Sans trêve possible

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Sans trêve possible

Ce texte, dont le titre original en anglais est "Beyond Amnesty", dissèque la dure réalité de l'automutilation et des effets psychologiques désastreux que la société produit chez les habitant·es des états les plus «avancés» dans le développement capitaliste.

Je ne partage pas entièrement les analyses de l'autrice, dans la mesure où je ne pense pas que le fait que les habitant·es des principaux états capitalistes connaissent un mal-être psychologique, aussi massif et intense soit-il, constitue un argument valable pour réfuter l'idée qu'iels puissent être privilégié·es.

Ces états les plus "avancés" dans le capitalisme sont surtout des états dont la richesse a été fondée par la colonisation et qui continuent aujourd'hui de fonctionner sur l'exploitation de toutes les ressources possibles des ex-pays colonisés. Le fait que les habitant·es des pays capitalistes néocolonialistes bénéficient de privilèges multiples qui découlent automatiquement de cette exploitation est indéniable, ces privilèges étant même la principale raison de vivre d'un tel système d'atrocité. Concernant l'analyse des privilèges raciaux voir par ex. le travail de Rokhaya Diallo, d'Amandine Gay ou encore celui de Ramon Grosfoguel*.


J'aimerai aussi préciser que ce texte a été rédigé dans une période de débats particulièrement agités dans le milieu libertaire sur la notion de privilège, et plus particulièrement du privilège blanc, et ce sur le plan international. Pour avoir un aperçu de ses dissensions, vous pouvez consulter la revue Timult n°9 (voir cet article). Si ces conflits sont encore loin d'être de l'histoire ancienne, il me semble nécessaire de prendre en compte que la plupart des gens n'ont pas des positionnements gravés pour toujours dans le marbre. La lutte reste totalement nécessaire, mais elle paye, et heureusement les lignes bougent parfois...

Malgré cet important désaccord, je reste convaincue que ce texte ne se résume pas à ce présupposé niant la notion de privilège. Le reste de cette brochure représente une contribution encore quasi inexistante dans nos luttes, c'est à nous ici d'en tirer le meilleur, tout en laissant de côté ce qui mérite d'y rester.

Ce texte permet notamment de mettre des mots sur des expériences et des ressentis rarement exprimés. Et ce d'autant  plus qu'il règne dans les milieux militants une forte pression validiste, puisqu'il faudrait à tout prix être fort·es et infaillibles. Sa lecture peut parfois être difficile et bouleversante, mais face à une société qui nous pousse à avoir honte de nos émotions et à faire comme si tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, nous coupant ainsi de la possibilité de comprendre et d'agir sur l'intense malaise que l'on peut ressentir, ce texte peut aussi ouvrir une brèche et faire un bien fou.


En espérant que cette brochure ainsi que sa nécessaire critique inspirera d'autres contributions qui viendront affiner l'analyse,

Zinzin Zine



TW: de nombreuses mentions d'automutilations, récit d'agression sexuelle (p34 de la brochure).



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Note sur la traduction française du titre

 

Le titre original en anglais est «Beyond Amnesty», qu'on aurait pu traduire littéralement par «Au-delà de l'amnistie», sauf qu'en français cette formulation nous a semblé très peu évocatrice. On a donc opté pour la présente traduction : «Sans trêve possible», après avoir pris en compte les explications de l'autrice sur ce qu'elle entendait par « Beyond Amnesty » :

«Le titre signifie que les personnes qui souffrent de la tyrannie du système d'une manière profondément psychologique n'ont aucune chance d'en être "libérées" ou de se voir accorder une forme quelconque d'asile ou d'amnistie. Qu'il n'y a pas d'issue possible (sauf par un effort personnel pour accepter sa propre position et sa propre rébellion au sein de cette société carcérale et pour aller de l'avant et se libérer là où on peut et attaquer ce que l'on peut). À savoir que les prisonnier·es politiques peuvent parfois être libéré·es - comme en cas d'amnistie politique -, mais la personne politique qui ressent les choses au plus profond d'elle-même ne sera jamais libérée ainsi. Vous devez vivre (avec) cela toute votre vie. Il ne s'agit pas d'une position négative ou désespérée, d'ailleurs. En ce qui concerne le texte, c'est ce que je voulais dire lorsque j'ai décidé du titre.»


Traduit par job, bikepunk, leoo & ina



« Si on ne sait pas comment parler, c’est parce qu’on ne sait pas quoi dire, et inversement. Et on ne sait pas quoi dire, ni comment, parce que tout a été banalisé, réduit à la simple symbolique, à l’apparence. Le sens, qui était considéré comme l’une des plus grandes sources de révolte, une forme d’énergie rayonnante, a été érodé. Illes l’ont fait voler en éclats, pulvérisé et haché menu... Qu’est-ce qu’on peut dire, qu’est-ce qu’on peut faire, au milieu du désert ? Privé·es de mots avec lesquels exprimer la rage pour la souffrance qu’on a subie, privé·es de l’espoir avec lequel surmonter l’angoisse émotionnelle qui dévaste l’existence quotidienne, privé·es de désirs avec lesquels lutter contre la raison institutionnelle, privé·es de rêves à réaliser pour balayer la répétition de l’existant, de nombreux sujets deviennent barbares en action. Une fois la langue paralysée, les mains tremblent pour soulager la frustration. Ne pouvant s’exprimer, la joie de vivre s'inverse pour devenir son opposé, l’instinct de mort. La violence explose et, n’ayant pas de sens, pas d’objet, elle se manifeste d'une manière aveugle et furieuse, contre tout et tout le monde, renversant chaque relation sociale. Là où il n’y a pas une guerre civile en cours, il y a les pierres jetées ou les meurtres de parents, d’ami·es ou de voisin·es.

Chrissus & Odosseus, Barbares: L’insurrection désordonnée

 

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Parfois je me surprends à rire... et le son de la joie dans l’espace clos et mortifère qu’est le monde civilisé s’accroche dans ma gorge.

Est-ce que c’est provocateur ou contentieux de dire qu’il y a des fois où je me languis d’avoir un ennemi visible ? Que mon âme aspire à être une guerillera, une insurgée, à expérimenter une insurrection, et, avec ça, que j’accepte aussi que moi ou mes ami·es puissent être blessé·es, emprisonné·es ou mourir dans une bataille mais qu’on le fait avec la joie de lignes clairement tracées et le sentiment que quelque chose de meilleur puisse en découler. Mon corps se languit de se battre et de se libérer. De bouger. D’escalader. De danser. De faire l’amour. De passer au travers et au-delà. De courir. De fracasser.

Je me languis de vivre parmi des gens qui savent que c’est la guerre. Une guerre contre la vie ; contre l’esprit. Je veux vivre parmi des gens qui ne baissent pas les yeux pour regarder leurs mains ou ne détournent pas le regard quand on parle de lutte et d’insurrection parce qu'au fond illes ont acquiescé, et parce que -peut être- illes n’ont jamais vraiment haï le système. Je veux vivre parmi des gens qui n'ont pas été achetés ; qui n’ont pas pris les pilules qu’on leur proposait parce qu’illes préféraient lutter contre leur malaise plutôt que de vivre dans la zone morte ; qui ne font pas semblant de continuer à lutter quand il est évident qu’illes cultivent un jardin sur un champ de bataille. Je souhaite être quelque part où la guerre est admissible.

Je revois quelqu’un que je n’avais pas vu depuis 5 ans. On parle des personnes qu’on a en commun et d’autres qu’on n’a pas en commun - comment elles vont, ce qu’elles deviennent. Beaucoup d’entre elles sont brisées. Déprimées, perdues, au bord du gouffre. Certaines se sont suicidées. D’autres encore se sont rangées et ont trouvé satisfaction, atteignant un compromis émotionnel avec le système, parce que, comme un·e ami·e l’a écrit, si c’était facile on appellerait pas ça lutter, et puis parfois on est juste trop fatigué·e pour continuer de se battre contre une ombre.

On n’a pas besoin d’un flingue pour tuer quelqu’un.

On n’a pas besoin de murs pour faire une prison.

 

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Je veux un ennemi qui ne soit pas moi-même, qui ne soit mes relations que je transforme en ennemies. Je veux que mon sentiment de stress et de bataille - mon sentiment émotionnel et politique d’être en état de siège, sous occupation - soit le même à l’extérieur. Quelqu’un a dit que d’aller en Palestine était un soulagement, parce que tout à coup la réalité extérieure correspondait à son expérience émotionnelle quotidienne au Royaume-Uni : un état de crise. Et je ressent ressens ça aussi. Dans les émeutes, dans les bandes, dans les actions. Là où je vis, l’ennemi est si grand qu’il englobe tout, y compris moi-même. Il n’y a pas d’espoir de quoi que ce soit d'autre que cette réalité. Après tout, ici, c’est une terre d’asile. C’est toujours considéré comme une terre promise où les rues sont pavées d’or. Comment peut-on lutter contre ça ? Il n’y a pas de dehors et de dedans le système. Et il ne semble pas y avoir d’issue.

