Aurions-nous tout faux sur la dépression?
Johann Hari1
Dans les années 1970, une découverte fut accidentellement faite au sujet de la dépression – une découverte vite mise de côté, car ses implications étaient trop dérangeantes et explosives. Des psychiatres aux États-Unis avaient publié un ouvrage censé décrire, en détail, tous les symptômes des différentes maladies mentales, afin qu'elles puissent être identifiées et traitées de la même manière à travers tous les États-Unis. Il s'agissait du Manuel diagnostique et statistique [DSM]. La dernière édition répertorie neuf symptômes qu'un·e patient·e doit présenter pour que soit diagnostiquée une dépression – comme, par exemple, une baisse d'intérêt pour les plaisirs ou une baisse persistante de l'humeur. Pour qu'un·e médecin conclue à une dépression, vous deviez présenter cinq de ces symptômes pendant plusieurs semaines.
Le manuel fut envoyé aux médecins dans tous les États-Unis et iels commencèrent à l'utiliser pour diagnostiquer les gens. Toutefois, au bout d'un moment iels revinrent vers les auteurices pour leur signaler quelque chose qui les préoccupait. Si l'on suivait ce guide, il aurait fallu diagnostiquer une dépression à toutes les personnes endeuillées qui venaient les voir et commencer à leur prescrire un traitement médical. Lorsque vous perdez quelqu'un·e, il s'avère que ces symptômes vont apparaître automatiquement. Alors, demandèrent les médecins, sommes-nous supposé·es médicamenter toutes les personnes endeuillées des États-Unis?
Les auteurices se concertèrent et décidèrent qu'une clause spéciale serait ajoutée à la liste des symptômes de la dépression. Rien de tout cela ne s'applique, dirent-iels, si vous avez perdu une personne que vous aimez durant l'année écoulée. Dans ce cas-là, tous ces symptômes sont naturels et non un trouble. On appela cela "l'exception du deuil" et le problème sembla réglé.
Ensuite, au fil des années, les médecins sur le terrain commencèrent à faire part d'autres interrogations. Partout dans le monde, on les encourageait à dire aux patient·es que la dépression n'était en fait que le résultat spontané d'un déséquilibre chimique cérébral, causé par un faible taux de sérotonine, ou par un manque naturel d'une autre substance chimique. Ce n'est pas causé par votre vie – c'est causé par votre cerveau défectueux. Certain·es médecins commencèrent à demander comment cela pouvait être compatible avec l'exception du deuil. Si l'on admet que les symptômes de la dépression sont une réponse logique et compréhensible face à certaines circonstances de vie – perdre un·e être cher·e – ne pourraient-ils pas constituer une réponse compréhensible dans d'autres situations? Et si vous perdez votre emploi? Et si vous vous retrouvez coincé·e dans un travail que vous détestez pour les 40 prochaines années? Et si vous êtes seul·e et sans ami·e?
L'exception du deuil semblait avoir créé une faille dans l'affirmation que les causes de la dépression sont scellées dans notre crâne. Cela suggérait l'existance de causes extérieures, dans l’environnement, et que c'était là qu'elles devaient être appréhendées et résolues. Ce fut un débat dans lequel la psychiatrie traditionnelle (à quelques exceptions près) ne voulut pas s'engager. Alors, iels répondirent de manière simple – en amenuisant progressivement l'exception du deuil. À chaque nouvelle édition du manuel, la période de deuil permise avant d'être étiqueté·e malade mental·e fut réduite – jusqu'à n'être plus que de quelques mois, avant de finir par disparaître complètement. Désormais, si votre bébé meurt à 10h, votre médecin peut vous diagnostiquer une maladie mentale à 10h01 et commencer à vous médicamenter immédiatement.
