"Y'a pas viol si c'est une folle"
[TW : viols, états psychiques extrêmes, violences psychiatriques.]
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Anonyme (2014).
Je ne pourrais pas dire avec précision combien de fois au cours de ma vie j'ai «pété les plombs». En 15 ans, ça m'est arrivé un nombre incalculable de fois. Et cela n'a pas toujours été un problème ou une expérience douloureuse, mais la plupart du temps, oui. Pour pleins de raisons. Mais pas forcément à cause des trucs improbables qui me traversent l'esprit dans ces moments-là. Certaines fois j'ai connu des états de conscience complètement hors normes qui sont restés parmi les expériences les plus grisantes et intenses que j'ai connues : La vie en très hautes couleurs. D'autres fois, c'était juste un cauchemar éveillé. Et parfois, ça m'a amené à la fois autant de joie que de moments sombres et éprouvants. Mais quelle que soit la forme qu'elles prennent, je considère ces «explosions» comme des moments importants de ma vie, une sorte de solution d’urgence pour évacuer un mal-être qui autrement me rongerait à petit feu. Une issue de secours.
Les principaux problèmes et souffrances que je rencontre ne proviennent pas de ces «pétages de plombs» en eux-mêmes, mais, d'une part, de la non-vie quotidienne, et d'autre part des réactions que ces «pétages de plombs» suscitent chez les autres. Dans la société actuelle, il est en effet difficile, parfois impossible, de traverser des états psychologiques hors normes sans subir de multiples violences. L'HP n'est finalement que la forme institutionnalisée et légale de la violence sociale qui s'exerce contre les folles/fous. Malheureusement, même si c'est parfois une victoire, il ne suffit pourtant pas d'échapper à l'HP pour échapper aux violences.
Très souvent, lorsque je «pète un plomb», il m'arrive de me balader dans les rues avec un besoin irrépressible de communiquer avec touTEs celleux qui m'entourent, inconnuEs ou non, «femmes», «enfants», «hommes», «animaux», «insectes», «plantes», etc. Je deviens une boule d'adrénaline, ne ressentant plus le froid, ni la peur. Tout s’accélère dans ma tête. Le monde n'est plus le même, il vibre, il hurle, il me saute à la gueule. Peut-être que dans un monde libéré de toutes formes d'oppressions de tels bouleversements pourraient être vécus de manière positive et enrichissante. Mais en l'état actuel des choses, les ennuis arrivent en général assez vite. Pour beaucoup de gens que j'ai croisé sur ma route, une femme qui «pète les plombs» est surtout une femme dont les capacités d'auto-défense et de jugement sont très réduites. Quelqu'une dont on comprend très vite qu'on pourra en faire à peu près ce que l'on veut, sans trop de difficulté, ni trop de remords. Une aubaine.
Bien évidemment, quelqu'unE qui «pète un plomb», qui est dans un état de vulnérabilité psychologique quel qui soit, n'est pas en mesure de donner son consentement. Lors de mes «crises» il m'est ainsi arrivée d'être violée et frappée par des inconnus croisés par hasard. Et plus sournoisement, il est aussi arrivé que des «proches» profitent de mon état pour me manipuler et me violer. Mais qu'elle que soit la façon dont ça se passe, «avoir des rapports sexuels» avec une personne dont l'état de conscience est altéré au point de ne pas être en mesure d'y consentir pleinement et librement, que ce soit parce que cette personne a trop bu, a pris des substances psychoactives, est en pleine détresse psychologique ou en plein «pétage de plomb», c'est commettre un viol.
Ici, je ne fait pas référence aux situations où des personnes choisissent de faire du sexe en étant dans des états de conscience modifiés (artificiellement ou naturellement) en ayant put affirmer leur consentement à leurs partenaires avant de perdre leur capacité de discernement. Mais on ne peut pas considérer qu'une personne est en mesure de donner son consentement au moment où elle est dans un état de confusion ou de détresse émotionnelle.