Un des événements les plus poignants pour moi ces dernières années a été les émeutes en région parisienne - ou du moins les comptes-rendus que j’en ai lus. Un jeune homme décrivait sa rage, son cri de refus. De nombreuses personnes trouvaient sa participation aux émeutes insensée - il avait brûlé les voitures de ses amis, il avait saccagé l'endroit où il vivait. Déroutant ? Je ne le pense pas. Pour lui, il n’y avait pas de futur, pas d’espoir de changement. Alors il a saccagé ce qu’il détestait. Sa vie. Tout comme les actes "insensés" de suicide et d’automutilation commis chaque minute par des personnes au Royaume-Uni et dans le monde entier, c’était un acte de rage, de défi et de chagrin. C’était une tentative d'écouter ses émotions, même si l’acte en lui-même peut sembler vain et chaotique.

Parfois la seule chose à faire est de hurler dans l’espoir que quelque chose se brisera.

 

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J’essaye de comprendre les mécanismes de violence contre soi-même au Royaume-Uni et, comme toujours, mon écriture est une pensée étendue, une idée, une perspective, une intuition, un travail en cours et, bien sûr, elle est intégrée à mon expérience personnelle et ma position dans la vie et la société. Parfois, quand ma vie prend un meilleur tournant, je me sens très loin des idées que j’explore ici. Puis je rechute, mon aptitude à faire face faiblit et je me retrouve à nouveau dans la position sombre où est né cet écrit, et ça fait sens à nouveau. On prend ce qu'on veut dans les états où l'on se trouve.

Au départ, ce qui m'a inspiré cette écriture est le fait de soupçonner la persistance de l’idée selon laquelle nous serions privilégié·es de vivre dans un État capitaliste avancé, même parmi celles et ceux qui considèrent avoir un point de vue politique radical anticapitaliste et/ou anti-étatiste. Cela est révélé dans les commentaires les plus anodins, par l’insistance de certaines personnes, lorsqu’elles parlent de santé mentale et de la vie en grande Bretagne, à dire que je ne peux pas comparer la vie ici avec la vie dans un pays du tiers-monde ou en voie de développement. Il y a de l’indignation. Il y a une attitude... défensive. Comment j'ose même comparer ces choses-là ? Et je me sens mal à l’aise avec ce que j’écris aussi parce que, même si je n’essaye pas de faire une comparaison, la propagande du privilège est profondément ancrée en moi aussi. Bien sûr, on peut avoir une position privilégiée dans les termes de référence d’un certain système - dans une société capitaliste, par exemple, être un homme riche et blanc est très différent d’être un homme pauvre et noir. Mais c’est autre chose que de penser que de tous les systèmes humains possibles sur les plans social, politique, spirituel, émotionnel et économique, nous avons créé au Royaume-Uni un système dans lequel nous pouvons accomplir notre potentiel humain et satisfaire nos besoins et nos désirs.

 

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Je ne cherche pas à établir une sorte de comparaison d’expérience ni à minimiser les horreurs, la pauvreté et les luttes des personnes dans d’autres pays, ni à les glorifier. Évidemment, des personnes d’autres pays risquent leurs vies pour venir ici et, parfois, trouvent refuge dans d’autres systèmes politiques et une meilleure qualité de vie et de santé. Néanmoins je pense qu’il est possible et vital de montrer l’impact sur notre humanité, notre liberté et notre santé, de la vie dans une société technologiquement avancée, capitaliste et hautement surveillée ; et de tenter de remettre en cause toute notion de privilège sans entrer dans une compétition entre des mondes, entre des expériences à différents stades du système capitaliste global.

Si on ne le fait pas, les gens ici se battront toujours pour "les autres", réduisant la résistance significative à des gestes de solidarité ; masquant un sentiment caché de "la chance que nous avons", de condescendance et fournissant une excuse pour ne pas repousser les limites de la lutte ici. On voit des centaines de personnes à une soirée de soutien pour des luttes en Amérique Latine et seulement une vingtaine à une soirée de soutien pour des personnes incarcérées suite à une lutte en occident.

Je pense que la mauvaise santé mentale d’une large proportion de britanniques est le meilleur argument contre l'idée qu’il y aurait un bon endroit où se trouver dans le capitalisme. Les problèmes de santé mentale sont pandémiques, mais je sais uniquement comment c’est de grandir et de vivre ici, c'est donc l’endroit que je vais observer. En occident, la dépression est l’une des principales causes de mortalité. Là où j’ai vécu dans le Nord-Est de Leeds, sur une population totale de 170 000 personnes, environ 25% sont actuellement identifiées (c’est-à-dire qu’elles ont demandé de l’aide) comme souffrant d’un problème de santé mentale à un moment de leur vie. Ça fait beaucoup.

 

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La première chose que j'ai envie de faire le matin c'est de démolir les murs...
 

Chaque année, des centaines de milliers de personnes s'automutilent au Royaume-Uni, et on estime que sur cette île, une personne se suicide toutes les 82 minutes. Les modèles de santé mentale despotiques issus du biomédical, du pharmaceutique et du psychothérapeutique essayent de nous persuader que le problème est en nous, en tant qu’individus, comme organismes inadaptés et dysfonctionnants. Je serais d’accord avec ça dans la limite où les conditions de notre vie quotidienne ont un énorme effet néfaste sur notre santé physique et mentale : une mauvaise nutrition, un environnement stressant, des relations instables, la pollution (aérienne, lumineuse, matérielle et sonore), l’agressivité généralisée, la solitude, le travail et les répercussions technologiques rendent extraordinairement difficile, je pense, notre capacité à créer et à maintenir une bonne santé physique et mentale, de bonnes relations sociales et un bon moral. Mais, cela dit, je pense que notre santé mentale, ou son manque, est principalement une réponse normale à des circonstances anormales et c’est en quelque sorte la ligne de front, les tranchées, de la guerre contre l’humanité menée par l’État-nation et les assauts de l’économie.
 

À côté de mon lit, il y a un panneau mural recouvert de graphiques. Les graphiques indiquent combien de patient·es ont été admis·es au service des urgences de cet hôpital sur une période de six mois et pourquoi illes ont été admis·es. Près de 1 600 personnes ont été admises à la suite d'automutilations dans ce seul service.


...la seconde c'est de me démolir moi-même.

 

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ll y a 23 murs dans mon appartement 1 pièce. Il y a 6 fenêtres, 4 d'entre elles laissent entrer la lumière, et toutes donnent sur plus de murs. Il y a des plafonds et des planchers. Il y a 4 appartements dans mon immeuble, sans compter les 2 appartements avec jardin. Je vois rarement les gens qui y vivent. Il y a une lourde porte électrique qui s'ouvre sur le couloir des parties communes avec ses murs de briques, son mince tapis défraîchi et son étroite cage d'escalier en métal. L'immeuble, comme l'a dit un officier des mandats d'arrêt pour plaisanter avec moi lorsqu'illes m'ont finalement rattrapé, est une forteresse.

Je quitte l'appartement pour faire des promenades, pour aller à des rendez-vous et des réunions ou prendre un café avec des ami·es. Parfois je ne sors pas du tout. Je n'ai aucune raison de le faire. Ou aucune motivation. Je suis déprimée. Je suis suicidaire. Je me trouve des activités pour occuper le temps. Quand je quitte l'appartement, je suis entourée de bruits, de gens, de bâtiments, de circulation, d'odeurs, de caméras et d'uniformes – policiers, agents de proximité, préposés à la sécurité des rues, agents de la circulation, videurs, chauffeurs d'autobus, employés de bureau, élèves officiers occasionnels, cybergothiques et emo kids, petites frappes, antifascistes, toxicos, parents, anarchos, hippies. Je ne vois jamais d'horizon, je vois rarement la lune. Ou des étoiles. Il y a un petit espace vert mais il faut marcher et il semblerait que je sois devenue accro à ma cage. Je me souviens quand j'étais gosse, j'avais un hamster. Il a passé le plus clair de son temps à essayer de creuser un tunnel dans un coin de la cage, alors je l'ai laissé sortir. Il n'a pas perdu de temps. Il s'est dirigé droit vers un coin de la pièce et a continué à creuser. Il ne s'est pas laissé avoir par la plus grande cage. Je suis comme un chien en chaîne qui ne peut aller bien loin sans que la laisse autour de mon cou me ramène et me rappelle qu'il y a des limites, que la seule révolution dans ma vie est la circularité implacable de celle-ci. Que j'ai un périmètre, que je ne suis pas libre – peu importe à quel point je m'en prends à moi-même et me persuade que je contrôle la situation, que je peux avoir un impact. Je suis écrasée par l'illusion du choix. J'ai l'impression d'être forcée à choisir entre un million d'orange différentes quand tout ce que je veux c'est une pomme. Sans doute que la vie est censée être vécue dans l'urgence, avec ardeur ou au moins en ayant un sens qui m'est extérieur. Sans doute ne devrais-je pas me demander à quel moment je choisirai la mort...