La Dr Joanne Cacciatore, de l'Université d’État de l'Arizona, est devenue une experte de premier plan sur l'exception du deuil après que son propre enfant, Cheyenne, décède pendant l'accouchement. Elle a vu de nombreuses personnes en deuil s'entendre dire qu'elles étaient atteintes de maladie mentale pour avoir manifesté une détresse. Elle m'a expliqué que ce débat révèle un problème essentiel dans la façon dont nous parlons de la dépression, de l'anxiété et d'autres formes de souffrance: nous ne tennons pas compte du contexte. Nous agissons comme si la détresse humaine pouvait être évaluée uniquement à partir d'une checklist séparée de nos vies, et classée comme maladie cérébrale. Si l'on commençait à prendre en compte la vie réelle des gens dans le traitement de la dépression et de l'anxiété, explique Joanne, cela nécessiterait "une refonte complète du système". Elle m'a expliqué que: "lorsqu'une personne traverse une détresse humaine extrême nous devons cesser de traiter les symptômes. Les symptômes sont les messagers d'un problème plus profond. Occupons-nous du problème plus profond."2
J'étais un adolescent lorsque j'ai avalé mon premier antidépresseur. Je me tenais debout sous le faible ensoleillement anglais, à l'extérieur d'une pharmacie d'un centre commercial londonien. Le cachet était blanc et petit, et lorsque je l'ai avalé, ça m'a fait l'effet d'un baiser chimique. Ce matin-là, j'étais allé voir mon médecin et je lui avais dit – voûté, embarrassé – que la douleur s'échappait de moi de façon incontrôlable, comme une mauvaise odeur, et que je ressentais cela depuis plusieurs années. En réponse, il m'a raconté une histoire. Il existe un produit chimique appelé sérotonine qui fait que les gens se sentent bien, disait-il, et certaines personnes en manquent naturellement dans leur cerveau. Vous faites clairement partie de ces personnes. Heureusement, il existe aujourd'hui de nouveaux médicaments qui vont rétablir votre niveau de sérotonine au même niveau qu'une personne normale. Prenez-les et vous vous sentirez bien. Enfin, je comprenais ce qui m'était arrivé et pourquoi.
Cependant, après quelques mois de traitement, quelque chose d'étrange se produisit. La douleur commença à s'infiltrer à nouveau. Très vite, je me sentis aussi mal qu'au début. Je retournai voir le médecin et il me dit que la dose était clairement trop faible. Ainsi, 20 milligrammes devinrent 30 milligrammes; la pilule blanche devint bleue. Je me sentis mieux pendant quelques mois. Et puis la douleur revint une fois de plus. Ma dose continua à être augmentée jusqu'à atteindre 80mg, et resta ainsi pendant de nombreuses années, avec seulement quelques courtes pauses. Et la douleur revenait toujours.
J'ai commencé les recherches qui ont mené à mon livre, «Lost Connections: Uncovering The Real Causes of Depression – and the Unexpected Solutions» ["Liens perdus: découvrir les réelles causes de la dépression – et les solutions inattendues"] parce que j'étais déconcerté par deux mystères. Pourquoi étais-je encore dépressif alors que je faisais tout ce qu'on m'avait dit de faire? J'avais repéré un manque de sérotonine dans mon cerveau et je boostais mes niveaux de sérotonine – pourtant je me sentais toujours terriblement mal. Mais il y avait un mystère plus profond encore. Pourquoi tant d'autres personnes dans le monde occidental se sentaient comme moi? Environ un·e adulte étasunien·ne sur cinq prend au moins un médicament pour un problème psychiatrique. En Grande-Bretagne, les prescriptions d'antidépresseurs ont doublé en une décennie, au point qu'aujourd'hui une personne sur 11 prend des médicaments pour faire face à ces émotions. Qu'est-ce qui a conduit à ce que la dépression et sa jumelle, l'anxiété, montent ainsi en flèche? Je commençais à me demander: serait-il vraiment possible qu'au même moment, dans chacune de nos têtes, nos mécanismes neurochimiques se soient mis spontanément à dysfonctionner?