On entend rarement parler des viols commis sur les psychiatriséEs en «crise». Pourtant c'est dans des moments de «crise» qu'il m'est arrivée à plusieurs reprises d'être suivie, manipulée, agressée et violée par des ordures qui avaient pleinement conscience de profiter de ma vulnérabilité. Or, je ne suis évidemment pas une exception, et aussi horrible que ça puisse être, de part mon expérience et des timides échos que j'ai reçus d'autres psychiatriséEs, je suis même persuadée que le viol est malheureusement courant dans la vie de beaucoup d'entre iels. Seulement la plupart n'en parle jamais. Moi-même, pendant plus de 10 ans, quoi qu'il arrive, je n'en parlais pas, et j'avais honte de moi. Le problème du silence face aux violences sexuelles est loin d'être nouveau et ne concerne pas que moi ou les psychiatriséEs. Cependant, si depuis longtemps certaines personnes non-psychiatriséEs parviennent tout de même à briser ce lourd silence, il demeure quasi total chez les psychiatriséEs.
Je pense que plusieurs facteurs contribuent à ce tabou écrasant. Ils ont tous en rapport avec le vécu particulier des psychiatriséEs, à la place que la société leur réserve, à iels et à leur parole. Les psychiatriséEs apprennent par exemple rapidement et à leur dépens qu'il ne sert à rien de se plaindre des violences qu'iels ont subies pendant les «crises», car elles ne seront pas prises en compte. La seule expression «état de crise» dans la bouche d'un «professionnel de la santé mentale» semble pouvoir excuser toutes les dérives subies à «l'extérieur», c'est à dire avant l'enfermement.
Je me rappelle d'une fois, en HP, où j'ai voulu parler d'une agression physique ultra-violente que je venais de subir. Ce n'est pas seulement que ça n'a pas été pris en compte, cela à même été utilisé contre moi. En effet «l'équipe soignante» a jugé que mes propos démontraient à quel point je m'enfonçais dans mon «délire». Je ne faisais pourtant que raconter la stricte vérité, quelqu'un m'avait violemment agressé et menacé de me tuer, mais apparemment pour elleux cela ne pouvait relever que d'un cas classique de «paranoïa». J'ose à peine imaginer ce que ça aurait pu être d'évoquer un viol face à une bande d'ordure organisées comme les «soignants psy»… On m'aurait sans doute rétorqué quelque chose comme : «Cet homme a peut-être été trop loin, mais mademoiselle, vous rendez-vous compte qu'il y de quoi être décontenancé par votre comportement, somme toute...déplacé, ou disons...sans gène, non?». Traduction: «Allez, ferme donc ta gueule et réalise que le mec est tout à fait «normal» et que c'est toi qui a un problème. Et viens pas nous parler franchement des violences qu'on t'a infligées, si tu veux pas qu'on se serve de ça pour aggraver ton «cas», serrer la «visse», ou justifier un peu plus notre sale boulot, le «diagnostic» et les «traitements psychiatriques» qui vont avec. Et puis de quoi tu te plains toi, t'as encore bien de la chance d'être en vie, c'est vrai quoi, les pauvres gens qui se retrouvent face à une folle, hé ben ils font ce qu'ils peuvent, c'est déroutant une folle...»
Bien sûr que pendant mes «crises» mon comportement est étrange, et complètement hors-normes. Je peux parfois agir de façon parfaitement bizarre et impudique, tout en ne cherchant en rien à avoir des rapports sexuels avec qui que ce soit. D'autant plus que pendant une «crise», il m'est la plupart du temps difficile, voire impossible, de faire du sexe. Ça demande un certain effort de concentration dont je deviens incapable. Je suis alors bien trop occupée à m'éparpiller dans tous les sens.