 

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Mon odorat a changé. Exacerbé face à la puanteur de la civilisation. Chèvrefeuille et soufre. Parfum et pisse. La fumée d'échappement d'un bus comme si l'on venait de me gifler le visage avec un vieux tapis. Comme une épileptique avant une crise, avertie par l'odeur de poire ou d'amandes. Maintenez-moi pour m'empêcher de me débattre. Mordre ma langue parce que si je commence à crier, je ne m'arrêterai jamais.

 

L’automutilation est considérée comme la deuxième cause d’admission aux urgences dans les hôpitaux du Royaume Uni (la première est les "accidents"). La définition de l’automutilation fait référence à des comportements causant volontairement des blessures à soi-même tels que coupures, ingestion de substances toxiques (overdoses comprises), brûlures, cognage de tête, tirage de cheveux et tentatives de suicide. D’autres comportements à risque plus acceptables socialement et plus répandus sont l’abus d’alcool, le tabagisme, les troubles des comportements alimentaires et les rapports sexuels non protégés. Ils correspondent à la description de l’automutilation mais ne sont pas pris en compte comme tels dans les statistiques.

 

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Au milieu de l'extrême pauvreté de Lincoln Green, je suis allongée dans un lit d'hôpital, un lieu de sécurité momentané – frissonnante, seule, effrayée, honteuse, pleine de culpabilité, embarrassée, cherchant désespérément à sortir de ma tête. Je veux juste arrêter d'être moi. Arrêter d'être ici. Faire quelque chose qui va briser ma vie en deux pour laisser apparaître quelque chose de mieux.
Quelque chose de plus tolérable. J'ai deux plaies au poignet gauche et des entailles de couteau à la cuisse droite. Je suppose que ce n'est pas normal de s'attaquer à soi-même. Un médecin à l'air inquiet lit mes notes. « Es-tu contente d'être en vie ? », demande-t-il. Pas spécialement, je réponds. Peu importe. Du moment que quelque chose change.

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Il est difficile d'avoir des chiffres fiables en ce qui concerne les taux d'automutilation. La violence contre soi-même est souvent infligée en secret et de nombreux cas d'automutilation n'aboutissent jamais aux urgences. Cependant, une étude gouvernementale publiée en 2001 suggère que jusqu'à 215 000 adultes à travers le Royaume-Uni se sont probablement blessés volontairement une fois sur une période de 12 mois et plus de 24 000 adolescent·es sont admis·es à l’hôpital chaque année à la suite de blessures volontaires. Une fois de plus, ces chiffres n'incluent pas la violence conjugale, l'abus de drogues, le suicide, les troubles de l'alimentation et d'autres comportements auto-destructeurs. Dans son essai The Politics of Torture: Dispelling the Myths and Understanding the Survivors, Joan Simalchik écrit que « … l'utilisation systémique et généralisée de la torture de nos jours est sans précédent... Amnesty International décrit la torture comme l'épidémie du vingtième siècle. » En Grande-Bretagne, il semblerait qu'il y ait une épidémie sans précédent d'autodestruction, celle-ci présente une image dérangeante d'une culture définie, par une violence systémique et généralisée, mais ici, auto-infligée.

La violence auto-infligée est un problème compliqué que beaucoup de gens ne comprennent pas – même celles et ceux qui la commettent. Il y a aussi des gens qui prétendent publiquement ne pas comprendre, tout en s'automutilant secrètement, ou qui prennent part à des formes d'autodestruction mieux acceptées socialement, dont certaines sont historiquement construites par les gouvernements et l'industrie, précisément pour le contrôle social et le profit ; les plus célèbres étant l'alcool, les drogues, les médicaments et le tabac.

Les raisons données en général pour l'automutilation sont essentiellement le besoin de contrôle, de communication et de punition. Tout comme la torture vise à contrôler l'individu, forcer la victime à communiquer et la punir, elle et sa communauté. L'automutilation à été décrite comme « une réponse normale à des circonstances anormales ». Elle est un indicateur que tout ne va pas si bien dans le monde d'une personne. Le fait qu'elle soit un problème si important dans notre société – avec les problèmes de santé mentale en général – montre que tout ne va pas si bien dans notre monde collectif. Les animaux en captivité se blessent eux-mêmes, et les êtres humains, particulièrement en Occident, y sont de plus en plus enclins.

 

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J'ai l'impression que c'est comme s'il n'était pas nécessaire de «faire disparaître» des gens, de les torturer, comme si celles et ceux qui les contrôlent n'avaient pas besoin de forcer directement une population à obéir. Nous avons été formé·es à faire tout cela nous-mêmes.

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Le système sous lequel nous vivons développe et perfectionne ses techniques de contrôle social depuis des centaines d'années : les génocides, la persécution religieuse, la colonisation, la conscription, les exécutions de masse, l'esclavage et la servitude, l'enfermement et l'exclusion de l'espace publique, les déportations, les asiles, les usines, les prisons, les salles de classe, le fascisme, la société de surveillance d'Allemagne de l'Est où il y avait un agent de la Stasi pour 50 citoyen·nes (sans compter les indics), et l'état néofasciste britannique dans lequel chaque citoyen·nes peut s'attendre à être filmé·e au moins 300 fois par jour par les caméras de vidéo-surveillance (« Donnons leur quelque chose à regarder » dit l'affiche au bout de ma rue) et où une énorme base de données est en train d'être établie comme fondement de notre système de carte d'identité qui donnera accès à toute notre histoire personnelle (profil familial, bulletins scolaires, données médicales et psychologiques, échantillon ADN, scan rétinien et empreintes digitales) à toute autorité qui nous demandera de présenter notre carte d'identité pour accéder à ses services et qui fournira aussi un profil de nos activités telles que la quantité d'alcool que l'on achète.

La Grande-Bretagne est enracinée dans la violence, l'extermination et la torture : de la terre, des autres espèces, des individus et des communautés. Avant que l'Empire puisse sortir conquérir le monde, il devait conquérir le peuple chez lui. Le système dans lequel nous vivons est fondé sur le génocide et l'enfermement. Et certain·es théoricien·nes décrivent maintenant la transition d'une vie basée sur la nature vers l'agriculture, l'industrie et la technologie comme un « traumatisme originel » dont le résultat psychologique est une nation peuplée de gens souffrant du syndrome de stress post-traumatique comme mode de vie.


Certains de ces événements se sont déroulés il y a si longtemps que nous ne nous en souvenons pas. Mais leurs conséquences sont partout autour de nous. Et ici, le gouvernement, l'éducation, les institutions et les bénéficiaires ont retenu de précieuses leçons de l'histoire et ont atteint une qualité de contrôle social qui fait de la résistance un acte compliqué : parce que les auteurs de violence les plus évidents ne sont pas l'état mais souvent nous-mêmes contre nous-mêmes.

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Chellis Glendinning parle du traumatisme originel dont souffrent toutes les personnes ayant grandi en Occident. Le traumatisme originel est un deuil: un manque qui concerne des endroits, des personnes, des buts existentiels. Imaginez être coincé·e dans un cycle perpétuel de deuil. Dysphorie. Vous n'avez pas à l'imaginer, nous le vivons. À quelle distance se trouve votre famille biologique ? À quelle fréquence les voyez-vous ? Quand les avez-vous perdu·es ou quand vous ont-illes quitté·e ? Combien de personnes de votre «famille» de choix, c'est-à-dire vos ami·es et vos relations adultes importantes, vivent à moins de 150 km de vous ? À quelle fréquence les voyez-vous ? Combien de bouts de terre sur lesquels vous avez joué ou marché sont maintenant clôturés ou recouverts par des bâtiments ? Combien d'amours avez-vous eus et perdus ? Êtes-vous encore simplement en mesure d'entrer dans une relation sans vous demander comment et quand cela va se terminer ? Combien d'endroits avez-vous habités et quittés ? À quel point ressentez-vous de la peur ? À quel point vous sentez-vous perdu·e ? Combien de fois avez-vous eu le sentiment d'avoir un but immense dans la vie, et d'avoir un but collectif pour qu'ensuite, par manque de capacité d'agir de votre part, les temps changent et les gens aussi ou bien vous changez et vous avez de nouveau le sentiment que vous n'avez pas de but dans la vie et que vous êtes seul·e ?