Pour trouver les réponses à ces questions, j'ai fini par parcourir plus de 60 000 km à travers le monde. J'ai parlé aux plus grand·es spécialistes en sciences sociales travaillant sur ces questions, ainsi qu'avec des gens qui ont surmonté la dépression par des moyens inattendus – d'un village amish de l'Indiana, à une ville brésilienne qui a interdit la publicité, en passant par un laboratoire de Baltimore. Auprès de ces personnes, j'ai pris connaissance des meilleures preuves scientifiques concernant ce qui cause véritablement la dépression et l'anxiété. Iels m'ont expliqué que ce n'étaient pas ce dont on nous avait parlé jusqu'à maintenant. J'ai découvert des preuves de sept facteurs spécifiques dans notre manière de vivre actuelle qui produisaient une augmentation de la dépression et de l'anxiété – en plus de deux facteurs biologiques réels (tels que nos gènes) qui peuvent se combiner avec ces facteurs pour aggraver la situation.
Une fois que j'ai appris cela, j'ai pu réaliser qu'un tout autre ensemble de solutions à ma dépression – et à notre dépression – m'attendait depuis le début.
Pour comprendre cette différente manière de voir, j'ai d'abord dû étudier l'ancienne approche, celle qui m'avait tant soulagé au début. Le professeur Irving Kirsch de l'Université d'Harvard est le Sherlock Holmes des antidépresseurs – l'homme au monde qui a le plus minutieusement examiné les données concernant la prescription de médicaments aux personnes dépressives et anxieuses [pour plus d'info, voir cet article]. Dans les années 1990, il prescrivait en toute confiance des antidépresseurs à ses patient·es. Il connaissait les preuves scientifiques publiées et elles étaient claires: elles démontraient que 70% des gens qui prenaient ces médicaments allaient significativement mieux. Il commença à enquêter davantage sur cette question et a fait valoir le droit d'accès à l'information afin d'obtenir les données que les compagnies pharmaceutiques avaient recueillies en privé sur ces médicaments. Il était convaincu qu'il allait découvrir toutes sortes d'autres effets positifs – mais c'est alors qu'il est tombé sur quelque chose d'étrange.
Nous savons tous et toutes que lorsqu'on fait des selfies, on prend 30 photos, on jette les 29 où on a un regard flou ou un double menton et on choisit la meilleure comme photo de profil Tinder. Il s'est avéré que les fabriquants de médicaments – qui financent presque toute la recherche sur ces médicaments – ont adopté la même approche dans leurs études sur les antidépresseurs. Ils ont finançé un très grand nombre d'études, rejeté toutes celles qui suggéraient que les médicaments avaient des effets très limités, puis n'ont publié que celles qui montraient une réussite. Pour donner un exemple: lors d'un essai, le médicament avait été administré à 245 patient·es, mais le fabriquant n'a publié que les résultats de 27 d'entre elleux. Ces 27 patient·es se trouvaient être celleux pour qui le médicament semblait fonctionner. Soudainement, le professeur Kirsch réalisa que le chiffre de 70% ne pouvait pas être correct.
Il s'avère qu'entre 65 à 80% des personnes sous antidépresseurs retombent en dépression dans l'année qui suit. Je pensais que j'étais bizarre d'être toujours en dépression alors que je prenais ces médicaments. En fait, comme me l'expliqua Kirsch au Massachusetts, c'était totalement classique. Ces médicaments ont un effet positif pour certaines personnes – mais ils ne peuvent clairement pas être la solution principale pour la majorité d'entre nous, car même en les prenant, la dépression persiste. À l'heure actuelle, nous offrons aux personnes dépressives un menu avec une seule option. Je ne veux certainement pas enlever quelque chose du menu – mais je réalisais, tandis que je passais du temps avec lui, que nous devons étoffer le menu.
