·hes et dans certains cas, elles étaient situées à l'arrière du terrain de l'hôpital, à l'abri des regards. La qualité inégale des installations pour les Afro-Américain·es interné·es par rapport aux blanc·hes est mise en évidence par le fait que des rénovations étaient jugées nécessaires dans les services utilisés pour les Afro-Américain·es avant l'arrivée des blanc·hes (Hughes, 1993).
Le manque d'alimentation et de soins médicaux adéquats caractérisait aussi le vécu des personnes racisées internées. Par exemple, les personnes internées à l'asile de Hiawatha souffraient souvent de maladies traitables comme la tuberculose, la syphilis et la grippe (Yellow Bird, n. d.). Pourtant, aucune des personnes internées dans cet établissement n'a bénéficié d'examens ou de traitements médicaux. Au contraire, on les a tout simplement laissé mourir lentement et agoniser (Yellow Bird, n.d., p.6). L'étude de Menzies et Palys (2006) sur les expériences des personnes autochtones internées dans le système psychiatrique de la Colombie-Britannique procure des résultats semblables. Ils affirment que "pour la majorité des personnes autochtones qui sont entrées dans le système de santé mentale de la Colombie-Britannique, leur internement était en fait une condamnation à mort " (p. 166). Parmi les personnes autochtones qui sont décédées pendant leur internement, près de la moitié d'entre elleux sont mort·es des suites de la tuberculose.
De même, les Afro-Américain·es interné·es aux États-Unis étaient confronté·es à des taux relativement élevés de maladies. Par exemple, les interné·es afro-américain·es de l'Alabama Insane Hospital présentaient des taux beaucoup plus élevés de maladies infectieuses comme la tuberculose et des taux plus élevés de maladies résultant de carences nutritionnelles comme la pellagre que les interné·es blanc·hes logé·es dans le même établissement (Hughes, 1993). Comme Hughes (1993) le soutient, cela indique que les conditions de vie des Afro-Américain·es étaient beaucoup plus dures que celles des Blanc·hes. Cette expérience n'était pas propre à l'hôpital psychiatrique d'Alabama. Comme l'indique la synthèse de Jackson (2005) des expériences des Afro-Américain·es interné·es dans des établissements de santé mentale dans l'ensemble des États-Unis, la mauvaise alimentation et le manque de soins médicaux étaient chose courante.
Les violences sexuelles à l'encontre des interné·es racisé·es étaient également très répandues dans les services psychiatriques. Comme le montrent à la fois l'étude de Jackson (2005) et le récit de Harper (1988), les agressions sexuelles et les viols des femmes racisées internées dans des établissements psychiatriques étaient courants. Par exemple, à l'hôpital central de l'État situé à Petersburg, en Virginie, les internées étaient souvent exploitées sexuellement et maltraitées par le personnel masculin (Jackson, 2005). Non seulement cette violence était omniprésente, mais elle a eu peu de conséquences pour le personnel masculin. De façon encore plus troublante, comme le note Jackson, lorsqu'une femme avait eu deux enfants pendant son internement, la pratique courante consistait à lui faire subir une stérilisation.
La violence physique était également courante dans les établissements psychiatriques. Dans l'asile de Hiawatha, Yellow Bird (n.d.) note que des enfants interné·es ont été retrouvé·es en camisole de force et enchaîné·es au lit, gisant dans leurs propres excréments. Certain·es interné·es de l'asile de Hiawatha ont été enfermé·es dans leur chambre pendant trois ans (Yellow Bird, n. d.). Dans le cas des immigrant·es chinois·es interné·es en Colombie-Britannique, Menzies (2002) note que ces interné·es étaient souvent victimes d'insultes racistes et d'agressions physiques de la part des interné·es blanc·hes et du personnel hospitalier. Au Central State Hospital décrit ci-dessus, le personnel de l'hôpital enroulait des serviettes mouillées autour du cou des Afro-Américain·es interné·es et les étranglait jusqu'à ce qu'iels frôlent l'évanouissement (Jackson, 2005). Des serviettes humides étaient spécifiquement utilisées parce qu'elles permettraient d'éviter les ecchymoses qui auraient révélé les abus qui avaient lieu à l'hôpital.
L'exploitation du travail des interné·es était une autre forme de maltraitance perpétrée dans les établissements psychiatriques. Bien que le recours au travail des patient·es ne soit pas propre aux expériences des personnes racisées, la division du travail au sein des hôpitaux psychiatriques et des services psychiatriques était racisée. Par exemple, à l'hôpital psychiatrique de l'Alabama, les Afro-Américain·es accomplissaient les tâches que les Blanc·hes n'accomplissaient généralement pas, comme la conciergerie, la cuisine et la blanchisserie (Hughes, 1993). En fait, certain·es interné·es afro-américain·es ont été retenu·es spécifiquement pour faire ce travail, même après que la plupart des patient·es afro-américain·es aient été envoyé·es dans les nouveaux établissements ségrégués, recréant ainsi des formes de servitude à l'intérieur des murs de l'asile. De plus, les interné·es étaient également "loué·es" pour travailler chez le personnel de l'hôpital ou dans les fermes des fermiers blancs locaux (Jackson, 2005). Comme le fait remarquer Jackson, "les patient·es étaient le fondement non déclaré de la main-d'œuvre de l'institution" (2005, p. 13).