Nous ne sommes pas censé·es affronter autant de deuil. Si ?

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Je suis un bébé, une enfant en bas âge, une jeune fille. Nous vivons dans une cité navale sinistre, mes grands-parents vivent à Londres. Nous les voyons assez régulièrement mais quand illes partent, je les retiens et je crie. Je ne veux pas qu'illes s'en aillent. Je commence l'école. Je quitte l'école. Je commence une autre école. Différent·es ami·es. Mon frère va à l'internat, payé par la marine. Il me manque. Je suis abusée sexuellement et je perds contact avec mon corps. Je quitte l'école. Mon père part. Je n'entends plus jamais parler de lui. J'essaie de me pendre. Je commence une autre école. Différent·es ami·es. Ma mère se remarie. Je la perds. Une grand-mère meurt. Son mari se remarie et remonte vers le nord. Nous n'entendons plus jamais parler de lui. Je quitte l'école. Je vais au collège. J'essaie de me tuer. Je vais à l'université. Différent·es ami·es. Différente ville. J'aime quelqu'un·e. Nous nous séparons. Je n'entends plus jamais parler d'ellui. J'aime quelqu'un·e. Nous nous séparons. Intimité, puis silence. Je quitte l'université. Je change de ville. J'aime quelqu'un·e. Nous nous perdons l'un·e l'autre. Je change de ville. Je change de ville. Je change de maison. Je change de ville. Intimité. Sevrage. Je change de pays. Les mêmes ami·es. Dans des endroits différents. J'aime quelqu'un·e. Nous nous séparons. Je change de ville. Des ami·es dans des endroits différents. Les amis déménagent. Je déménage. Connexion. Recul. Espoir. Peur. Annihilation. Aliénation. Je suis dans une cellule de détention. Je suis en prison. Je suis à l'hôpital. Je suis au travail. Je suis dans mon appartement. Je ne me sens bien nulle part. Je ne me sens en sécurité nulle part. Je ne me sens en sécurité avec personne. Je ne me sens bien avec personne. Je ne me sens pas en sécurité. Je ne me sens pas bien. Je ne veux pas être seule, mais mes relations semblent surtout me faire du mal. Je ne sais pas aimer, ni moi ni quelqu'un·e d'autre. Je ne sais pas comment être aimée. Je ne sais pas comment vivre. Et je continue à tout foutre en l'air.

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Une brève comparaison des techniques d'automutilation et des techniques officielles de torture donne à réfléchir. L'automutilation est plus prépondérante dans une population qui risque le plus la torture : les femmes et les enfants, leurs proches, les prisonnier·es (parmi lesquels le taux d'automutilation pour les hommes équivaut celui des femmes en liberté), les groupes ethniques opprimés, toute personne qui a subit subi des violences systématiques et systémiques. Plus d'hommes réussissent leur suicide, mais il y a aussi plus d'hommes que de femmes qui meurent au combat.

L'examen des raisons de la torture et de sa fonction sociopolitique, les définitions et les techniques de torture et les conséquences pour la victime et les communautés concernées est, à mon avis, une façon utile et révélatrice de comprendre l'automutilation dans les économies capitalistes centralisées telles que le Royaume-Uni.

La fonction sociopolitique de la torture concerne la mise en situation de faiblesse de l'individu. C'est une façon de briser la volonté psychologique de la victime et de créer un climat de peur, non seulement pour l'individu qui est torturé mais aussi pour la communauté de laquelle la prochaine victime pourrait être issue. Les tortionnaires ont rarement la mort comme but. C'est un moyen de contrôle social dont la victime torturée est l'outil.

Il y a une large palette de techniques employées par les tortionnaires. Elle inclut les passages à tabac, les blessures pénétrantes telles que les entailles et les incisions, les brûlures, l'électrocution, l'expérimentation forcée, l'ablation de tissus et d'appendices, les conditions de vie extrêmes, la torture sexuelle, la torture mentale (menaces, mises en scène d'exécutions, isolement, et isolement sensoriel). Les techniques d'automutilation sont similaires.


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«Vous coupez-vous avec un couteau, des lames de rasoir, des bris de verre, des aiguilles, des clous, des trombones, des épingles, des ciseaux, des punaises, tout ce que vous pouvez trouver ? Vous frappez-vous la tête contre les murs ? Cognez-vous les murs jusqu'à ce que vos mains soient toutes meurtries et ensanglantées ? Vous jetez-vous contre des vitres ? Avez-vous déjà mis le feu à vos cheveux et/ou votre peau ? Avalez-vous des piles pour qu'elles s'ouvrent à l'intérieur de vous, brûlant vos organes à l'acide ? Vous êtes-vous déjà frappé·e avec des objets contondants ? Vous frappez-vous dans le ventre, les jambes, la tête ? Essayez-vous de briser vos propres os ? D'exposer votre corps à des conditions météorologiques extrêmes sans porter de vêtements de protection afin d'avoir des gelures, ou des coups de soleil, des frissons et de la fièvre ? De regarder directement le soleil jusqu'à ce que cela vous rende presque aveugle ? Vous arrachez-vous les cheveux ? Vous mordez-vous ou vous grattez-vous jusqu'au sang?»

Razor (Site internet sur l'automutilation)

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Une directive aux agents de la Stasi en ex-RDA (Allemagne de l'Est) sur les manières de neutraliser les "citoyens dissidents" décrit le but comme étant de «développer l'apathie [chez le sujet]… d'atteindre une situation dans laquelle ses conflits, qu'ils soient sociaux, personnels, de carrière, de santé ou politiques, sont insolvables…de créer des peurs en lui…de développer ou créer des déceptions…de restreindre ses talents ou ses capacités…de réduire sa capacité à agir et…d'exploiter les dissensions et les contradictions autour de lui à cette fin.» Bien entendu, la façon dont la RDA opérait était très différente de ce qui se passe au Royaume-Uni, mais ces descriptions décrivent assez bien l'état mental de beaucoup de britanniques aujourd'hui. La directive "Zersetzungsmassnahmen" signifie littéralement "l'annihilation du moi intérieur" pour inclure « la création de situation compromet-tantes pour eux en semant la confusion…[et] l'engendrement de comportements hystériques et dépressifs chez la personne cible. » Ici, il n'y a pas d'agents secrets planifiant notre accès à tel ou tel emploi, logement ou école. Il y a seulement l’ingénierie sociale. Il n'y a pas d'agent secret qui nous compromettent en semant la confusion ou en engendrant des comportements dépressifs chez les personnes cibles. Il n'y a pas d'agents secrets : il y a seulement un système intangible mais brillamment oppressif où le geôlier est tout ce que tu désires (et ce qu'on nous dit que tout le monde désire partout), tout ce que tu penses et tout ce qui t'entoure. Il y a une confusion de masse entretenue par les médias et il y a une culture de la peur créée par le gouvernement et sa guerre au terrorisme, aux jeunes, aux sans-abris et aux sans-papiers ainsi que les méthodes traditionnelles pour créer de la peur par l'imposition de normes culturelles telles que le travail et la famille nucléaire. Il y a la mauvaise santé mentale de millions de britanniques. Il n'y a pas d'agent secrets et pourtant le résultat est le même. Il n'y a pas de personne cible, seulement une société d'individus largement désengagés, aliénés les uns par rapport aux autres et par rapport à eux-mêmes, hors de contrôle, déboussolés et apathiques, déprimés ou chaotiquement énervés.

Ici, en Grande-Bretagne, les citoyen·nes ne sont pas torturé·es de façon routinière. Il y a des exemples de violence flagrante exercée contre des individus par l'état ou les institutions − en particulier au sein des systèmes policier, carcéral et psychiatrique, avec l'internement de force, la neutralisation chimique forcée et des pratiques telles que les traitements par électrochocs et la neurochirurgie (la tristement célèbre lobotomie qui est toujours pratiquée ici) − mais ce n'est pas vraiment considéré comme de la torture. La violence en Grande-Bretagne semble se produire surtout entre les citoyen·nes ou contre soi-même.

La torture se déroule dans des petites pièces, des cellules tâchées de sang sous l'autorité de gardiens de prison psychopathes. La torture se déroule dans d'autres pays avec des dictatures et des guerres. La torture c'est la menace. La menace envers notre intégrité : mentale, physique, psychique, communautaire. La torture c'est la création d'une culture de la peur, de mécanismes de silence et d'obéissance absolue à quelque chose d'exogène. Mais ne serait-il pas possible que la société capitaliste dans laquelle nous vivons ne soit qu'une vaste salle de torture qui utilise des techniques psychologiques très avancées, tellement ingénieuses qu'ici on prend un état de torture pour un état de privilège?