Ceci conduisit le professeur Kirsch à poser une question encore plus basique, qu'il fut lui-même surpris de poser. Qu'est-ce qui nous permet de savoir que la dépression est bien causée par un manque de sérotonine? En creusant cette question, les preuves se sont avérées incroyablement fragiles. Le professeur Andrew Scull de Princeton a expliqué dans The Lancet qu'attribuer la dépression à un taux de sérotonine naturellement bas était «profondément trompeur et non-scientifique». Le Dr David Healy m'a affirmé: "Il n'y a jamais eu de fondement à cela, jamais. C'était juste un discours marketing."
Je ne voulais pas entendre ça. Une fois que vous avez adopté un récit concernant votre douleur, vous êtes extrêmement réticent·e à la remettre en cause. C'était comme une laisse avec laquelle j'avais attaché ma détresse pour en garder le contrôle. Je craignais que si je chamboulais le récit avec lequel j'avais vécu si longtemps, la douleur deviendrait sauvage, comme un animal déchaîné. Pourtant, les preuves scientifiques étaient claires et je ne pouvais pas les ignorer.
Alors, que se passe-t-il réellement? Lorsque j'ai interviewé des spécialistes en sciences sociales du monde entier – de São Paulo à Sydney, en passant par Los Angeles et Londres – j'ai commencé à voir émerger une image inattendue. Nous savons tous et toutes que chaque être humain·e a des besoins physiques élémentaires: nourriture, eau, hébergement, air pur. Il s'avère que, de la même manière, tou·tes les êtres humain·es ont certains besoins psychologiques élémentaires. Nous avons besoin de sentir que nous avons notre place dans le monde. Nous avons besoin de nous sentir valorisé·es. Nous avons besoin de sentir que nous sommes bon·nes à quelque chose. Nous avons besoin de sentir que nous avons un avenir sûr. Et il est de plus en plus démontré que notre culture ne répond pas à ces besoins psychologiques pour beaucoup de gens, probablement la majorité. Je continue à découvrir que, de plein de façon différentes, nous nous sommes déconnecté·es de choses dont nous avons vraiment besoin et que cette profonde déconnexion est le moteur de l'épidémie de dépression et d'anxiété tout autour de nous.
Examinons l'une de ces causes, et une des solutions qui apparaissent lorsque l'on appréhende les choses différemment. Des preuves manifestes indiquent que les êtres humain·es ont besoin de sentir que leurs vies ont un sens – que ce qu'iels font sert un objectif qui a de l'importance. C'est un besoin psychologique naturel. Mais entre 2011 et 2012, la société de sondage Gallup a mené l'étude la plus détaillée jamais réalisée au sujet des ressentis des gens concernant ce à quoi nous consacrons la plupart de notre temps éveillé – notre travail rémunéré. Les résultats montrent que 13% des gens disent se sentir «impliqué·es» dans leur travail – iels lui trouvent un sens et ont envie d'y aller. Environ 63% disent qu'iels ne se sentent «pas impliqué·es», ce qui est défini par le fait de «traverser leurs journées de travail comme des somnambules». Enfin, 24% sont «activement désimpliqué·es»: iels détestent leur travail.
J'ai réalisé que la plupart des personnes déprimées et anxieuses que je connais font partie des 87% qui n'aiment pas leur travail. J'ai commencé à chercher à droite et à gauche pour voir s'il existait des preuves indiquant que cela puisse être lié à la dépression. Il s'est avéré qu'une découverte avait été faite sur cette question dans les années 1970, par un scientifique australien nommé Michael Marmot. Il voulait enquêter sur les causes du stress au travail et pensait avoir trouvé le parfait terrain pour obtenir des réponses: la haute fonction publique britannique, basée à Whitehall. Cette petite armée de bureaucrates était divisée en 19 niveaux différents, partant tout en haut des chef·fes de cabinet, jusqu'aux dactylos tout en bas. À l'origine, il voulait répondre à cette question: qui a la plus forte probabilité de faire une crise cardiaque liée au stress – le grand chef au sommet, ou une personne en-dessous de lui?