Concrètement, la dernière fois que j'ai «pété un plomb», s'il n'y aucun doute sur le fait que j'ai été violée, pourtant, c'est bien moi qui ai abordé ce type dans la rue, qui lui ai parlé comme si nous étions les meilleurEs amiEs du monde et c'est encore moi qui lui ai proposé de m'accompagner jusqu'à chez moi et d'y rester dormir, tout en insistant lourdement et dès le départ sur le fait que je ne voudrais pas pour autant «faire l'amour» avec lui. Sur le chemin, il a tenté de m'embrasser à plusieurs reprises dans la rue, et je n'ai pas réussi à le repousser à chaque fois. Après quelques péripéties, nous sommes arrivéEs chez moi. Une fois allongé dans le lit, il m'a soudainement pénétrée de force. Je l'ai alors giflé et il m'a rendu un coup à m'en décoller la tête. Face à mes larmes, il s'est excusé (pour la grosse baffe) et il est parti. Ce mec était tout à fait conscient de ma vulnérabilité, de mon état d'extrême confusion : il comptait justement là-dessus.
Et il peut exister des situations encore plus troubles, qui restent totalement des viols. Il y a plusieurs années, alors que je divaguais dans les bars la nuit, en plein craquage émotionnel, j'ai croisé le chemin d'une de ces ordures opportunistes qui a très vite senti ma faiblesse. Il m'a alors suivie jusqu'à chez moi, malgré l'obstination avec laquelle je lui répétais qu'il ferait mieux de partir car il était hors de question qu'il se passe quoi que ce soit entre nous. Sauf que lorsqu'il s'est installé dans mon lit en me montrant avec insistance son sexe en érection, j'ai fini par lui dire: «bon ok, vas-y, fais ce que tu veux...». Je me souviens d'être restée complètement passive, et de m'être mise à vomir peu de temps après qu'il eut terminé. Alors ce type pourra effectivement dire: «elle m'a dit que c'était ok». Sauf que c'était bien un viol. Je ne voulais pas de lui, mais face à son harcèlement, je n'ai fait que me résoudre à le laisser faire, en attendant que ça se passe.
Alors face à un entourage ou à une «équipe soignante» pour qui les violences subies par les psychiatriséEs en «crise» sont soit imaginaires, soit la conséquence malheureuse mais inévitable de notre «maladie» (les risques du métier quoi), comment réussir à penser soi-même que non, on a pas à faire comme si dans ces cas-là le viol n'en était pas un, comme s'il devenait excusable, ou de notre faute ? Car quel que puisse être le comportement d'unE folle/fou, même si cellui-ci escalade un abris de bus pour y danser dessus à poil, hé bien non, ça ne veut pas dire qu'iel «l'a bien cherché». J'ai moi-même mis longtemps à réaliser que rien ne justifiait de se faire violer, quelque soit l'état de confusion dans lequel on se trouve, et même surtout si on est dans un tel état. Parce qu'au contraire, cela devrait constituer une circonstance aggravante. Or unE psychiatriséE qui oserait parler de viol à son entourage ou à des «soignants» auraient toutes les chances que son expérience soit minimisée, ou qu'on lui rétorque que c'est son comportement qui est à l'origine du problème et que c'est à elle/lui de se remettre en cause et de se soigner, si tant est qu'on ait pas d'entrée invalidé l'entièreté de sa parole.
Et puis lorsque l'on retrouve ses esprits après une «explosion», on est déjà tellement préoccupéE par les difficultés survenues avec nos proches, parfois soumisES à rude épreuve, que l'on cherche souvent à tourner la page le plus vite possible, et à les préserver de toutes mauvaises nouvelles supplémentaires. Avec elleux, mon 1er réflexe est encore de me dire «allez vite passons à autre chose, sinon je vais la/le perdre». Après avoir «pété les plombs» j'agis souvent comme s'il fallait tout de suite prendre sur moi et effacer toutes traces de la «catastrophe». Alors non, il n'était pas question d'évoquer les choses graves dont iels ne s'étaient pas douté, parce que ce n'était pas le moment d'en rajouter dans le sordide en évoquant le dernier type qui avait abusé de moi. Pourquoi grossir le tas de problème ambulants que je représente déjà ? Il m'a fallu des années pour sortir de cette logique, et je dois dire que j'ai toujours du mal à parler des trucs les plus violents qui me sont arrivés et à chercher du soutien face à cela, comme s'il s'agissait d'un luxe que je n'avais certainement pas les moyens de me payer.