 

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Où que vous soyez dans le monde, les gens ont des cicatrices. Après tout, c'est le capitalisme mondial. À quoi vous pensez quand vous pensez à des cicatrices? Pensez-vous aux images publiées par Amnesty International de peaux noires marquées par des instruments de torture dans de lointaines dictatures? Pensez-vous aux cicatrices sur les corps des femmes, des enfants et des hommes à la merci de violences domestiques? Pensez-vous aux marques sur les bras des héroïnomanes dans les quartiers sombres de la ville? Pensez-vous aux cicatrices sur les visages des hommes qui se sont bagarrés dans des pubs ou qui ont été agressés ou pris à partie par des «gamins en survêt à capuche»? Pensez-vous à la trace ronde de vaccination sur le haut du bras gauche de chaque adulte qui les protègent contre les maladies de la civilisation? Avez-vous déjà remarqué les cicatrices sur les bras des gens «normaux». D'étranges, inexplicables, échelons blancs de coupures qui remontent les bras des femmes et des hommes ordinaires, de tous les âges. Regardez autour de vous. Vous les verrez. C'est comme enlever des œillères pour devenir sensible à ces marques et se demander ce qu'il y a derrière. Les cicatrices ne sont pas l'apanage du tiers-monde, des dictatures manifestes ou des zones de guerre officielles. La guerre contre la vie n'a pas de frontières, et quel que soit le stade de capitalisme dans lequel nous vivons, où que nous soyons dans le monde, que l'on nous dise à quel point nous sommes privilégié·es ou à quel point nous sommes sous-privilègié·es, nous sommes toutes et tous blessé·es et marqué·es par cela. Ces cicatrices racontent l'histoire de la civilisation. Elles sont tout ce que qu'il y a à savoir.

 

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"Il y a une différence entre la pauvreté dans le tiers monde et en occident...quand mon ami [philippin] a demandé pourquoi tant de gens tentaient de se suicider ici, je ne savais pas comment l'expliquer. Pour les personnes qui ne l'ont jamais vécu, la pauvreté de notre culture est très étrange...il y a une autre solidarité qui existe à un niveau de lutte plus fondamental. Et cela a à voir avec l'acte quotidien de vivre – la lutte contre l'aliénation dans nos propres vies."
D'après une brochure de Solidarité Pacifique Sud

 

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De plus en plus de gens au Royaume-Uni sont diagnostiquées comme atteintes du syndrome de stress post-traumatique (SSPT) ou de DESNOS (Désordres de Stress Extrême Autrement Non Spécifié impliquant des traumatismes prolongés ou répétés). Je considère le plus souvent que les diagnostics sont à côté de la plaque mais, dans ce cas, je pense que c'est utile. Le SSPT était autrefois un problème attribué aux survivant·es de torture et de situations de guerre, de menaces à l'intégrité physique et de catastrophes naturelles. Mais même les autorités psychiatriques ont dû reconnaître qu'il y a de nombreuses personnes qui présentent des symptômes de SSPT sans pour autant remplir les critères de traumatisme. C'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas toujours expliquer leurs symptômes comme le résultat d'un incident traumatisant unique et identifiable tel que la guerre ou l'incarcération ; d'où l'apparition du terme DESNOS.

La maltraitance, les abus sexuels, la violence domestique, les ruptures conjugales et le divorce parental sont tous connus pour contribuer à l'apparition du syndrome de stress post-traumatique. Mais tous les symptômes qui composent le SSPT sont aussi communs à de nombreux troubles mentaux tels que l'anxiété, la dépression et les "troubles de la personnalité" (toute personnalité ou comportement qui vous démarque du reste des consommateurs somatisés, employés, obsédés par les marchandises, dociles et désengagés politiquement ; c'est un concept inventé à la fois par l'industrie pharmaceutique pour vendre plus de médicaments et par le système psychiatrique, et potentiellement par le système judiciaire, pour pouvoir invalider et bannir de la société ces personnes qui refusent d'obtempérer).

 

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J'ai douze ans. Une année après le départ de mon père. Une année que ma mère est devenue folle, me cassant des brosses à cheveux sur la tête tous les soirs par frustration, me maltraitant émotionnellement, me battant, m'enfouissant le visage dans la neige parce qu'elle est en colère et seule, et qu'elle s'en prend à la mauvaise personne parce que la bonne personne ne veut pas écouter, me laissant seule parce qu'elle ne peut plus supporter d'être dans la maison qu'illes partageaient. Je me tiens devant sa porte la nuit, incapable de dormir, cherchant désespérément à dire quelque chose mais sans trouver les mots. Elle me supplie d'aller me coucher, de la laisser dormir. Je ne peux pas bouger. Je ne peux pas parler. Mon père fait comme s'il ne nous connaissait pas si on le croise au supermarché ou à la plage. Mes sentiments ne comptent plus. J'essaie de me pendre, pleine de haine et de colère, d'amour brisé, de confiance brisée et d'espoir brisé.

 

Je suis traînée chez un psychiatre. Littéralement traînée, me débattant et hurlant, à travers les coins perdus de la côte sud, à l'ombre des navires de guerre, des navire-prisons et des vieilles forteresses, sous la colline de Portsdown Hill et ses bâtiments de recherche-défense aux briques rouges, passant par plusieurs zones de logements sociaux délabrés et de quartiers navals, sous la pluie, jusqu'à un psychiatre et, à partir de là, c'était moi qui avais fait quelque chose de mal, désormais, c'était moi qui avais un problème. Mon père envoie à ma mère des livres sur l'analyse transactionnelle et ma mère se réjouit que le premier psychiatre refuse de me voir parce que je lui pose trop de questions, le forçant, par mes manières puériles, à se regarder en face. Je suis une enfant difficile, me dit-on. Incontrôlable. Trop intelligente pour mon propre bien. Ma propre pire ennemie.

 

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Alors, qu'est-ce qui pourrait conduire au SSPT ou aux DESNOS dans notre monde ?

« Les événements traumatisants vécus directement comprennent, de façon non-exhaustive : combats militaires, violences contre les personnes (agression sexuelle, agression physique, vol à main armée, passage à tabac), enlèvements, prises d'otages, attaques terroristes, tortures, incarcérations en camps de concentration, crimes, catastrophes naturelles ou technologiques, accidents de la route graves ou être diagnostiqué de maladie mortelle. Pour les enfants, les événements traumatisants d'ordre sexuel peuvent inclure les expériences inappropriées pour le développement sexuel sans qu'il y ait de violences, de blessures ou de menaces. Les événements dont on est témoin comprennent, de façon non-exhaustive : l'observation de blessures graves ou de la mort non-naturelle d'une autre personne suite à une agression violente, un accident, la guerre ou une catastrophe, ou le fait de tomber à l'improviste sur un cadavre ou des morceaux de corps humain. Les événements vécus par d'autres dont on apprend l'existence comprennent, de façon non-exhaustive : les agressions physiques, les accidents ou les blessures graves subies par un membre de la famille ou un ami proche… (Diagnostic and Statistical Manual of the American Psychiatric Association DSM IV 1994)»

 

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Un rapport publié en 1989 estimait qu'à l'âge de 14 ans, les enfants occidentaux ont probablement été témoins d'environ 11 000 meurtres à la télévision...

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Nous avons plus de nourriture que nous ne pouvons en manger. Nous avons accès à divers médias pour nous divertir − télévision, films, radio, industrie musicale, internet, jeux vidéos. Nos enfants ont des jouets et des technologies avec lesquels s'occuper. Aucune armée, groupe paramilitaire ou police secrète n'entrave notre liberté. Nous pouvons nous déplacer facilement d'un endroit à un autre. Nous pouvons vivre où nous voulons et voyager à travers le monde. Nous avons l'éducation pour toutes et tous et des opportunités d'emploi. Nous avons assez d'argent pour vivre − certains plus que d'autres, mais peu d'entre nous n'ont pas d'argent du tout. Nous avons des drogues récréationnelles pour notre plaisir et des médicaments pour nous garder en vie et nous empêcher de ressentir des choses trop intenses. La plupart d'entre nous ne s'en font pas pour leur sécurité physique ; leurs maisons sont protégées et nos prisons débordent.