Tout le monde lui disait: tu perds ton temps. Évidemment que le chef sera plus stressé étant donné qu'il a plus de responsabilités. Mais quand Marmot a publié ses résultats, il a montré qu'en vérité c'était exactement l'inverse. Plus un·e employé·e est à un rang bas dans la hiérarchie, plus sont élévés son niveau de stress et sa probabilité de faire une crise cardiaque. Après ça, il voulut savoir: pourquoi?
C'est ainsi qu'après deux années de plus à étudier les fonctionnaires, il découvrit le facteur le plus important. Il apparait que si vous n'avez aucun contrôle sur votre travail, vous avez une bien plus forte probabilité de déveloper du stress – et surtout, une dépression. Les humain·es ont un besoin inné de sentir que ce qu'iels font, au quotidien, a du sens. Lorsque vous êtes sous le contrôle de quelqu'un·e, vous ne pouvez pas donner un sens à votre travail.
Soudainement, la dépression de beaucoup de mes ami·es, y compris celles et ceux qui occupent des emplois de rêve – qui passent la plupart de leur temps éveillé à se sentir contrôlé·es et sous-estimé·es – commençait à ressembler non plus à un problème cérébral, mais un problème environnemental. J'ai découvert de nombreuses causes de dépression comme celle-ci. Cependant, mon périple ne visait pas simplement à trouver les raisons pour lesquelles nous nous sentons si mal. L'essentiel était de trouver comment nous pourrions nous sentir mieux – comment nous pourrions trouver des antidépresseurs réels et durables qui fonctionnent pour la plupart d'entre nous, au-delà des boîtes de comprimés qu'on nous a offerts comme seule option au menu des personnes dépressives et anxieuses. Je continuais à penser à ce que la Dr Cacciatore m'avait enseigné – nous devons résoudre les problèmes plus profonds qui causent toute cette détresse.
J'ai trouvé un début de réponse à l'épidémie de travail dénué de sens – à Baltimore. Meredith Mitchell avait l'habitude de se réveiller chaque matin avec le cœur dévoré d'anxiété. Elle redoutait son emploi dans un bureau. Alors, elle pris une décision audacieuse – une décision que beaucoup jugèrent être de la folie. Son mari, Josh, et leurs ami·es travaillaient depuis des années dans un magasin de vélo, où iels recevaient constamment des ordres et se sentait en insécurité permanente. La plupart d'entre elleux étaient en dépression. Un jour, iels ont décidé de monter leur propre magasin de vélo, mais iels voulaient le gérer différemment. Au lieu d'avoir une personne au sommet donnant des ordres, iels l'ont organisé comme une coopérative démocratique. Ça voulait dire que les décisions seraient prises collectivement, qu'iels se partageraient les meilleurs et les pires boulots et qu'ensemble, iels seraient toutes et tous les chef·fes. Ça ressemblerait à une tribu démocratique effervescente. Quand je suis allé voir leur magasin – le Baltimore Bicycle Works – l'équipe m'a expliqué comment, dans cet environnement différent, leur dépression et leur anxiété chroniques avaient en grande partie disparu.
Ce n'est pas que leurs tâches individuelles avaient beaucoup changé. Iels réparaient des vélos avant; iels réparent des vélos maintenant. Mais iels avaient pris en compte les besoins psychologiques non satisfaits qui les faisaient se sentir si mal – en s'offrant une autonomie et un contrôle sur leur travail. Josh avait observé par lui-même que les dépressions étaient très souvent, comme il disait: «des réactions rationnelles à une situation, et non une sorte de défaillance biologique». Il m'a affirmé qu'il n'y avait nullement besoin de continuer à gérer des entreprises de cette façon humiliante et déprimante – nous pouvions changer ensemble, en tant que culture, afin que les travailleuses et travailleurs contrôlent leurs propres lieux de travail.3
Pour chacune des neuf causes de dépression et d'anxiété dont j'ai pris connaissance, je n'ai pas cessé de découvrir des faits étonnants et des arguments qui m'ont forcé à penser autrement. Le professeur John Cacioppo de l'Université de Chicago m'a appris qu'une solitude extrême produit autant de stress que d'être frappé·e au visage par un·e inconnu·e – et augmente considérablement le risque de dépression. Le Dr Vincent Felitti à San Diego m'a montré que survivre à un grave traumatisme durant l'enfance vous rendait 3100% plus susceptibles de faire une tentative de suicide à l'âge adulte. Le professeur Michael Chandler, de Vancouver, m'a expliqué que si une communauté estime n'avoir aucun contrôle sur les grandes décisions qui la concerne, le taux de suicide va monter en flèche.