Conclusion
La construction sociale intersectionnelle de la race et de la folie a forgé de façon significative les expériences des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques. Les façons particulières dont les corps ont été racisés en raison des contextes sociaux, politiques et historiques, ainsi que les façons dont la folie a été greffée sur le corps racisé, ont donné lieu aux expériences singulières des personnes folles racisées. Aborder cette étude sans tenir compte du rôle de la colonisation et des exigences politiques qui sous-tendent la construction sociale de l'Autre racisé·e masque la façon dont l'État et la psychiatrie se sont unis pour discipliner les personnes racisées. Malheureusement, un nombre limité d'études examinent les intersections entre la race et la folie, et encore moins qui situent ces intersections dans les contextes sociaux et politiques de la colonisation, des États colonisateurs canadiens et américains et de l'immigration. Il est impératif d'approfondir la recherche sur ces histoires afin de mieux comprendre les intersections de la race et de la folie dans l'histoire canadienne et américaine.
Une autre limite de la documentation existante réside dans le manque d'informations historiques disponibles sur les expériences vécues par les personnes racisées qui ont été internées au Canada et aux États-Unis. Il existe très peu d'études sur les dossiers des personnes internées et peu de témoignages directs des expériences vécues dans les établissements psychiatriques. De nouvelles recherches sont nécessaires pour mettre à jour les expériences particulières des personnes racisées ayant des antécédents psychiatriques. La réappropriation de cette histoire est impérative pour rendre visibles les abus que la psychiatrie a cachés pendant si longtemps, et pour dénaturaliser la construction de la maladie mentale. De plus, la réappropriation de cette histoire est un acte important de résistance à une institution qui continue d'essayer de "normaliser" les personnes racisées.
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NOTES
1 J'aimerais profiter de l'occasion pour faire une brève note sur l'utilisation de la terminologie psychiatrique et médicale dans cet article. Bien que les termes "maladie mentale", "malade mental·e", "folie/aliénation"[insanity], ''fous-folles/alinéné·es" [insane] soient utilisés dans une certaine mesure dans cet article, ce ne sont pas des termes auxquels je souscris. Ce langage est étroitement lié à une histoire d'oppression et de stigmatisation dont je voudrais m'affranchir et à laquelle je voudrais m'opposer activement. Par conséquent, ces termes ne sont utilisés que dans la mesure où ils se rapportent aux articles et aux théories décrites dans le présent article. Malheureusement, mon utilisation d'un tel langage est soumise à l'utilisation des auteurs et autrices. Cependant, j'essaie de mettre en évidence cette dynamique en faisant référence au processus d'étiquetage lorsque j'emploie ce langage, par exemple, en évoquant l'expérience de personnes racisées étiquetées comme folles. Il m'importe aussi de tenir compte des contestations de ces étiquettes psychiatriques et médicales qui ont été faites par les personnes avec antécédents psychiatriques. Le langage utilisé par les personnes avec antécédents psychiatriques pour décrire leurs expériences n'est nullement homogène: certaines personnes préfèrent les termes personnes folles, usagers-usagères, ou survivant·es psychiatriques; d'autres préfèrent utiliser le langage psychiatrique de la maladie mentale. Ce choix d'utiliser ou de contester les étiquettes psychiatriques appartient à chaque individu. Aux fins du présent article, j'utiliserai les termes survivant·es psychiatriques ou personnes avec antécédents psychiatriques lorsque je parlerai en mon nom.
2 Note de Zinzin Zine: Thomas Szasz est un auteur qui reste fréquemment cité lorsqu'on évoque les théories critiques de la psychiatrie. Or il faut mentionner une énorme ombre au tableau: Szasz a collaboré avec l'Église de scientologie à la fin des années 60. Il est souvent avancé pour sa défense que son travail critique a débuté bien avant cette collaboration et continué bien après, qu'à aucun moment il n'a adhéré à leurs croyances, qu'il a fini par prendre ses distances avec cette secte et que sa collaboration n'avait jamais été autre chose qu'une stratégie purement pragmatique. La scientologie ayant d'importants moyens financiers et d'actions, il aurait considéré que la fin justifiait les moyens, ce qui n'est pas étonnant pour un libertarien comme Szasz. Or même si tout cela était vrai, les dangereuses théories conspirationnistes de la scientologie se servent encore aujourd'hui de Szasz comme caution intellectuelle à leur amas d’approximations, d'exagérations et de purs mensonges. Il peut donc sembler préoccupant que Szasz continue comme ici d'être cité comme référence dans des travaux universitaires. Cela s'explique peut-être en partie par cette distanciation publique de Szasz mais probablement aussi par le nombre impressionnant et l'influence majeure des ouvrages qu'il a écrits en anglais sur la question (bien plus que ce qui est disponible en français) et qui rend difficile d'éluder son travail lorsqu'on cherche à faire une synthèse de la documentation existante sur la question, comme c'est le cas ici. Au vu de la prépondérance de cet auteur dans les travaux critiques sur la psychiatrie, se réferer à ces travaux n'équivaut donc absolument pas à une défense de la scientologie.
★★★
Source: article paru en 2011 dans le volume 3 de la revue Discours critiques dans le champ du Handicap
Tous les surlignages ont été rajoutés.
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Description de l'image: Portrait en gros plan et de trois-quarts d'une personne noire au cheveux très courts. Sa peau est parcourue de multiples reflets bleus, jaunes et cuivrés qui ressemblent à des fils brillants.
Crédit image: Toyin Ojih Odutola