Ici les gens meurent de malnutrition non pas de famine mais d'obésité. À minima, la vie de nombreux occidentaux et occidentales est sévèrement dégradée par cette malnutrition. Les aliments que nous mangeons ont été décrits comme “anti-nutritionnels” par certains nutritionnistes − importés, emballés avec des matériaux toxiques et produits par un processus d'agriculture industrielle de masse (terre pauvre et pesticides). Les fast-foods et le grignotage ne sont pas vraiment de la nourriture. La nourriture que nous mangeons n'est pas bénéfique, elle est néfaste. Le savoir et le processus de faire pousser, cueillir et faire des provisions de nourriture ont été perdus − en même temps que l'activité physique bénéfique de ce processus et notre connexion avec la nature et le sentiment d'autonomie vis-à-vis de nos propres besoins vitaux et de notre survie.

Nous subissons une surcharge d'information − une sorte de bruit blanc − banale, anesthésiante et paranoïaque. Nos capacités de concentration se sont diminuées et les interactions humaines passent de plus en plus par des intermédiaires technologiques. En lieu et place de nos “vraies” vies, nous avons la téléréalité. Nos conversations, autant que nos espaces privés, sont constamment interrompues par des appels de téléphone portable ; nos amitiés sont vécues au travers de sms et d'emails.

Nous vivons dans une culture de la peur de l'autre. Nous sommes branchés sur des ordinateurs et à la télé. L'éducation − comme elle l'a toujours fait − nous apprend à ne pas poser de questions, à passer des examens, à apprendre seulement ce que le gouvernement veut que nous apprenions, à nous briser pour que nous puissions devenir un rouage dans la machine. Un rapport récent de l'UNICEF sur les enfants au Royaume-Uni les décrit comme les enfants les moins heureux du monde développé.

 

Ici, nous avons l'état providence. Nous avons des cartes de crédit. Nous avons une pauvreté relative au lieu d'une pauvreté absolue ; tout ça avec la propagande de l'opportunité et du choix.

Nous ne savons plus comment nous soigner nous-mêmes. Même si nous pouvions nous en rappeler, les maladies produites par la société techno-industrielle dépassent probablement les capacités de la médecine traditionnelle et l'industrialisation a détruit une bonne partie des espèces sur lesquelles repose la médecine par les plantes. La Grande-Bretagne est un désert agricole et industriel.

Nous sommes constamment assujettis à la surveillance − un nombre croissant de flics, de gardiens, d'agents de sécurité, de caméras, d'écoute dans les McDo et les stations de trains*, de puçage, de téléphones portables avec caméra et des chiffres record d'écoutes téléphoniques et de surveillance des emails.

 

[pubs] [boutiques] [restaurants] [parcs] [manger] [marcher] [routes] [centres-villes] [bureaux] [distributeurs automatiques] [cabines d'essayage] [chambres à coucher] [se déshabiller] [s'habiller] [piscines] [portes] [autoroutes] [terrains de sport] [plages] [toits] [hélicoptères] [camionnettes vidéo] [parler] [étreindre] [se battre] [macdonalds] [salles d'audience] [cafés] [poste de police] [téléphones portables] [pleurer] [danser] [clubs] [bars] [centres de santé] [courir] [taxis] [prisons] [couloirs d'écoles] [salles de classe] [cour de récréation] [aires de jeux] [parkings] [aéroports] [gares] [stations de bus] [trains] [autocars] [ferry] [coins de rue] [panneaux d'affichage] [webcams] [apprendre] [voyager] [rester immobile] [analyse des déplacements] [couloirs] [ascenseurs] [mairies] [starbucks] [maisons] [banques] [casernes de l'armée] [reconnaissance faciale] [analyse des schémas groupaux] [planétariums] [cinémas] [théâtres] [salles de sports] [parcs à thème] [émeutes] [zones industrielles] [logements sociaux] [stations-service] [satellites] [cages d'escaliers] [regarder] [tousser] [évaluer] [sourire] [mourir] [voler] [aimer] [baiser] [embrasser] [tenir] [boire] [se rencontrer] [se séparer] [acheter] [fumer] [flâner] [dormir] [travailler] [attendre] [jouer] [prier] [désobéir] [universités] [centres commerciaux] [galeries d'art] [bibliothèques] [hôpitaux] [vendre] [marchés] [au Royaume-Uni, on est filmé·e en moyenne 300 fois par jour]

 

 

Imaginez tous les uniformes différents qui patrouillent dans les rues, le ciel, les bâtiments et les centres-villes de la Grande-Bretagne et maintenant faites-leur porter le même uniforme à tous, disons un uniforme de l'armée...

 

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Des systèmes de haut-parleurs sont en train d'être introduits dans les zones commerciales du Royaume-Uni: ces messages provenant d'un corps invisible vous invitent à ramasser les déchets que vous venez de laisser tomber ou de faire attention aux pickpockets.

 

Nous avons des drogues pour nous apporter du plaisir − légales et illégales − pour nous faire oublier notre stress et notre anxiété, pour que nous nous sentions plus proches des autres ou simplement pour que nous ne ressentions plus rien, pour que l'économie continue de fonctionner, pour nous faire nous lever le matin et nous faire dormir la nuit. Nous avons les psychothérapies pour nous aider à nous adapter au système que nos esprits et nos corps rejettent. Si les drogues et les thérapies ne suffisent pas, nous avons des drogues plus fortes, des hôpitaux psychiatriques et d'autres prisons. Nous avons un dictionnaire des “maladies mentales” en perpétuelle croissance dont la plupart peuvent être décrites très simplement : la civilisation et le refus de la civilisation.

La mort, les maladies ou les blessures résultant de l'abus de drogues − alcool et tabac compris − de l'activité sexuelle, des accidents de la route, de l'obésité, de la pollution, du stress, du suicide et de l'automutilation sont d'ordre épidémique. Les gens craignent réellement pour leur vie. Demandez aux Samaritans*. Demandez aux milliers de personnes qui atterrissement chaque année aux urgences parce qu'elles se sont volontairement blessées, ont trop bu ou ne pouvaient pas garantir qu'elles ne passeraient pas la nuit sans tenter d'en finir. Demandez à toutes les personnes tuées ou mutilées par des accidents de la route, des crises cardiaques ou le cancer.

La façon dont nous vivons est un état captif et schizoïde. Il est intéressant de noter que beaucoup des problèmes de santé mentale subis par les personnes dans les sociétés urbaines, industrialisées et technologiques sont similaires aux comportements d'animaux en captivité : réflexes de fuite (courir en cercle sans but, se blesser ou tomber dans un état de stupeur), troubles de l'alimentation (anorexie, boulimie, alimentation compulsive), toilette exagérée, balancements et errance, comportement sexuel anormal et comportement stéréotypé (TOC), apathie, relations parent-enfant anormales (abandon, infanticide), comportement infantile prolongé comprenant un manque de confiance en soi, agressivité incontrôlable due à la surpopulation ou à l'isolement et dirigée vers le “mauvais” individu ou vers des objets (les gardiens, cible légitime, étant hors de portée). Nous avons tous·tes entendu l'histoire des dauphins qui essayent de se fracasser le crâne contre les vitres de leur aquarium et nous savons que les animaux en captivité se reproduisent peu, l'infertilité ou les fausses-couches étant soit une réponse au stress (il y a beaucoup d'infertilité en occident aussi), soit un “choix” − mettre au monde des petits dans un état de captivité pour-rait être considéré, après tout, comme un étrange acte de cruauté.

 

Ces dernières années, les enfants au Royaume-Uni se sont vu·es imposer un couvre-feu, sont interdit de réunions en groupes de plus de 2, sont contraint·es de passer des examens scolaires dès l'âge de 7 ans, devront subir un entretien avec 200 questions afin "d'établir qui illes sont" pour obtenir un passeport, sont particulièrement concerné·es par les lois draconiennes sur les comportements anti-sociaux, et ont leur prélève leurs empreintes digitales dans les écoles (dont beaucoup sont quadrillées de caméras et ne disposent plus de couloirs de passage, mais de portes qui doivent être verrouillées et déverrouillées par un·e "enseignant·e", ce qui rend la liberté de mouvement impossible).

 

Les animaux captifs, comme les êtres humains modernes, ont une vie confortable : ils sont nourris, blanchis, à l'abri de la sauvagerie de la nature, ils ont accès à des relations sexuelles, un peu d'espace et de la stimulation. C'est la “belle vie”. Et pourtant, ils ne semblent pas s'y épanouir et nous non plus.

Certains aspects de la civilisation sont clairement de la torture telle qu'elle est définie dans les manuels. Certaines définitions de la torture mentale incluent le fait de « forcer la victime à torturer une autre personne, à assister à la torture d'une autre personne et à assister à des meurtres et des viols…le maintien dans l'obscurité totale, l'exposition à des lumières vives, l'exposition à des bruits constants ou la privation de sommeil. Les conditions de vie détériorées incluent la privation de nourriture, …de soins médicaux et de communication. » (extraits des Signes et Symptômes Cliniques). Il est facile de transposer ces définitions à notre mode de vie : les images violentes aux infos, dans les films et les jeux vidéos, l'aliénation, la surveillance excessive, la désinformation, l'exposition constante à des sources lumineuses et au bruit ainsi que des conditions de vie dégradées − ou du moins presque perpétuellement stressantes.