Ces nouvelles données nous obligent à chercher un type de solution très différent à notre crise de désespoir. Une personne m'a particulièrement aidé à trouver une réflexion clé dans tout cela. Au début du XXIe siècle, un psychiatre sud-africain du nom de Derek Summerfeld se rendit au Cambodge, alors que les antidépresseurs commençaient à y être introduits. Il entreprit d'expliquer le concept aux médecins qu'il rencontra. Iels écoutèrent patiemment, puis lui dirent ne pas avoir besoin de ces nouveaux antidépresseurs, parce qu'iels avaient déjà des antidépresseurs efficaces. Il supposa qu'iels parlaient de quelque remède à base de plantes.
Il leur demanda d'expliquer et iels lui parlèrent d'un riziculteur qu'iels connaissaient et dont la jambe gauche avait été arrachée par une mine. On lui avait mis une prothèse, mais il se sentait constamment anxieux quant à l'avenir et rempli de désespoir. Les médecins passèrent du temps avec lui et le firent parler de ses problèmes. Iels réalisèrent que même avec sa nouvelle jambe artificielle, son ancienne activité – travailler dans les rizières – le faisait constamment stresser et souffrir physiquement et cela lui donnait envie de mettre fin à ses jours. Alors iels eurent une idée. Iels pensèrent qu'en devenant producteur laitier, il pourrait vivre différemment. Alors iels lui achetèrent une vache. Dans les mois et années qui suivirent, sa vie changea. Sa dépression – qui avait été profonde – disparut. «Vous voyez, docteur», lui dirent-iels, la vache était un «antidépresseur».
Pour elleux, trouver un antidépresseur ne signifiait pas trouver un moyen de modifier la chimie du cerveau. Cela signifiait trouver un moyen de résoudre le problème qui était la cause première de la dépression. Nous pouvons faire la même chose. Certaines de ces solutions sont des choses que nous pouvons faire à un niveau individuel, dans nos vies personnelles. Certaines nécessitent de plus grands changements sociaux, que nous ne pouvons accomplir qu'ensemble. Mais toutes nécessitent que nous changions notre compréhension de ce que sont vraiment la dépression et l'anxiété.
C'est radical, mais j'ai découvert que ce n'était pas une position marginale. Dans son rapport officiel pour la Journée Mondiale de la Santé en 2017, l'ONU a examiné les meilleures données disponibles et en a conclu que "le récit biomédical dominant concernant la dépression" était basé sur "une utilisation biaisée et sélective des résultats de la recherche" et "doit être abandonné". Nous devons cesser de "nous concentrer sur les «déséquilibres chimiques»", déclarent-iels, pour davantage nous concentrer sur "les déséquilibres de pouvoirs".
Après avoir appris tout cela, et ce que cela impliquait pour nous toutes et tous, j'ai commencé à rêver de pouvoir de remonter le temps et parler à mon moi adolescent le jour où on lui a raconté une histoire sur sa dépression qui allait le diriger dans la mauvaise direction pendant tant d'années. Je voulais lui dire: «Cette douleur que tu ressens n'est pas une pathologie. Ce n'est pas fou. C'est un signal indiquant que tes besoins psychologiques naturels ne sont pas satisfaits. C'est une forme de désolation – par rapport à toi-même et à tout ce qui a si mal tourné dans la culture où tu vis. Je sais combien ça fait mal. Je sais à quel point ça te blesse. Mais tu dois entendre ce signal. Nous avons toutes et tous besoin d'entendre les gens autour de nous qui envoient ce signal. Il te dit ce qui ne va pas. Il te dit que tu as besoin d'être relié·e de tellement de façon bien plus profonde et vibrante que tu ne l'es actuellement – mais tu peux l'être, un jour.»