De plus, pour comprendre le silence des psychiatriséEs face aux viols, il faut prendre la mesure du tabou social que représente déjà le fait de «péter un plomb» ou d'être psychiatriséE pour toute autre raison. Quel que soit la manière dont ça se passe, la plupart des gens sont extrêmement mal à l'aise pour parler de ça et nous renvoient une image hyper négative de nous-même. Assumer plus ou moins publiquement d'avoir été à la fois psychiatriséE et violéE ça signifie briser le silence concernant deux énormes tabous sociaux en même temps. Et pour le faire, encore faut-il avoir suffisamment de force, ou un soutien réel de certainEs proches, ou au moins la ferme conviction que votre parole sera pleinement prise en considération, or justement beaucoup de psychiatriséEs ont fini par perdre tout cela...
Enfin, le fait de «péter les plombs», ou d'être considéréEs, pour quelques raisons que ce soit, comme folle/fou, a déjà pour conséquence «normale» de subir tout un tas de violences psychiatriques présentées comme du «soin». Quand on explose de l'intérieur, que notre tête semble partir en flamme et qu'on a l'impression de sombrer dans des abîmes de détresse, bien souvent la solution socialement admise est de se retrouvéE à l'HP, ligotéE, piquéE de force, enferméE pendant des jours voire des semaines dans des chambres d'isolement suffocantes. Parfois j'ai cru que je ne m'en relèverais pas, que mon cœur allait lâcher, c'était bien trop violent. Un jour, une fois sortie d'HP, j'ai essayé de raconter à un membre de ma famille les violences que je venais de subir, l'isolement total, les humiliations et les maltraitances. Il m'a alors simplement rétorqué qu'il fallait que je comprenne que mon état justifiait tout cela, que les «soignants» se contentaient de faire leur «travail» et n'agissaient que pour mon «bien», et que d'ailleurs, le simple fait que je sois capable en ce moment même de discuter «normalement» avec lui était la preuve que, quelles qu'elles soient, leur méthodes fonctionnaient et étaient justifiées. Et face à toute cette violence psychiatrique si communément admise, si peu remise en question, le message qui s'imprime en nous c'est que nous ne sommes rien que des merdes, que notre «état» est tellement insupportable pour les autres, que quoi qu'on subisse, c'est d'abord de notre faute, et c'est amplement «mérité». Nous comprenons vite que pour l'écrasante majorité des personnes dites «normales», nous ne sommes pas des êtres à part entière, digne de la même considération qu'elleux, mais seulement une sous classe. La psychiatrie nous inflige les pires traitements en les présentant comme des évidences inévitables, et nous pousse à croire que nous sommes le seul réel problème à régler. Le reste de la société se déresponsabilise complètement et se joint à l'institution psychiatrique pour nous apprendre à intérioriser la honte et la culpabilité sans broncher. Notre silence nous a été inculqué à la racine.
Alors répétons-le, avoir des «rapports sexuels» avec quelqu'unE qui «pète les plombs», qui est en état de profonde détresse, de grande confusion ou de faiblesse, en d'autres termes avec quelqu'unE qui ne se trouve pas en mesure d'y consentir pleinement et librement, c'est commettre un viol. Ne nous taisons plus, n'ayons plus honte, ne nous sentons plus coupable d'avoir été agresséEs ou violéEs, rendons les coups!
Solidarité contre les violences sexuelles à l'encontre de TOUTES les femmes!
Solidarité avec touTEs les oppriméEs en lutte !
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