Et le résultat est :
« …l'association des symptômes suivants peut se produire et est le plus souvent observée en association avec un facteur de stress interpersonnel (par ex. abus sexuel ou physique pendant l'enfance, violence domestique, prise en otage, incarcération … torture) : détérioration de la régulation émotionnelle ; comportements autodestructeurs et impulsifs ; syndrome dissociatif ; troubles somatiques ; sentiment d'impuissance, de honte ou de désespoir ; sentiment de destruction irréparable ; perte de croyances préalablement soutenues ; hostilité ; retrait de la vie sociale ; sentiment d'être constamment menacé ; détérioration des relations aux autres ; changement des traits de personnalité individuels. »
(American Psychiatric Association 1994: 425).

 

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Elle pleure. Elle s'arrête de pleurer en serrant deux doigts contre le dos de son nez jusqu'à ce que les larmes s'arrêtent. Elle est assise sur le rebord du bain avec seulement la lumière du couloir qui scintille. Elle n'a pas de raison de pleurer. Elle le fait, c'est tout. Elle en a envie, c'est tout. Elle est simplement triste. Elle en a honte, mais c'est comme ça qu'elle se sent. On dit souvent que son visage plonge dans une profonde tristesse, chaque fois qu'il y a un temps mort dans la conversation, quand elle ne sait pas qu'on la regarde. Non pas qu'elle ne soit pas parfois joyeuse aussi. Elle a des rides d'expression. Mais souvent elle se rend compte de son rire comme si elle apercevait un animal qu'elle croyait disparu. Et sa tristesse est la tristesse d'un animal piégé – tout comme sa colère, sa léthargie, sa haine – si ce n'est vis-à-vis de son geôlier, alors vis-à-vis de ses camarades de détention, bien qu'il lui semble parfois difficile de faire la différence. L'intimité n'est qu'une fronde en préparation, un pistolet chargé avec le cran de sûreté désenclenché.

Elle se tient à genoux dans les eaux boueuses près de Chichester. Illes sont venu·es dans l'estuaire pour nager et jouer. Elle, le fils de ses parrains, son frère. Elle porte un bikini. Bleu électrique avec bordure rose. Elle a 13 ou 14 ans. Elle a de petits seins, à peine naissants et elle mesure environ 1m50. Le fils de ses parrains est plus âgé, 15 ou 16 ans, il n'est pas grand mais solidement bati. Illes se tiennent debout, les genoux enfoncés dans l'eau, au milieu de roseaux d'une hauteur de presque 1 mètre de plus qu'eux. Il essaie de lui faire enlever son bikini. Elle ne veut pas. Mais il est plus âgé et vient d'une famille que sa mère admire. D'une certaine façon elle pense qu'elle doit faire ce qu'il lui dit même si elle voudrait tellement ne pas être là, même si elle se sent malade et a envie de pleurer. Ce "jeu" dure depuis des années déjà. Elle ne veut pas l'offenser ou avoir une confrontation. Elle n'est pas assez importante. Elle n'a pas le droit de lui refuser ce qu'il veut. Plus tard, il remplit son bikini de boue lorsqu'illes nagent, lui saisissant les seins par la même occasion, en faisant comme s'illes jouaient à la bagarre pour que son frère ne croit pas qu'il se passe quoi que ce soit. Le soir, illes s'assoient pour dîner avec ses parrains et sa copine. Il ne lui parle pas et ne la regarde pas, mais quand illes vont au lit, il se glisse dans le sien et essaie de lui enlever ses vêtements. Cette fois, elle résiste. Elle ne veut pas ça. Même aujourd'hui adulte, beaucoup d'années plus tard, quand elle baise, quand elle fait l'amour, quand elle est touchée par un·e amant·e, elle doit serrer les dents et résister à l'envie de frapper, de repousser ou tout simplement de se lever et fuir.

 

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Alors, que font les gens en captivité, dans les salles de torture ? Certaines personnes gardent la tête baissée et attendent que ça passe. Mais si la situation est continue ou de durée indéterminée − si c'est tout ce qu'on connaît, alors l'esprit trouvera une autre échappatoire. « Marx a prédit de façon erronée qu'un accroissement de la misère matérielle conduirait à la révolte et à la chute du capital. Ne se pourrait-il pas qu'un accroissement de la souffrance psychique nous conduise elle-même à la réouverture de la révolte ; en effet, que cela puisse même être le dernier espoir de résistance ? » (John Zerzan, The Mass Psychology of Misery)

La fréquence des cas d'automutilation chez les hommes incarcérés en Grande-Bretagne est égale à celle des femmes "libres". L'automutilation (en plus de la violence conjugale, de l'abus de drogue et des troubles alimentaires) est la réponse d'un·e survivant·e à la torture qui peut être décrite simplement comme “notre mode de vie”. La civilisation et tout ce qui la définit reposent essentiellement sur les techniques mêmes du manuel de torture psychologique appliquées à grande échelle. Les comportements autodestructeurs de nombreuses personnes en Grande-Bretagne (et aussi aux USA) a une double implication : c'est à la fois une tentative de survie au système, en externalisant ce qu'on a appris à internaliser, et une pression à mener à bien le projet de l'état  − quant au contrôle social et à la réorientation du désespoir et de la colère depuis leur cible légitime mais nébuleuse (le système composé de l'État, de l'industrie, de la finance et du commerce) vers la seule cible accessible, l'individu isolé dans une culture où l'insurrection et le refus généralisé sont de plus en plus impensables.

D'une certaine façon, l'incapacité de tant de personnes, dans ce pays, à maintenir un niveau raisonnable de santé mentale est encourageante. Elle révèle la lutte de l'organisme vivant contre l'institution tyrannique et mortifère de l'État et de l'ordre économique mondial. Ce n'est pas un signe de mauvaise santé que d'être mal adapté·e à une société profondément malade. C'est le rejet d'un état de fait intolérable. C'est l'incapacité de s'adapter à ce qui est délétère et contre nature, malgré l'existence de ceux que John Zerzan décrit comme la Société Psychologique qui, par des thérapies et des médicaments, font tout leur possible pour nous adapter tandis que la « vraie question est de savoir si le monde-qui-crée-notre-incapacité-à-changer peut être forcé à changer et ce radicalement. »

Nous devons seulement comprendre qu'une guerre se déroule ici et maintenant. Si vous croyez toujours que vous vous battez pour quelqu'un dans une situation pire que la votre ; alors n'êtes-vous pas en train de dire, implicitement, que votre situation est meilleure et que, par conséquent, certains aspects du capitalisme − les vôtres − sont acceptables ?
Où que vous vous trouviez, il y a une guerre d'usure entre l'impératif capitaliste et l'envie de vivre des personnes qui y sont assujetties. L'autodestruction est habituellement comprise comme étant une stratégie de survie et il s'agit, finalement, de rester en vie malgré les chances intolérablement minces. Bien sûr, il serait faux de sous-entendre que l'autodestruction est la même chose que la résistance, bien que les problèmes de santé représentent un coût énorme pour l'économie. C'est tout de même une réaction, une réponse et un refus. C'est le cri. Mais tant qu'il n'a pas été politisé, il reste seulement une attaque de l'individu contre l'individu.

Si la lutte de celles et ceux qui sont en détresse mentale et émotionnelle n'était pas si contenue, déplacée et stigmatisée, même par celles et ceux qui se considèrent “radicaux” ; qui sait quelle sorte de société serait recherchée, désirée, forgée par cette soif de vivre mal placée, cette intelligence, ce refus. Nous ne le saurons jamais − tant que nous considérerons que l'ennemi est à l'intérieur, conforté·es dans cette pensée par tout un système, de l'éducation aux modèles bio-médicaux des maladies mentales ; et tant que nous voyons ces comportements essentiellement comme une maladie de laquelle il y a un espoir de guérison basé uniquement sur un changement du monde intérieur de la personne qui en souffre, plutôt que basé sur un renversement du système. Les sociétés capitalistes-impérialistes avancées ont été si efficaces, ont si brillamment contrôlé et défini chaque aspect de la vie et de la psychologie humaine (amoureusement inspirées par les histoires totalitaires et fascistes) qu'il n'est plus possible pour personne de le percevoir à présent. C'est partout.