Si vous souffrez de dépression et d'anxiété, vous n'êtes pas une machine avec des pièces défectueuses. Vous êtes un·e être humain·e avec des besoins non satisfaits. Le seul moyen de sortir de notre épidémie de désespoir, c'est que nous toutes et tous, ensemble, commencions à satisfaire ces besoins humains – ces besoins de liens profonds, aux choses qui comptent vraiment dans la vie.
1 Note de Zinzin Zine: Plusieurs polémiques entourent l'auteur de cet article, l'une d'elles est ancienne et justifiée, mais n'a rien à voir avec l'article et surtout, l'auteur a reconnu ses actes et a activement tenté de réparer ses erreurs vis-à-vis des personnes concernées et l'autre est toute récente, injustifiée et constitue une pure tentative de diversion de la part des conservateurs de l’institution psychiatrique, qui, face à la notoriété de l'auteur, se sentent obligés de mener une contre-offensive. Comme dans cet article (en anglais) dont l'auteur se fait le gardien zélé de la bonne réputation de la psychiatrie à grand renfort d'arguments bancals. Un autre article (en anglais) de la Société internationale de psychologie et psychiatrie éthique (ISEPP) répond à cette polémique en défense des positions de Hari. Si le texte de J. Hari conserve des défauts (il n'est pas rédigé dans une perspective révolutionnaire par exemple...) par contre il constitue bien une synthèse utile et éclairante de la situation actuelle. Attention de ne pas se méprendre donc, les critiques récentes qui visent cet auteur n'ont rien à voir avec la défense des intérêts des personnes que J. Hari a blessé·es par le passé, au contraire, il s'agit d'une sordide tentative d'instrumentaliser leurs histoires dans le seul but de servir de pare-chocs à l'institution psychiatrique. Cet article n'est donc pas seulement une synthèse efficace et assez largement accessible de l'impasse actuelle concernant la dépression, il se trouve qu'en plus il déplaît fortement aux gardiens du temple psychiatrique, ce qui est un peu comme une cerise sur un gâteau déjà bien garni, bon appétit!
2 Note de Zinzin Zine: Rappel aux psychanalystes que lorsqu'on parle de ne pas s'arrêter aux ''symptômes'' et de s’occuper des ''problèmes plus profonds'' cela n'est pas une invitation pour qu'iels viennent enfumer le débat avec leur vision plus qu'étriquée de l'inconscient, qui n'a pour conséquence que d'invisibiliser et essentialiser plus radicalement encore le contexte et les structures sociales oppressives qui peuvent conduire à la détresse psychologique.
3 Note de Zinzin Zine: si l'on extrapole à peine, on dirait bien que le communisme (anti-autoritaire) et la réappropriation des moyens de production par les travailleuses et travailleurs elleux-mêmes pourraient avoir des vertus psychologiques...
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Source: article paru sur thegardian.com le 07/01/18
Traduit de l'anglais. Cette traduction est participative et D.I.Y., toute personne peut proposer des améliorations en nous contactant, cette version est donc susceptible d'être modifiée.
Tous les surlignages ont été ajoutés.
Description de l'image: dessin au plan large d'un espace urbain à l'architecture stricte, le fond est blanc-gris au niveau des passant·es, et coloré au niveau supérieur des bâtiments. Plusieurs personnes marchent ou stationnent, seul·es. Toutes et tous sont représenté·es par une couleur unie différente et leur regard est prolongé par une ligne droite.
Crédit image: Owen gent