Je crois que la majorité des gens au Royaume-Uni souffrant d'un “problème de santé mentale banal”, dont beaucoup s'automutilent (et ceci inclut toute action qui ne conduit pas à un corps ou un esprit en bonne santé), est simplement révélatrice de l'énorme quantité de stress qui est apportée par l'exposition prolongée et les conditions de vie dans un système inéluctable de capitalisme avancé, de dictature élue, délibérément basé sur une culture de la peur, de surveillance très développée et omniprésente et dans un environnement pollué et extrêmement aliénant.

Il n'y a pas de lieu sûr vers lequel nous pourrions fuir, il n'y a nulle part où aller demander asile contre les conditions que nous subissons. L'occident est probablement le terminus. On nous apprend à croire que nous sommes dans l'endroit le plus sûr et le meilleur qui soit. L'endroit que d'autres personnes essayent de rejoindre au péril de leur vie. Mais le traumatisme psychologique, physique, spirituel, économique, politique et émotionnel que nous subissons, malgré cette illusion et cette propagande, est incessant et interminable. Là où stress après stress, traumatisme sur traumatisme (vécu directement ou indirectement), peur après peur, décision vaine après décision vaine s’entassent quotidiennement. Il n'y a pas de bon endroit où se trouver dans le système capitaliste mondialisé ; il y a seulement des salles de torture différentes avec des outils adaptés à la cible et au terrain de bataille.

 

Il y a une anecdote d'Augusto Boal, un professionnel du théâtre radical brésilien et un pionnier du Théâtre des Opprimés, qui, lorsqu'il s'est retrouvé exilé en Europe dans les années 70, commenta qu'il ne pouvait pas comprendre pourquoi les gens étaient si tristes vu qu'illes ne subissaient pas d'oppression politique. Cependant, après un moment, alors que de nombreux États européens ne sont pas ouvertement oppressifs, il en vint à la conclusion que c'était parce que la population avait, d'une certaine manière, internalisé l'oppression et même parfois, ne voyait pas l'autorité comme l'ennemi : il nomma ce phénomène “le flic dans la tête”.

 

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Dans la relation la plus mutuellement abusive que j'ai vécu, lorsque j'ai été malmenée émotionnellement au point où tout mon sens de la réalité, ma connaissance de moi-même et ma compréhension du monde étaient chamboulées, je luttais clairement pour sauver ma peau. Il ne comptait pas me tuer à mains nues, mais il m'a laissée sans voix. Quand quelqu'un vous rend muette à force de déformer tout ce qui sort de votre bouche et, quand cela lui convient, tout ce qui sort de sa bouche, vous êtes obligée de vous battre à mains nues. Je m'en prenais rarement à lui – seulement lorsqu'il s'en prenait à moi : il poussait, je giflais. Je m'en suis prise à moi-même. Je me suis brûlée, j'ai fait des overdoses, je me suis coupée les poignets, j'ai pensé au meurtre, j'ai repoussé les gens qui m'aimaient, j'ai bu jusqu'à frôler le coma presque toutes les nuits, j'ai arrêté de manger, j'ai cassé des choses, j'ai été arrêtée, j'ai essayé d’arracher les doigts d'un flic, je me suis mordue la langue de toutes mes forces et j'ai crié. Ce n'était pas un cri vocal. Il venait de tout mon corps. Un cri choquant qui a duré 5 minutes jusqu'à ce que je sois à bout de souffle et dont je ne pensais pas être capable. Un cri d'angoisse absolue, ininterrompue, impitoyable, inconsolable, piégée, barbare, sans voix, impuissante, historique. C'était la seule chose qui puisse passer à travers les barreaux, un son comme une main tendue sans espoir que le corps puisse suivre. C'était la seule chose qu'il reste à dire.

Ce cri est toujours là. Il est présent chez toutes les personnes qui savent qu'elles se battent pour sauver leur peau : les automutilé·es, les alcooliques, les toxicomanes, les parasuicidaires et les suicidaires, les victimes de violences domestiques, de violences policières, de violences racistes, de violences homophobes, les sous-alimenté·es, les sur-alimenté·es, il est dans la gorge d'enfants pris·es au piège dans des familles nucléaires, des foyers brisés, sans foyers, des écoles et des instituts pour jeunes délinquant·es, dans la bouche de prisonnier·es et de prostitué·es, dans le ventre de millions de personnes dopées au prozac, au lithium et à la ritalin. Il est présent chez tout le monde, mais certain·es sont plus familèr·es avec ce cri et sa signification que d'autres.

Si vous ne pensez pas que vous vous battez pour sauver votre peau, réfléchissez bien. Si vous savez que vous ne vous battez pas pour sauver votre peau, c'est peut-être que vous êtes du mauvais côté.


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« Il nous faut un programme de psychochirurgie et de contrôle politique de notre société. Le but étant le contrôle matériel de l'esprit. Toute personne qui dévie de la norme peut être chirurgicalement mutilée. L'individu peut penser que la réalité la plus importante est sa propre existence mais c'est seulement son point de vue. Cela manque de perspective historique. L'être humain n'a pas le droit de développer son propre esprit. »

Dr. Jose Delgado, un psychiatre recruté par la CIA pour le programme MKULTRA de manipulation mentale après avoir servi le régime fasciste en Espagne.

 

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« … les oreilles des barbares ne sont sensibles qu'aux voix qui les appellent à l'assaut de l'Empire, à faire table rase de l'existant. Leur furie inspire même la terreur à beaucoup d'ennemis de l'Empire qui désirent effectivement le renverser, mais avec des bonnes manières. En tant qu'assassins civilisés, ils partagent la dissidence mais pas la haine, ils comprennent l'indignation mais pas la rage ; ils lâchent des slogans de protestation mais pas des cris de guerre, ils sont prêts à faire couler de la salive mais pas du sang… Pour les barbares, comme pour les enfants, dont la nature n'a pas encore été complètement domestiquée, la liberté ne commence pas par l'élaboration d'un programme idéal mais avec le vacarme caractéristique de la vaisselle brisée. »

Chrissus & Odosseus, Barbares : L’insurrection désordonnée

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L'autrice peut être contactée à : velveteenpirate@yahoo.co.uk

 

* NDT: en France c'est le cas dans certains métros

* NDT: association britannique procurant du soutien émotionnel pour les personnes suicidaires, notamment par téléphone.

* « Dans le système-monde actuel, l’État-nation constitue l’un des mécanismes de domination les plus puissants même s’il existe d'autres types de hiérarchies : pédagogiques, esthétiques, linguistiques, raciales, sexuelles, de genre, spirituelles. Elles constituent autant de moments de l'exploitation et de la domination à l'échelle globale. Autrement dit, ces formes, qui naissent avec le colonialisme, ne disparaissent pas avec lui. Nous sommes face à une hétérarchie, c'est à dire que ces hiérarchies forment un écheveau et structurent ce qu'on appelle « la civilisation occidentale ». Pour ma part, je préfère parler de « système-monde capitaliste/patriarcal/occidentalo-centré/christiano-centré/moderne-colonial». La hiérarchie esthétique amènera donc à privilégier le goût et les canons de beauté occidentaux ; la hiérarchie linguistique, les langues occidentales ; la hiérarchie religieuse, les formes occidentales de la spiritualité ; la hiérarchie capitaliste, avec sa division internationales du travail, les formes occidentales de l’économie ainsi que les formes occidentales de l’autorité politique, c'est à dire un certain système de rapports entre les États et la naturalisation de l'État-nation. (...) La colonialité du pouvoir, pour exister en tant que structure, a besoin d'être intériorisée, pas seulement sur le plan de la subjectivité, de l'identité individuelle mais aussi au niveau collectif et ce, pas seulement dans l'aire européenne, mais à l’échelle globale. (...) Ces structures de pouvoir sont tellement intégrées à notre façon de penser, aux relations entre les êtres humains ou avec la nature, qu’elles n’ont plus guère besoin de la vieille administration coloniale pour s’imposer à l’échelle planétaire. 500 ans après le début de l’ère coloniale, ces structures sont devenues l'ossature des pratiques institutionnelles, des imaginaires, des identités et de la subjectivité moderne. »

Entretien avec Ramon Grosfoguel Propos recueillis par Claude Bourguignon Rougier mis en ligne par le réseau d'étude décoloniales

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Source : la brochure originale en anglais peut être téléchargée sur le site du collectif 325.

Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations en nous contactant, cette version est donc susceptible d'être modifiée.

Description de l'illustration : un dessin en couleur représentant un poignet en gros plan, sur lequel il y a trois entailles. A l'intérieur de ces trois blessures ouvertes on aperçoit l'univers (espace, planètes, étoiles), qui s'écoule des blessures comme s'il s'agissait de sang.

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